Mamco : l’exposition qui aura duré 20 ans…

Plutôt qu’un endroit principalement consacré à la préservation des &oelig;uvres, le musée sera un lieu où seront conservées des « situations expositionnelles » ; c’est de ce parti pris que naitront sa complexité et sa profonde originalité. Le lieu, ouvert en 1994 dans une ancienne usine d’instruments de physique, n’avait en effet rien de muséal. Alors que l’Europe se peuplait de musées iconiques, Bernard se réjouissait d’avoir affaire à un espace aux odeurs de cambouis réparti sur plusieurs niveaux et offrant de grands plateaux aux nombreuses fenêtres. Dès le début, il souhaitait que le musée se visite de haut en bas, « du ciel au centre de la Terre », suivant ainsi une conception très éloignée de l’idéologie spiritualiste de la plupart des musées : au Mamco l’art doit être une affaire horizontale, déhiérarchisée, avec un rôle social. One More Time est une sélection d’expositions réalisées pendant ces 20 dernières années ; certaines sont collectives, comme Hellzapoppin, Deux ou trois choses que je sais d’elle, Modèles-Modèles, Partage de minuit…, et d’autres, monographiques, comme celles de Maria Nordman, de Martin Kippenberger, d’Yves Bélorgey… Il n’y a pas de parcours imposé, les expositions s’enchainant les unes à la suite des autres comme les salles du musée. Un cartel – relativement discret – portant le titre de l’exposition et résumant la liste des artistes ou une atmosphère différente nous indique que nous sommes passés d’une exposition à une autre. Certaines expositions ne sont constituées que d’une seule salle lorsque d’autres occupent la moitié d’un plateau. Au total, 15 expositions sont montrées. L’originalité de la proposition soulève quelques questions intéressantes concernant les liens réels et concrets pouvant être faits entre la pratique et la théorie de l’exposition. En premier lieu, celle de l’adéquation d’un tel format à l’appréciation du visiteur. On peut en effet se demander ce qu’il reste au visiteur lambda après son passage au Mamco, mais aussi ce que ce format permet de comprendre de ce qu’est une exposition ou un musée qui présente des contextes de monstration. Les écrits théoriques sur l’exposition et le curatorial sont prolifiques depuis le milieu des années 1990. On sait aujourd’hui qu’une exposition ne se réduit pas à un assemblage d’&oelig;uvres, mais est le résultat de relations et de situations souvent complexes. Il faut ainsi parfois du temps pour entrer dans un propos curatorial, en comprendre les contours, les enjeux, en percevoir les promesses. L’exposition de nos expositions peut constituer à elle seule l’application d’un traité d’exposition. Pour saisir l’intérêt de la proposition du Mamco, dans son fourmillement, il faut cependant définir la phraséologie, les concepts qui ont permis à Bernard de considérer l’exposition comme un objet muséal particulier. Le directeur s’est d’abord intéressé au contexte, aux espaces pouvant créer ces situations, mettant l’accent sur « toutes sortes de choses qui élargissent au minimum ou subvertissent la catégorie d’objets ». Les espaces construits entre les objets, les dispositifs et les situations, plutôt que des objets en tant que tels, sont au c&oelig;ur même de sa muséographie. On retrouve dans l’exposition ce qui a fait la spécificité du musée lui-même On trouve au Mamco la reconstitution de l’appartement que le collectionneur et expert de l’art conceptuel Ghislain Mollet-Viéville occupait rue Beaubourg de 1975 à 1991 ou, par exemple, L’atelier depuis 19380, où Sarkis intervient régulièrement., à savoir la présentation des différentes typologies d’expositions et d’accrochages : l’atelier, la réserve, l’&oelig;uvre in situ, le plateau brut, le white cube… Chacune des expositions choisies pour One More Time fait l’objet d’une représentation – au sens premier de rendre présent à nouveau – et se place ainsi sous le signe de la reprise. Il ne s’agit pas de reprendre des expositions dans une répétition totale, mais plutôt d’en rejouer des morceaux. Toutes les expositions du Mamco sont d’ailleurs considérées comme les éléments d’un grand répertoire dans lequel on puise. Les expositions antérieures sont donc remises en jeu, ce qui donne à chaque réinterprétation une lecture différente qui s’inscrit dans des cycles s’étalant souvent sur deux ou trois ans ; les titres évoquent ce potentiel de recombinaison perpétuelle : cycle Des histoires sans fin, cycle Mille et trois plateaux, etc. Bernard défend la possibilité d’une reprise fragmentaire et partielle, au point de ne présenter que peu de choses de l’exposition inaugurale. Dans l’exemple de Oh cet écho ! (Duchampiana) – une exposition consacrée à des &oelig;uvres ayant un lien avec Marcel Duchamp –, qui fut reprise deux fois, les &oelig;uvres sont différentes d’une version à l’autre : de nombreux artistes présents dans la deuxième version ne le sont plus dans la troisième ; le mur est bleu dans la dernière, il était ocre dans la deuxième, l’artiste Francis Baudevin ayant voulu faire référence à la couleur du logo du magasin de la Fnac qui venait de s’installer à Genève… Fondamentalement, seule subsiste l’idée d’un accrochage aléatoire réalisé par ordinateur (inspiré de l’exposition de John Cage au Museum of Contemporary Art de Los Angeles, en 1993). Oh cet écho ! (Duchampiana) 3, vue d’exposition, Mamco, Genève, 2015.Photo : Ilmari Kalkkinen – Mamco, Genève En n’exposant que l’idée de l’exposition initiale, Bernard s’attache à en montrer la réversibilité. Aucune exposition n’est une entité figée : « comme pour le spectacle vivant, quand le rideau tombe une dernière fois sur une mise en scène, c’en est terminé. On va peut-être remonter la même pièce, le même Hamlet. Mais ce ne sera pas le même Hamlet, ce sera une autre mise en scène, une autre traduction, d’autres comédiens, d’autres éclairages, d’autres costumes, d’autres décors Christian Bernard, Procédés d’exposer 1, , Mamco, .