Corps, langage, technologie

Pierre Rannou
Pierre Hébert, Corps, langage, technologie. Textes 1985-2004, Montréal, Les 400 coups, 2006, 210 p.

[In French]

Bien qu’il doive sa renommée à son travail de cinéaste d’animation, Pierre Hébert mérite aussi d’être reconnu comme l’un des plus originaux penseurs québécois s’intéressant au cinéma. Ce recueil de textes extrêmement stimulant a le mérite de ne pas se contenter de piétiner dans les sentiers maintes fois empruntés par les théoriciens d’ici, mais de proposer plutôt une excursion sur des chemins de traverse trop souvent délaissés. Après un premier ouvrage paru en 1999, L’Ange et l’automate, publié aussi aux éditions Les 400 coups, Hébert nous propose ici un choix d’articles écrits entre 1985 et 2004, travail d’écriture qui, selon l’auteur, fait partie intégrante de son travail de création. 

Une des questions abordées par l’auteur est celle de la traduction des gestes et des mouvements du corps de l’animateur au moment de la création dans le film projeté sur l’écran. S’inspirant des conceptions de deux de ses maîtres à penser sur cette question, Len Lye et Norman McLaren, il en arrive à affirmer que l’effacement du corps de l’animateur doit être compris comme un effacement du sujet. Cette remarque témoigne d’une prise en considération du phénomène cinématographique au-delà de la simple fabrication ou réception des films ; elle implique une pensée politique du médium. Après avoir relaté ses recherches pour « combler ce manque du corps par une pratique exacerbée et extrémiste de l’animation » (p. 55), que ce soit par des animations-performances en direct avec des chorégraphes-danseurs ou des musiciens, il développe une réflexion sur l’idéologie derrière les nouvelles images produites par ordinateur qu’il conclut ainsi : « Au bout du compte, quelle que soit l’importance des ­appendices technologiques qui s’agglutinent autour de l’artiste, le regardeur reste irrévocablement nu, avec seulement son corps comme résonateur de l’œuvre. » (p. 69) Cela peut expliquer son jugement extrêmement sévère de l’interactivité telle qu’elle est conçue dans les années 1980, car « par définition, [elle] exclut l’intersubjectivité et l’échange », alors qu’elle « se devrait d’être historique et sociale, énonciation à l’intention de l’autre et écoute de l’autre » (p. 148). L’examen du développement du dispositif cinématographique des prises de vues réelles et celui de l’animation depuis leur moment fondateur l’amène à considérer qu’aujourd’hui l’animation n’est plus qu’une des nombreuses façons de manipuler les images et que si la désignation de la technique fut un temps importante et essentielle, ce n’est plus le cas aujourd’hui. D’où aussi le recours au Living Cinema, forme de « performance vivante des éléments disjoints du cinéma, au sein desquels le corps humain […] est mis en évidence » (p. 191), dont le dispositif lui semble « un ajustement au cours catastrophique de notre époque » (p. 210). L’ouvrage permet donc au lecteur de suivre la réflexion d’un des praticiens les plus singuliers du cinéma québécois tout en lui permettant de s’ouvrir à des pistes d’étude d’une grande importance pour comprendre les enjeux de la production des images dans le monde contemporain. 

Pierre Rannou
This article also appears in the issue 58 - Extimité ou le désir de s’exposer
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