[In French]

Ce sujet est vraiment très vaste, un peu comme si on voulait définir de qu’est la peinture, à travers son histoire, les différents styles, « ismes », peinture abstraite et figurative, les différents peintres, englober les grands concepts, etc.

La « perf » arrive à la fin des années 50, aux États-Unis et en France. Elle prendra toutes sortes de noms, mais surtout, au début, on parle de happening, ou d’événement. Pour un artiste, il s’agit de programmer, dans un lieu et moment précis, une rencontre entre participants et spectateurs. L’action sera vue par un public, plus ou moins nombreux. Le public peut participer, si tel est le désir de l’artiste, ou encore il sera passif, regardant un petit groupe de participants exécuter une série d’actions qui, habituellement reliées par une logique sémantique. Le happening peut durer plusieurs heures comme plusieurs minutes. Tout est possible. Le happening n’est pas théâtre même s’il utilise souvent ses codes. Le jeu n’est pas fait par des professionnels : l’artiste visuel s’approprie le « pouvoir » du metteur en scène, de l’acteur, etc. et développe une ou des idées qui seront traduites en peinture, en sculpture ou en installation, le seront dans le temps, dans un lieu et devant un public précis. On pourrait apparenter cette œuvre qu’est le happening à un artiste qui ouvrirait son atelier au public pour que celui-ci puisse voir l’artiste peindre un tableau et, à la fin, l’œuvre serait détruite pour que la seule trace qui en reste soit dans la mémoire du public et sur quelques photos prises au cours de l’exécution de la peinture.

Le groupe Fluxus développa le concept de happening au cours des années 1960 ; de collectif, il s’individualisa, permettant à un artiste de faire une action seul, en face d’un public passif. Le modèle s’apparente au concert (on parlait de « fluxconcert »), mais au lieu de jouer du piano, on pouvait scier le piano en deux, ou encore clouer toutes les touches du clavier, ou encore boire un verre d’eau qui avait été déposé sur le piano. Beaucoup d’humour et d’absurde, en pleine Guerre froide, dans ce travail de Fluxus (tant aux É.-U. qu’en Europe).

Les années 1970 et 1980 virent la performance « moderne » se définir. Une œuvre d’art, donc, exécutée en direct devant public, œuvre qui tient compte à la fois des paramètres traditionnels (espace, forme, couleurs, matière) et d’autres, nouveaux ceux-là (durée, rythme, contexte, son et mouvement). Je pense que l’on peut voir beaucoup de liens entre la performance et d’autres catégories artistiques comme le théâtre, la musique, la poésie, la vidéo et la danse, tout dépendant de la performance elle-même. Expliquons ce dernier point.

La danseuse Marie Chouinard abordait la danse au début des années 1980 d’une manière toute particulière. Le milieu de la danse refusait ses prestations comme faisant partie du corpus « danse » parce que trop éloignées du code habituel. Elle développa un style de prestation tellement particulier qu’il était inclassable et c’est à l’intérieur de la performance qu’elle se cantonna pendant plusieurs années. Elle-même, lorsqu’elle « classe » son travail, parle de performances pour certaines pièces et de danses pour d’autres, elle ne confond pas. C’est elle qui décide, selon ses intentions et la nature de la forme qu’a prise sa prestation à ce moment-là.

La performance est une notion hybride. Je crois, que pour qu’il y ait performance, certaines conditions doivent être rassemblées.

1- Exécuter devant un public une action, en décidant que tu es en train de faire une œuvre d’art (je dis ceci parce que tous les jours, dans la rue, on pourrait penser assister à des performances, tant le comportement observé peut être une rupture avec la normalité). La présence de l’artiste et du public, simultanément, est essentielle. C’est la première condition.

2- L’intention de l’artiste et le mode d’expression qu’il choisit ouvre toutes les portes. Des liens doivent être créés avec d’autres catégories, comme la danse, ou la peinture, ou la sculpture, ou la vidéo, ou la poésie récitée, ou la musique, ou le théâtre… mais attention, ce n’est pas un acteur interprétant une pièce écrite, professionnellement. C’est l’artiste performeur, amateur, qui ose faire avec ses propres capacités ce dont il croit. Si l’artiste se prend à « jouer », comme un acteur, le public le jugera sur ce qu’il connaît, c’est-à-dire le code théâtral, et là l’artiste va se faire avoir car il n’est pas un acteur. Même chose avec le musicien ou le cinéaste. L’authenticité de l’individu est la deuxième condition nécessaire à la réalisation d’une performance intègre.

