Des questions en guise de réponses
Une réflexion en trois temps inspirée par la 22e édition du Festival international de musique actuelle de Victoriaville

Mathieu Bélanger

[In French]

La 22e édition du Festival international de musique actuelle de Victoriaville (FIMAV) se déroula du 19 au 23 mai 2005. Si, en raison de son objet, le FIMAV se veut d’abord une manifestation musicale, c’est un événement complexe qui ne saurait être réduit à sa seule dimension musicale. En effet, il s’agit également d’une expérience anthropologique, sociologique, politique et philosophique. Pendant cinq jours, le festival induit un univers qui se déploie parallèlement au cours paisible des jours de la petite ville des Bois-Francs et dans lequel évoluent musiciens et mélomanes provenant du monde entier. De par leur simple présence, ceux-ci participent à l’existence de cet univers gravitant autour de la soi-disant musique actuelle.

Le FIMAV devient donc une plaque tournante où convergent les intérêts, goûts, attentes, doutes et idées de chacun à propos des musiques présentées. Les concerts et les discussions impromptues qu’ils suscitent servent de catalyseurs à une remise en question de cette structure d’appréhension de telle sorte que cette dernière se verra consolidée, modifiée ou rejetée. Ainsi, dans la perspective d’une réflexion sur l’art, en plus des inévitables souvenirs, découvertes et déceptions, chacun quittera Victoriaville avec divers questionnements qu’auront attisés les concerts et auxquels ils offriront certaines pistes de réponse.

Musique actuelle et musiques actuelles

Qu’est-ce que la musique actuelle ? Année après année, et ce même après plus de 20 ans d’existence, le FIMAV est irrémédiablement confronté à cette interrogation. Il serait certes tentant de voir sa récurrence comme symptomatique de la difficile interaction entre des formes contemporaines d’art et la sphère publique. Or, au-delà de ces débats, se pourrait-il que l’insistance avec laquelle cette question se pose découle d’une confusion que génère le terme « musique actuelle » lui-même ? En d’autres mots, à la lumière de son évolution depuis la première édition en 1983, dans quelle mesure le FIMAV doit-il encore être traité comme un festival de musique actuelle ? Jusqu’à quel point le terme « musique actuelle » est-il toujours porteur de sens ? Il est intéressant de souligner que toute réponse à cette question gagne à être considérée dans la perspective du développement historique du festival.

Les utilisations usuelles du terme « musique actuelle » tendent à masquer une distinction fondamentale entre deux compréhensions. Ainsi, une réponse en deux volets à la question de la musique actuelle est de mise afin de rendre compte de celle-ci.

Tout d’abord, une compréhension stricte peut être dégagée. La musique actuelle désigne alors un style musical avec ses propres codes, pratiques et références. Sans prétendre en donner une définition exhaustive et globale, quelques caractéristiques méritent néanmoins d’être énoncées afin d’en délimiter un peu plus clairement les contours. Stylistiquement, elle est tributaire du jazz et de la musique improvisée, du rock, de la musique contemporaine, mais aussi, depuis quelques années, de la musique électronique. Elle emprunte ainsi à divers styles, de façon à les combiner, les juxtaposer ou encore jouer sur les références qu’ils suggèrent. Une grande place est également accordée à l’improvisation bien que cela n’exclut aucunement le recours à des consignes préétablies, des canevas d’improvisation ou des compositions en bonne et due forme. Le collectif montréalais Ambiances magnétiques est, par ailleurs, probablement le meilleur exemple qui puisse être évoqué de cette musique.

À cette première compréhension s’oppose une compréhension générale de la musique actuelle. Le terme ne se réfère alors plus à un style défini, mais en réunit plutôt plusieurs sous une bannière unique qui, malgré une indéniable diversité, se caractérisent tous par une approche musicale non conventionnelle et une certaine marginalité dans l’espace public. Au sens large, la musique actuelle engloberait autant les différentes formes de musique improvisée – acoustique, électronique, non idiomatique, européenne, etc. – que le noise, les formes contemporaines de free jazz, la musique actuelle (au sens strict), certaines mouvances dérivées du rock, etc. En ce sens, il serait probablement plus judicieux de parler de « musiques actuelles ».

