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Les producteurs de porcs du Québec ont mal à leur campagne par les temps qui courent : le prix du cochon est depuis quelques mois à la baisse, les marchés stagnent faute de nouveaux débouchés pour écouler les 7 millions de gorets produits chaque année mais surtout faute de consommateurs en plus grand nombre pour se jeter sur le bacon, le jambon et autres filets abondamment pourvus d’antibiotiques et de farine carnée. Et l’optimisme n’est pas au rendez-vous : «Si 1 % des consommateurs de porcs décidaient demain de changer leurs habitudes de consommation, cela porterait un coup dur à notre industrie», commentait récemment Clément Pouliot, ex-président de la Fédération des producteurs de porcs du Québec, rencontré sur ses terres en Beauce.

L’idée fait frémir le fermier. D’avantage encore quand il se met à penser que ce scénario catastrophe n’est peut-être pas très loin des portes de sa porcherie. Car si les campagnes ont pendant longtemps dicté les comportements alimentaires des masses, elles semblent désormais à la merci des sautes d’humeur des consommateurs qui, vache folle, organismes génétiquement modifiés (OGM), fièvre aphteuse, pollution, maladie du hamburger et hormones de croissance obligent, ne savent plus où donner de la fourchette… et qu’elles le font savoir quand vient le temps de remplir le panier d’épicerie.

La révolution est en marche. En témoigne, l’engouement pour les produits biologiques qui, depuis le milieu des années 1990, surfent sur la vague des crises alimentaires ici comme ailleurs. Avec à la clef des chiffres éloquent : le secteur biologique, avec ses fruits et légumes exempts de pesticides, d’OGM – mais qui en contiennent toutefois quelques traces accidentelles –, ses viandes issues de cochons, bœufs et poulets souriants et ses yogourts sans gélatine de porc ou de veau, voit ses ventes s’accroître, bon an, mal an, de 20 %. On est loin des 2 à 3 % de croissance qui rythment depuis des années l’évolution de l’agroalimentation version conventionnelle. «Et la tendance est vraiment là pour rester», se réjouit, chaque fois qu’on lui en parle, Pierre Gaudet, président de la Fédération des producteurs biologiques du Québec.

Le bio a le vent dans les voiles. Emportant avec lui toute une génération de révolutionnaires anonymes qui au fil des ans ont compris que manger, loin de ravir uniquement les papilles, pouvait aussi être un acte éminemment politique. Un acte plus seulement réservé à une certaine élite et qui se décline désormais à toutes les sauces.

On aime ou on n’aime pas. Mais aujourd’hui, au cœur de ce nouveau rapport au monde de la bouffe, sorte «d’alteralimentation», les initiatives sont désormais nombreuses. Et elles sont loin d’être toujours marginales. La popularité grandissante de l’agriculture soutenue par la communauté (ASC), propulsée au Québec par l’organisme socio-écolo-consumériste Équiterre, parle d’elle-même : la demande est à ce point importante que les 63 fermes artisanales actuellement dans le réseau peinent à répondre au besoin de 10 000 personnes inscrites à ce programme. Au grand dam d’un millier d’autres actuellement sur listes d’attente qui ne peuvent que saliver, à défaut de mieux, en attendant de mettre elles aussi la main sur des paniers de fruits et légumes certifiés biologiques amenés des champs du Québec directement devant leur porte.

Dans le paysage agroalimentaire contemporain, le modèle séduit, sans doute à cause de ses tonalités nationalistes et de la nouvelle construction sociale du commerce qu’il induit. Et ce, même si ce jumelage entre consommateurs et producteurs n’est pas tombé de la dernière pluie : l’ASC prend en effet ses racines au Japon, au début des années 1970, où devant l’augmentation des importations de produits étrangers, une poignée d’agriculteurs nippons ont décidé de faire de la résistance pour assurer la survie de leur production locale. Le teikei, littéralement «mettre le visage du fermier sur la nourriture», venait de prendre forme. Et avec lui, une alternative à la mise en marché conventionnelle, à la production sans âme et à l’industrialisation d’une bouffe inodore, incolore et insipide qui, aujourd’hui encore, fait sensation partout sur la planète.