3- La troisième condition correspond plus à ce que je crois personnellement de la performance : sa « contextualisation ». Performer en 1999 à Montréal dans un centre d’artistes alternatif et performer à Belfast, en 1998, pendant les accords de paix en Ulster, n’est pas la même chose. Comme la performance se fait en temps réel, dans un lieu réel, en face d’un public réel, lui-même plongé dans sa réalité contextuelle, l’action doit tenir compte des paramètres contextuels. À mon avis, c’est l’opposé d’un répertoire, c’est-à-dire préparer une tournée de chansons, les coller les unes après les autres dans un ordre préétabli, peu importe quand et où tu chanteras, comme Charles Aznavour en tournée américaine qui chante en anglais lors de ses spectacles à Montréal et Québec – ici, le contexte n’a pas été traité avec intelligence. Je dois avouer que je n’ai jamais répété une performance à cause de cet élément de « contextualité ». Je pense qu’il s’agit d’un respect envers le public, c’est-à-dire préparer quelque chose spécialement pour lui.

Lorsque ces trois conditions sont réunies, la performance est possible. Maintenant il y a l’orientation, le genre, le style. Un peu comme en peinture ou en sculpture, on peut insister sur l’esthétique, l’expressionnisme, l’abstrait, les mythologies personnelles, le vécu intime. C’est selon… l’artiste a ses préoccupations. Pourquoi Un Tel fait-il de la figuration post-moderne citant l’histoire de l’art, pourquoi Un Autre approche-t-il le surréalisme, pourquoi l’Autre s’exprime-t-il en éclaboussant de la peinture sur la toile ?… Question d’intérêts personnels, de goûts, de convictions. Comme l’installation (qui elle aussi mélange les genres et s’intéresse à l’espace réel de la pièce), la performance se prête fort bien au discours. La tentation est forte de « raconter » avec un médium qui s’écoule dans le temps, comme au cinéma. La narration est un piège qui s’apparente trop, justement, au théâtre. Apprendre à faire de la performance, c’est aussi se casser la gueule de temps en temps en choisissant des moyens qui ne sont pas adaptés à ses capacités de jeu ou à la mauvaise lecture de l’espace. L’artiste doit trouver le code par lequel son intention passera le mieux et, souvent, le contexte définira ce code.

Exemple : Staat Stuck (pièce urbaine), juin 1998, Offenbach, Sittard et Regensburg.

Au cours d’un voyage en Allemagne, j’ai eu à faire trois performances individuelles, dans trois villes différentes. J’avais développé un concept simple qui me laissait beaucoup de latitude dans cette contextualisation recherchée.

Il s’agissait d’apprendre par cœur, à l’aide de cartes et sur les lieux même, la disposition des éléments architecturaux et urbanistiques de la ville. Je mémorisais et dessinais plusieurs fois cette carte où j’indiquais des points de repères comme les églises, la poste, le musée, la rivière, les places, les fontaines et statues. Il s’agissait ensuite, en performance, de créer une ambiance schizophrénique en tranchant, dans la longueur, des carottes, concombres ou autres légumes longitudinaux et en pelant quelques bananes que je mangeais. Ces éléments me servaient ensuite de « lignes » qui me servaient à écrire ou coder, au sol, sur la carte grand format que j’avais tracé auparavant avec de la craie. En saupoudrant avec de la farine et en enlevant les éléments végétaux, les lettres apparaissaient, claires, foncées sur blanc. La performance se terminait quand je plongeais la tête dans un seau d’eau jusqu’à la limite de la tolérance, en criant dans l’eau. Le seau d’eau se trouvait placé à un endroit sur la carte où existait une fontaine dans la réalité. Ensuite, je montais sur une brique comme piédestal et mettais sur ma tête, en équilibre, une statuette de porcelaine, attendant qu’elle tombe par terre et se brise. 

Le public, rapidement, lisait le plan de « sa » ville, toujours partagé entre le drame et le rire parce que les images que je générais étaient très drôles, la tête entourée de carottes feuillues, le corps parsemé de carottes et de bananes glissées dans des élastiques à crochets dont je m’étais enrubanné les membres et le tronc. II y avait bien sûr cette tension entre le corps privé et le corps public et ce genre d’aliénation créé par la ville moderne, qui s’oppose en fait à la ville historique, celle qui fût créée à l’époque de ces fontaines et de ces statues équestres (eau fondamentale et pouvoir idéologique, politique ou religieux), époque dont on pourrait facilement croire, à tort, qu’elle était meilleure.