Sur la base d’une telle distinction, dans quelle mesure l’évolution historique du FIMAV peut-elle être considérée comme le passage d’une compréhension stricte de la musique actuelle vers une compréhension générale ?

Si, historiquement, le FIMAV ne se cantonna jamais dans un unique style musical et privilégia toujours une attitude d’ouverture sur les musiques actuelles, il n’en demeure pas moins qu’il fut longtemps étroitement associé à la musique actuelle. En effet, le développement du festival depuis ses débuts contribua grandement à l’établissement et au rayonnement de la musique actuelle en tant que style musical à part entière de même qu’à la reconnaissance de certains de ses principaux artisans tels René Lussier et Jean Derome, pour n’en nommer que deux.

Avec le recul, les différentes éditions du FIMAV traduisent clairement le changement de perspective qui accompagna la transition progressive, depuis une programmation centrée sur la musique actuelle vers une programmation qui accueille toujours la musique actuelle, mais qui l’appréhende désormais comme une esthétique parmi les musiques actuelles.

À cet égard, bien que cette transition puisse être considérée comme accomplie depuis plusieurs années, les concerts présentés dans le cadre de cette 22e édition du FIMAV illustrent la diversité qu’englobent les musiques actuelles par opposition à l’uniformité esthétique que tend à suggérer le terme lorsque employé au singulier. D’une part, les spectateurs présents ont eu droit à plusieurs des tendances qui forment la mouvance des musiques actuelles. Par exemple, la tradition du free jazz et de la musique improvisée européenne était représentée par Jerry Granelli et son projet Sandhills Reunion, William Parker & the Little Huey Creative Music Orchestra, Peter Brötzmann Chicago Tentet et, dans une moindre mesure, le quintette français Hubbub. De plus, alors que les concerts de Philip Jeck et Janek Schaefer ou de Ikue Mori et Zeena Parkins peuvent être associés à la musique électronique, ceux de Stefano Scodanibbio, No Neck Blues Band et The Plastic People of the Universe relèvent respectivement de la musique contemporaine, du psychédélisme et du rock. La florissante scène noise américaine n’était quant à elle pas en reste avec la présence de Wolf Eyes, Hair Police, Dead Machines et Double Leopards.

D’autre part, certaines propositions ont défié la possibilité même d’une classification unique selon des styles mutuellement exclusifs. Ainsi, à l’opposé du grossier mélange de musique improvisée européenne et de noise offert par Thurston Moore et son Dream Aktion Unit, le projet Mecha Fixes Clock de Michel F. Côté proposa un fin amalgame de composition contemporaine, de musique improvisée et de musique électronique. De son côté, fidèle aux influences du maître, la musique interprétée par le Anthony Braxton Sextet était aussi redevable du free jazz que du sérialisme.

Après tout, qu’est-ce que la musique actuelle ?

Les rencontres inédites

Au risque de sombrer dans une certaine complaisance, le public des musiques actuelles se caractérise notamment par son avidité à l’égard de la nouveauté. À chaque année, le FIMAV s’efforce de nourrir cet appétit parfois élevé au rang de dogme – combien de fois entend-t-on à la sortie d’un concert qu’il était bon, mais qu’il n’offrait franchement rien de neuf ou qu’un tel avait fait la même chose précédemment ? Un des moyens privilégiés consiste à inviter deux musiciens, célèbres de préférence, à jouer en duo pour la première fois. Parmi les trois « rencontres au sommet » qu’a proposé l’édition 2005, le concert Anthony Braxton-Fred Frith s’est révélé particulièrement intéressant.

Le jumelage d’Anthony Braxton et de Fred Frith – deux monstres des musiques actuelles s’il en est – promettait de générer une musique exigeante, ne serait-ce qu’en raison de leurs esthétiques passablement différentes. En effet, tout le système référentiel du premier est teinté des deux grands axes qui traversent son œuvre, c’est-à-dire le jazz et la composition contemporaine. Quant au second, il a délaissé voilà longtemps l’idiome rock au profit d’un langage axé sur l’improvisation en développant et en s’appropriant de nombreuses techniques non conventionnelles où des objets de toutes sortes sont employés pour décupler le potentiel sonore de la guitare.