Ce partenariat est bien de son époque puisqu’il permet, en plus de mettre des bâtons dans les roues des multinationales de la bouffe-minute, d’apporter sur les tables – en plus des traditionnelles carottes, patates, choux – bettes à carde, fleurs d’ail, feuilles de betterave, concombres-citron, céleris chinois, tomates brunes, patates bleues, échalotes mauves et consorts à cuire lentement et avec amour – mais aussi avec connaissances culinaires poussées – comme les adeptes du Slow Food le préconisent depuis une dizaine d’années. Tout comme l’ASC, ce mouvement, originaire d’Italie, est en pleine croissance à travers le monde avec près de 65 000 adhérents recensés dans près de 35 pays dont le Canada. Le mot d’ordre : retrouver le bonheur au bout de la fourchette en luttant vertement contre les effets pervers de l’industrialisation de l’alimentation qui a fait perdre le goût de l’authenticité, la saveur, les traditions culinaires et la diversité alimentaire. «La vitesse est un virus insidieux qui détruit nos habitudes, envahit notre intimité et nos foyers, explique Carlo Petrini, l’homme à la base du Slow Food. Au nom de la productivité, nous avons perdu les parfums de la cuisine d’antan, les spécificités régionales mais surtout les plaisirs de la table!» Qu’on se le dise.

Dans sa ligne de mire : l’empire du Big Mac, qui en 1989 décidait d’ouvrir une de ses nombreuses succursales au milieu de la Piazza di Spagna à Rome. Une véritable insulte au bon goût et à l’art de vivre italien pour Petrini et ses collègues qui déjà, pendant les années 1970, s’opposaient à l’impérialisme culturel américain sur les ondes d’une radio pirate du Piémont. Radio qui, du reste, diffusait grâce à un émetteur de la US Navy datant de la guerre de Corée!

N’ayant visiblement pas envie de rire des nouvelles frasques de ce clown de Ronald McDonald, ces épicuriens organisent alors la riposte. À la blague, ils lancent un mouvement de contestation : le Slow Food, la seule façon pour eux de vaincre les effets dégradants de la malbouffe en se portant à «la défense des traditions culinaires locales et en reconstituant la conscience gastronomique collective.»

Une décennie plus tard, la «plaisanterie» de Petrini court toujours et le Slow Food, loin d’avoir croulé sous les tonnes de McCroquettes et autres viandes «séparées mécaniquement», se porte même assez bien, merci, y compris aux États-Unis, bastion du prêt-à-manger et de la saveur artificielle.

Au Canada, le Slow Food possède également plusieurs convivium – regroupements locaux de défenseurs de la bonne bouffe. D’un océan à l’autre, environ 500 personnes y ont adhéré à ce jour, dont une centaine rien qu’au Québec. Leur objectif est de gratter les fonds de terroir pour renouer avec les plaisirs de la table en dénichant tous ces produits que l’industrialisation du vivant a mis en voie d’extinction. Ces poulets élevés en plein air plutôt qu’en batterie. Ces fromages regorgeant de bactéries, malmenés par les normes sanitaires. Ces confitures sans additifs et (ou) traces d’arachides. Ces pommes goûteuses dont le calibrage ou l’aspect ne répondaient pas aux critères de la grande distribution…