Le milieu de la performance est très riche. Un réseau international existe et est bien ancré. Chacun des points de ce réseau possède son micro-milieu qui lui est assez fidèle et qui grossit, peu à peu. Faire partie de ce réseau, au Québec et internationalement est extrêmement gratifiant car il permet de rencontrer d’autres individus, performeurs et organisateurs, qui sont sur la même longueur d’onde. Cette longueur d’onde n’est pas la même que dans l’art plus conventionnel. Il est certain que la performance restera marginale car l’artiste performeur risque son art en face du public, souvent avec des thématiques revendicatrices et anarchiques. Nous n’avons qu’à penser aux tabous sexuels que la performance a ébranlés dans les années 1960 et 1970 et à certains gestes extrêmes de mutilation commis par des artistes comme Gina Pane, Chris Burden, Michel Journiac, Stelarc (cet artiste australien qui se suspend directement avec de vrais crochets plantés dans la peau, un peu comme les Amérindiens faisaient pour certaines cérémonies) ou les actionnistes viennois. Il faudrait faire la différence aussi entre le « body art », plus physique, mettant le corps à nu, le corps souffrant parfois, et la performance, plus cérébrale, plus conceptuelle. Mais c’est beaucoup de choses à dire.

Pour comprendre la performance, il faut en voir, développer son sens critique, ne pas tout prendre pour de la Vérité (comme en sculpture ou en peinture d’ailleurs). Comme ce mode de création est très dérangeant (il place le public souvent non-averti devant une situation exceptionnelle, en rupture avec la norme), beaucoup de spectateurs s’arrêteront à leurs premiers préjugés… une gang de capotés… sans creuser. Pour l’artiste, le risque de la performance est de se faire huer tout de suite, directement. Le performeur ne se dissimule pas derrière son œuvre. C’est lui-même qui la construit face au public, il doit le convaincre sur place et il n’a qu’une chance de le faire. Ce qui en reste, ce sera des souvenirs, des photos. Souvent une belle photo d’une mauvaise performance laissera des traces erronées de l’œuvre, mais souvent, c’est l’inverse, comme lorsque tu fais une demande de bourse pour faire des performances et que l’on invoque, pour refuser, que les documents fournis pour témoigner de performances antérieures ne sont pas professionnels, comme si l’on demandait une bourse pour faire des documents professionnels et non des performances. C’est là que la réalité de l’art nous rattrape, l’« art objet », l’« art marchandise », en opposition à l’« art action ».

Devenir performeur n’est pas facile non plus. En arriver à ce médium est un choix difficile car on doit s’impliquer physiquement, surmonter la gêne et les préjugés de ceux qui verront. Comme la performance est profondément liée à ce que tu es comme individu, à ton développement psychologique et artistique, souvent le jeune performeur choisira des thématiques en lien direct avec ce qu’il est. À 20 ans, en pleine crise d’identification, la performance sera différente de celle qui sera exécutée à 49 ans. Le jeune performeur doit avoir une très bonne culture de la performance et avancer plus vite que ses prédécesseurs, car ce sont eux qui l’accepteront dans le réseau.

Je ne crois pas que la performance soit un monde d’homme. Les femmes se sont imposées dès le départ dans cette catégorie artistique et encore aujourd’hui, elles sont très présentes dans le réseau, bien que moins nombreuses. Peut-être la femme a-t-elle plus de difficulté à montrer au grand jour ses inhibitions ? Je l’ignore. Il faudrait poser la question aux performeuses du réseau, les Julie André T, les Sylvie Laliberté ou les Sylvie Tourangeau.

Comme la performance demeure marginale, il est difficile de la financer au « privé ». Bien sûr, les subventions permettent à des organisateurs de produire des festivals, d’accueillir plein d’artistes et aussi de permettre à des jeunes de se produire. Ce qui est fascinant avec ces performances est que, lorsque tu subventionnes un artiste, ce n’est pas pour payer le transport de 20 caisses en bois remplies de tableaux, ce qui coûte encore plus cher que de faire voyager un individu. Au demeurant, plus de publics voient sa prestation et la qualité des contacts est fort différente. Les subventionneurs acceptent la performance car ils savent qu’elle se pratique par une partie très petite des artistes, mais que cette partie est très dynamique et, habituellement, à la fine pointe de l’art actuel parce que travaillant en interdisciplinarité, réunissant la vidéo, l’installation, le numérique, etc.

Jean-Claude Saint-Hilaire, Jean-Claude Saint-Hilaire, Marie Chouinard
This article also appears in the issue 40 - Performance
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