Sur la scène du Cinéma Laurier, la musique est effectivement des plus exigeantes, mais peut-être principalement parce que peu convaincante. Le jeu de Frith laisse l’étrange impression d’assister à une présentation de son catalogue de techniques tant il passe constamment de l’une à l’autre sans qu’elles ne semblent servir un propos les transcendant. Or, si ces (trop ?) fréquents changements peuvent convenir parfaitement à un saxophoniste tel John Zorn reconnu pour son jeu tout en ruptures, il en va autrement pour Anthony Braxton qui privilégie des phrasés beaucoup plus longs et tend à développer progressivement ses idées sans rechercher un effet aussi flamboyant que ponctuel. Il en résulte une musique se déployant avec peu de continuité, mais incapable d’exploiter à son avantage ses ruptures et singularités. Cela suggère que les deux partenaires n’ont pas réussi à trouver un terrain commun pour construire une musique qui leur serait propre en tant que duo. Une telle rencontre ne devrait-elle pas aspirer à plus qu’une juxtaposition ?

En contrepartie, le jeu éparpillé de Frith introduit une dynamique d’improvisation des plus intéressantes. Ses fréquents changements de technique réorientent à chaque fois le cours de l’improvisation, obligeant son comparse à s’y adapter. Cela force Braxton à être perpétuellement sur le qui-vive et l’empêche d’être trop confortable, voire de s’incruster dans certains automatismes ou de recourir à des idées sur lesquelles il aurait pu trop facilement se rabattre.

Par ailleurs, cette non-découverte (ou non-création ?) d’un terrain commun n’est-elle pas le signe qu’aucun ne se compromet ? L’intérêt réel d’une telle rencontre n’aurait-il pas disparu si Braxton s’était « adapté » à l’univers si typé de Frith ou inversément ? Cet intérêt ne se situe-t-il pas précisément dans l’écart qui sépare les deux protagonistes ? Mais où trouver ce terrain commun et où tracer la ligne entre une saine tension qui rendrait une improvisation captivante et une autre qui la ruinerait complètement ? 

Du point de vue du spectateur – voire en tant que consommateur ayant payé son billet – ces considérations d’ordre intellectuelles peuvent-elles réellement compenser pour l’expérience esthétique qu’il cherchait à vivre ?

Le cadre de présentation

Une des plus importantes nouveautés de cette 22e édition du FIMAV relevait de l’organisation même du festival et non des concerts en première mondiale. En effet, une partie de la programmation fut confiée à Thurston Moore – mieux connu pour son travail avec Sonic Youth –, qui invita les groupes Hair Police, Wolf Eyes, Dead Machines, Double Leopards et No Neck Blues Band, en plus de présenter son projet Dream Aktion Unit. À l’exception de ces deux derniers, toutes ces formations s’inscrivent dans le courant noise américain qui retient l’attention et gagne en popularité depuis quelques années.

Indépendamment de la qualité et de la pertinence intrinsèques des prestations offertes – au demeurant fort variables et sujettes à moult débats –, les concerts des Hair Police, Wolf Eyes, Dead Machines et Double Leopards posent avec insistance la question du contexte de présentation. En ce sens, on a suggéré que ces groupes ont souffert du cadre (trop ?) formel et institutionnel du FIMAV.

En effet, assumant pleinement le caractère somme toute marginal de leur musique tout en exploitant pleinement les contingences historiques y étant traditionnellement associées, ces formations n’hésitent pas à jouer dans à peu près n’importe quelles conditions et se retrouvent fréquemment dans des salles de concerts plus ou moins adéquates et improvisées : sous-sols, espaces industriels réaménagés, galeries, etc. Ainsi, dans la foulée du No Fun Fest – vitrine par excellence des mouvances noise américaines dont la deuxième édition eut lieu du 18 au 20 mars 2005 à Brooklyn –, une tournée regroupant Dead Machines et quatre autres des quelque cinquante groupes ayant participé à ce festival a été organisée. L’escale montréalaise eut lieu au Toc Toc, café communautaire aménagé dans un ancien restaurant indien à l’intersection de la rue Van Horne et de l’avenue du Parc.

