[In French]

Il y a aujourd’hui une «disparition de la culture dans le culturel», pour reprendre une formule du philosophe français Michel Deguy. Plus il semble y avoir de festivals, «d’événements» et de succès culturels, plus les militants du culturel s’animent et s’agitent, moins la culture semble pouvoir donner ses fruits.

Dans une perspective économiste et nationaliste, où il est normal de se réjouir des succès de nos concitoyens entrepreneurs, il y a certainement lieu d’applaudir aux succès des artistes québécois un peu partout dans le monde. Pensons seulement au cinéma québécois, mais aussi à ces artistes qui innovent et pullulent à Las Vegas ou en France. Mais il faut s’inquiéter, selon moi, de l’effet que ces succès sont en train d’avoir sur notre conception de la culture.

Certes, il est indéniable qu’un investissement dans le Cirque du Soleil aurait été préférable, pour le gouvernement du Québec par exemple – et même pour quelque institution financière –, aux millions engloutis dans les aventures industrielles comme Gaspésia, Magnolia, etc. Vrai que «l’industrie de la culture», en grande partie celle du divertissement, est, depuis quelques années, devenue une affaire extrêmement rentable. L’économie devenant de plus en plus immatérielle, on ne peut nier que les pays doivent avoir de grands bassins de «travailleurs» dits «du savoir». Il est incontestable, comme Peter Drucker l’a déjà dit, qu’il y a 100 ans, la plupart des travailleurs s’affairaient une bonne partie de la journée à déplacer des objets, de la matière. Aujourd’hui, plus de 50 % des travailleurs manipulent des idées, des concepts. On est passé d’une économie fondée sur les atomes à une autre fondée sur les bytes d’information. Et dans cette nouvelle ère, il faut que les travailleurs soient plus créatifs et il faut, davantage qu’avant, s’intéresser aux «créatifs».

Reste que cette nouvelle donne crée un problème grave : jamais auparavant n’a-t-on tant considéré la «culture» (il vaudrait peut-être mieux parler de «culturel») comme un secteur de l’industrie. Non seulement est-ce le cas dans les pages économiques de nos journaux, mais aussi dans les pages culturelles.

Lorsqu’on parle des artistes, c’est de plus en plus en se centrant sur la question de leurs revenus, des «salaires» qu’ils obtiennent. Les études se multiplient sur leurs «mauvaises conditions» et le reste s’en trouve pratiquement occulté. Lorsqu’on parle des oeuvres, c’est plus souvent qu’autrement en s’attardant à ce qu’elles ont coûté ou à ce qu’elles ont rapporté.

Lorsqu’on aborde l’importance de la culture, on s’extasie par exemple sur le fait qu’elle aide à faire gonfler le PIB ou qu’elle profite à la prospérité des villes. Un nombre croissant dans les milieux de la culture adopte ce langage et cette perspective. Y croient-ils vraiment? En tout cas, j’ai l’impression qu’ils estiment qu’aucun autre argument convaincra leurs interlocuteurs dans les hautes sphères étatiques, industrielles ou médiatiques.

Cet empire du culturel se déployait dans une récente chronique du journaliste Alain Dubuc, qui traitait du très médiatisé spectacle , du Cirque du Soleil. Tous les nouveaux poncifs actuels sur le culturel se retrouvaient dans ce texte : «Il y a là un véritable succès économique, produit d’une stratégie de développement remarquable. Le Québec exporte un produit culturel, qui repose sur un know-how québécois, alimenté en partie par des artisans, des techniciens et des artistes de chez nous. Cela nous rappelle que la culture peut être une industrie rentable1 1 - La Presse, samedi 5 février 2005, p. A21.

Ce que Dubuc affirme reflète l’opinion d’un nombre croissant de gens. L’économisme, après tout, conquiert et colonise tous les discours. Pensons seulement au sport professionnel, en déliquescence totale et en perte de signification autre que spectaculaire et commerciale, parce qu’on n’y parle plus que de «salaires» et de «coûts». La culture sera-t-elle la prochaine victime de cette logique économiste?

Comment ne pas le craindre dans un monde où l’on ne sourcille même plus en utilisant les termes «industries culturelles», «produits culturels» et «marché culturel». Même les représentants du milieu du théâtre québécois, un secteur où une grève – ou un lockout – menace de se produire (comme au hockey!), adoptent le vocabulaire économiste et parlent de «l’industrie du théâtre».

Depuis la folie Internet des années 1990, où l’on mettait en place une prétendue «autoroute de l’information», comment considère-t-on la culture? Comme un ensemble de «contenus». Les artistes et les auteurs qui les créent? Des «créateurs de contenus». Et comment parle-t-on de notre rapport aux oeuvres? On dit que l’on «consomme des produits culturels»…

Ces «créateurs de contenus» eux-mêmes – pourtant si fiers, dès qu’ils en ont l’occasion, de se présenter comme de grands critiques du capitalisme, comme des rebelles – s’expriment comme des multinationales dès qu’ils abordent le sujet de leur «carrière» : «je vais aller sur le marché américain», «la France est un marché qui m’intéresse»; «Grégory va-t-il réussir à percer le marché new-yorkais?». Incroyable!