… » Considérer l’exposition dans sa dimension fragmentaire, c’est ainsi l’imaginer dans ses possibles recompositions. Au Mamco, une exposition est toujours la réunion de fragments d’une exposition à venir et, fondamentalement, une exposition par anticipation. Les versions se succèdent parfois en poursuivant le travail mis en place dans les expositions précédentes. En ce sens, la conception fragmentaire des expositions n’est possible que dans la mémoire des épisodes précédents et dans ceux qui vont suivre. L’exposition est considérée comme une forme sédimentaire pour le musée. Comme si chaque exposition, ou plutôt chaque fragment d’exposition présenté dans le même lieu devait permettre de parcourir de nouveau mentalement les expositions précédentes. On retrouve ici la splendeur des grands systèmes mnémotechniques associant les lieux à la mémoire. L’objectif, cependant, n’est pas de faire du musée un palais de la mémoire, mais de faire resurgir la mémoire de toutes les présentations de la même &oelig;uvre, de « garder les fantômes des circonstances d’apparition » de celles-ci Mamco, « Communiqué de presse », One More Time. L’exposition de nos expositions, dossier de presse, octobre 2015, p. 3, .. À tel point que l’une des expositions présentées, qui puise dans les &oelig;uvres de la collection, se veut une réflexion sur l’inconscient du musée : Le regard du bègue 2 est une exposition de la collection qui s’impose comme une interrogation sur les relations qui se font au cours du temps entre les &oelig;uvres de la collection, l’exposition devenant alors une forme de « bégaiement », comme l’expression d’un réflexe inconscient. Le Regard du bègue 2, vue d’exposition, Mamco, Genève, 2015.Photo : Ilmari Kalkkinen – Mamco, Genève Il faut, on se l’imagine, une excellente connaissance du musée, de son histoire et de son propos pour établir un rapprochement entre les différentes situations d’exposition proposées année après année. Seul un fidèle du musée peut comprendre les entêtes des cartels qui intègrent les informations sur l’histoire de ces lieux : « Espace 24, 45e état, collection et exposition, polygraphie », le 24e espace du musée en étant à son 45e état expositionnel, l’exposition actuelle relevant à la fois de l’exposition temporaire et de l’exposition de la collection et présentant plusieurs artistes. La volonté de construire une mémoire commune est forte. Dans « The Exhibition as Discursive Event », Reesa Greenberg parlait du caractère discursif de l’exposition, mais aussi de sa fluidité. Elle voyait l’exposition moins comme une entité que comme un évènement. Un modèle qui mettrait en valeur le social davantage que l’individuel et le poétique plus que le prévisible Reesa Greenberg, « The Exhibition as Discursive Event », dans Longing and Belonging: From the Faraway Nearby, SITE Santa Fe, 1995, p. 120.. Bernard pourrait tout à fait reprendre à son compte ces propos. Les expositions rejouées pour One More Time s’appuient de la même façon sur les significations aléatoires et les différents niveaux d’interprétation possibles. Créer des relations subjectives entre les &oelig;uvres conduit parfois à produire des accrochages un peu obscurs, comme lorsque l’&oelig;uvre de Jim Shaw, Dream Object (The Empty Canvas), côtoie une photographie d’Eric Poitevin montrant l’arrière-train d’un cheval de trait dans Le regard du bègue 2. On cherche parfois à grand-peine le lien entre les &oelig;uvres. Dans Partage de Minuit 2, une toile de Gerhard Richter (Kerze no 511-1) représentant une bougie allumée est flanquée d’une toile issue de la série des galeries d’art de Thomas Huber (Weisse Verhältnisse, 2011) et d’une peinture d’angle de Helmut Federle (Null Bild Serie 2, 1984…) ; la déception est grande lorsque l’on comprend que le seul point commun des &oelig;uvres exposées est de se décliner en nuances de gris. Le Mamco peut ainsi avoir l’air d’un gigantesque terrain de jeu qui prend parfois des atours un peu trop subjectifs pour pouvoir trouver un écho dans l’esprit de tous les visiteurs. En jouant aussi loin la carte du fragment et de la sédimentation, on offre les pièces d’un puzzle qui ne pourra finalement jamais être assemblé. L’expérience démontre qu’il n’est pas simple de rendre visible l’appareil d’exposition du musée ou de faire de l’exposition l’objet de son activité. One More Time est cependant une occasion unique de voir comment peut être mise en application une approche conceptuelle de l’exposition. La difficulté principale ne réside-t-elle pas dans la volonté de mettre en boite un médium essentiellement invisible et insaisissable ? L’ambition du projet est des plus stimulantes. Nathalie Desmet

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Stéphane Gilot Multiversité/Métacampus