De tels endroits se caractérisent généralement par une surface scénique limitée et une sonorisation déficiente. En ce sens, les mouvements parfois frénétiques des musiciens voient leur impact amplifié précisément en raison de l’espace restreint. De plus, le volume sonore élevé et la sonorisation aussi brute qu’approximative – le son provient souvent directement des amplificateurs – résulte en une masse de sons. La contribution de chaque instrument à ce barrage sonore repose moins sur les sons qui en sont extirpés que sur sa capacité à l’accroître. Il en résulte une musique dont la puissance réside beaucoup dans l’énergie qu’elle déploie et dans la construction globale de cette masse, par opposition à son contenu lui-même. Cette déflagration d’énergie et de sons a d’autant plus d’impact sur les spectateurs que ceux-ci se tiennent debout, à quelques mètres tout au plus des musiciens.

L’environnement scénique fort différent dans lequel se déroule le FIMAV n’est pas sans conséquence sur la réception des performances de ces groupes. Premièrement, la scène du Colisée des Bois-Francs s’avère beaucoup trop grande pour Hair Police et Wolf Eyes. Ils ont beau sauter dans toutes les directions, se trémousser furieusement et s’abandonner complètement à leur performance, ils sont totalement incapables d’occuper la scène. Le soir venu, même le duo Dead Machines a l’air légèrement perdu sur la petite scène du cégep. À titre de comparaison, une telle critique ne s’applique nullement à la performance de l’accordéoniste Pascal Contet qui lui reste assis sur une chaise la plupart du temps.

Deuxièmement, les standards de sonorisation appliqués par le FIMAV ne semblent pas convenir à l’approche musicale de ces groupes. Le FIMAV favorise un son cristallin duquel toute aspérité et parasite sont éliminés. De plus, les instruments sont rigoureusement séparés les uns des autres dans l’espace stéréo de façon à préserver l’audibilité de chacun. En conséquence, les murs de sons et la saturation de l’espace sonore au cœur de l’approche de Hair Police, Wolf Eyes et, dans une moindre mesure cependant, Dead Machines perdent beaucoup de leur impact. Ce qui est habituellement et qui s’annonçait comme une logorrhée sonore n’est finalement qu’un tout petit crachin…

Ces considérations soulignent-elles des lacunes dans la démarche et la proposition artistiques de ces groupes ou consistent-elles plutôt en des explications à leur décharge pour des performances décevantes ? Il va de soi que Hair Police, Wolf Eyes, Dead Machines et Double Leopards n’étaient pas dans leur environnement habituel. Pis, le contexte du FIMAV semble avoir influencé directement la réception de leur musique au point d’y nuire.

Il serait tentant d’affirmer que si ces groupes avaient une musique substantielle à offrir, celle-ci ne reposerait pas sur des facteurs comme le volume sonore, la proximité du public et la capacité d’occuper la scène, et transcenderait ces conditions contingentes. À titre d’exemple, en concert de fermeture, The Boredoms ont offert une performance de 90 minutes musicalement explosive et captivante, mais minimaliste et statique au plan scénique : trois batteurs et le singulier Yamatsuka Eye forment un cercle au milieu de la scène du Colisée des Bois-Francs. En comparaison, il est difficile d’effacer l’impression que Hair Police n’a que peu à offrir au-delà de son attitude et que Dead Machines aurait intérêt à se renouveler en duo d’humoristes. Faut-il pour autant conclure que ces groupes ne sont qu’attitude et énergie, plutôt pauvres en contenu ? Si cette musique était réellement substantielle, ne pourrait-elle être appréciée pour ce qu’elle est, sur sa seule dimension sonore ?

Précisons qu’un tel reproche ne saurait être le propre de ces groupes. Le milieu de la musique classique n’est-il pas le premier à se plaindre des piètres conditions offertes par telle ou telle salle ? À cet égard, que ferait un orchestre de chambre dans une salle comme le Toc Toc ? En tant que spectateur, ne dirait-on pas que l’acoustique de la salle était défavorable à l’appréciation de la musique interprétée et que cette musique s’apprécie franchement mieux confortablement assis ?

Finalement, peut-être ne sont-ce là que des questions sans réponse.

Mathieu Bélanger
This article also appears in the issue 56 - Irrévérence
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