Autre contradiction frappante : tout le monde au Québec est en faveur de la «diversité culturelle» sous prétexte que «la culture n’est pas un produit comme les autres». C’est en tout cas le discours des ministres québécois, français et canadiens, partout dans le monde et particulièrement lorsqu’ils négocient à l’UNESCO un traité en cette matière.

Mais, à la maison, lorsqu’ils parlent de culture, ils se dépêchent de considérer (déconsidérer?) la culture comme tous les autres produits. Ils justifient les «investissements» en culture en disant que «c’est payant», que c’est un secteur de «l’économie» en pleine croissance.

«Cotes d’écoute»

Parce que l’on conçoit de plus en plus la culture comme une industrie, on devient obsédé, partout, par les cotes d’écoute. J’entends ici l’expression au sens large. Un bon produit culturel, désormais, est celui qui se vend bien et est rentable. Il a été sélectionné dans la grande jungle du marché par les citoyens-consommateurs qui ont voté pour lui (bien entendu, parce que «acheter, c’est voter»). Le bon livre, la bonne série télévisée, le bon film, etc., devient celui qui a réussi à attirer une masse de citoyens-consommateurs.

Jean-François Kahn dénonçait cette logique en la poussant à son ultime conséquence dans le magazine Marianne2 2 - Jean-François Kahn, Marianne, 21 mai 2001. : «La seule morale aujourd’hui, c’est ça marche ou ça ne marche pas! Ça rapporte ou ça ne rapporte pas! Ainsi le communiqué [des producteurs] de Loft Story se résumait à : “Bravo, ça marche!” Alors, si la cote des putes dépasse celle des bonnes soeurs, allons-y pour les putes! Le suffrage universel, finalement, n’est qu’un Audimat. Donc, les méthodes de conquête du public sont les mêmes. Loft Story écrase Bouillon de culture. Conclusion : Loft Story à l’Élysée!»

Pour se débarrasser de l’économisme en matière culturelle, il faudrait se rappeler, par exemple, que les conditions dans lesquelles l’art se fait n’a qu’une importance relative. Par exemple, Soljenitsyne n’a pas eu de subventions pour écrire L’archipel du Goulag. il est même allé jusqu’à déclarer «Bénie sois-tu prison». En URSS, les artistes qui vivaient bien étaient de loin les moins intéressants. Combien d’autres exemples pourrions-nous donner? Rappelons-nous, entre autres que l’on n’a pas plastronné le montant offert à Michel-Ange pour la chapelle Sixtine.

Face à l’obsession économiste, il faut, je crois, réhabiliter un vieux et vrai sens du mot «culture» parmi les nombreuses définitions que ce mot peut prendre.

D’abord, convenons de rejeter cette «culture comme produit». Deuxièmement, précisons que ce n’est pas pour mieux embrasser la «culture comme érudition». Selon nous, la culture n’a pas pour fonction d’impressionner dans les salons, ni de servir de poudre aux yeux. De produire des «génies en herbe». Il faut rejeter la culture comme savoir hermétique, accessible à quelques initiés heureux de contempler la masse d’ignares autour d’eux. Elle ne devrait pas servir d’outil de distinction volontaire. Pensons à ce personnage d’Odile, dans le film On connaît la chanson d’Alain Renay, qui dit à tout le monde qu’elle prépare une thèse d’histoire sur «les chevaliers paysans de l’an 1000 au lac de Paladru» et tire un grand plaisir d’être une des rares qui sache de quoi il s’agit.

Au fond, je crois qu’il faut rétablir la notion de culture comme amitié; une fréquentation des oeuvres anciennes et nouvelles comme si elles étaient des amis. Une vraie amitié ne se consomme pas, mais nous permet d’accumuler de l’expérience (je n’ai pas visité les États-Unis du 19e siècle, mais grâce à Tocqueville, oui, un peu). Une vraie amitié favorise les échanges et la réflexion franche sur cette même expérience.

Une vraie amitié, enfin, ce n’est pas toujours facile. Ce n’est pas toujours doux et divertissant. Il y a des livres, des oeuvres, des films, des pièces de théâtre, des poèmes, en effet, qui nous heurtent. Comme les vrais amis, ils ébranlent à l’occasion nos certitudes, démolissent nos convictions et nous imposent de dures remises en question. Il y a des oeuvres rares qui nous «déprennent de nous-mêmes». Il y en a d’autres «qui nous contestent et qui, malgré nous, nous changent», comme le note Alain Finkielkraut avant de citer Virginia Woolf : se cultiver, «c’est un peu comme ouvrir sa porte à une horde de rebelles qui déferlent en attaquant vingt endroits à la fois».

On est loin de la «culture produit» d’une bonne part de nos critiques consommateurs, qui se bornent à dire «j’ai aimé» ou «j’ai pas aimé». On est loin, on en conviendra, de la «culture» comme les économistes que nous sommes tous un peu devenus se la présentent trop souvent de nos jours.

Antoine Robitaille
This article also appears in the issue 54 - Dérives
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