Pas question toutefois pour les adeptes du Slow Food de lancer des boules de billard dans les vitrines des McDo et autres temples de l’alimentation uniforme. Le mouvement est certes contestataire mais il préfère combattre l’ennemi avec une stratégie plus lente : l’éducation au goût. «Nous ne sommes pas violents, lance Paul Cacia, président du chapitre Slow Food Québec. Notre bataille est davantage axée sur le consommateur à qui nous voulons faire découvrir de nouveaux goûts, de nouvelles saveurs». Comment? Par des rencontres hebdomadaires avec des producteurs d’ici qui cultivent champignons atypiques, huile d’olive fine ou tomates dont les espèces ne se retrouvent jamais, uniformisation oblige, au rayon des fruits et légumes d’un supermarché près de chez nous. «Nous sommes contre la monoculture et nous faisons pour ça la promotion de la biodiversité, poursuit-il, seule façon, selon nous, de protéger notre patrimoine gastronomique. Ça ne va pas révolutionner le monde de l’alimentation, car nous ne sommes pas assez nombreux pour le faire. Mais comme nous croyons à la lenteur, nous sommes persuadés qu’à la longue notre démarche pourrait faire la différence»… et, qui sait, fasse, à long terme, tomber d’elles-mêmes les grandes arches jaunes qui décorent si joliment les artères commerciales et les lieux historiques.

Ce rêve, les adeptes du Slow Food ne sont pas les seuls à le caresser. Le millier d’agriculteurs membres de l’Union Paysanne, rassemblement agricole québécois versé dans la lutte à la malbouffe, et le retour à une pratique plus respectueuse de la nature, de l’environnement et de l’intelligence des consommateurs, aimeraient aussi voir le monde de l’alimentation se transformer sous leurs yeux et sous l’effet de consommateurs formés à la résistance alimentaire.

Le message est envoyé depuis la création, en juin 2001, de l’organisme qui s’inspire de la Confédération paysanne française du désormais célèbre leader gaulois antimondialiste José Bové. Et il semble avoir résonné aussi fort chez les consommateurs que chez l’industrie, qui désormais prépare la contre-attaque.

Car loin de déstabiliser les marchands de Pogo et de ragoûts congelés prêts en deux minutes sans effort ni saveur, la résistance des consommateurs semble aujourd’hui plutôt les stimuler. Avec, en guise de représailles, l’apparition d’incongruités gastronomiques sur les tablettes des épiceries prêtes à répondre aux préoccupations des réfractaires à l’industrialisation de leur repas du soir en famille.

Air du temps, en Europe, les géants du prêt-à-manger déclinent désormais leur préparation en conserve ou sous cellophane à base de bœuf séparé mécaniquement sous des formules bucoliques du genre : «Comme à la maison», «Façon grand-mère» et autres «Mitonné dans une casserole en fonte». Ici, les grands groupes agroalimentaires ne sont pas encore totalement rendus là, trop préoccupés à mettre doucement la main sur le secteur biologique pour mieux profiter de cette mine d’or en devenir : General Mills, PepsiCo, H.J. Heinz et même Kraft ont fait le saut en achetant ici et là des petites entreprises américaines spécialisées dans la transformation du bio, ou encore, en lançant leur propre ligne de produits, le ketchup par exemple, dans des versions biologiques. Loblaws, le géant de la distribution alimentaire canadien, poursuit également la multiplication de sa ligne Le Choix du Président biologique, du certifié bio transformé à grande échelle à partir de matières premières provenant de partout dans le monde. N’en déplaise aux aficionados du «penser globalement, agir localement»…

«Tout ça était prévisible, explique Robert Beauchemin, président de la Table filière biologique du Québec. En quelques années, le bio est passé de marginal à produit de consommation courant. Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement des produits sains et respectueux de la nature. Ils sont devenus, comme tout le reste, des parts de marché avec un potentiel de profit et de rentabilité qui séduit, on s’en doute, les géants de l’agroalimentation.» Des géants qui pourraient très bien transformer cette révolution, sous l’effet des demandes de leur actionnariat et des impératifs économiques afférents, en un petit fiasco, se désolent aujourd’hui les fervents artisans de la lutte à la pensée unique culinaire.

Fabien Deglise
This article also appears in the issue 50 - Nourritures
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