« C’est l’espérance, et non le désespoir, qui fait le succès des révolutions »
– Pierre Kropotkine

[In French]

Depuis une dizaine d’années, on a vu réapparaître dans les démocraties occidentales ce militantisme citoyen qui avait marqué les années 1960, et que le libéralisme triomphant des années 1980 avait pu tenir pour mort.

Ce militantisme s’est déployé proportionnellement à la prise de conscience de la nature exacte du terrifiant projet social, politique et économique dit «néo-libéral» porté par les institutions dominantes, et il s’est efforcé d’y résister. C’est ainsi qu’au recentrement des activités de l’État au profit des entreprises et du secteur privé s’est opposée une défense du service public et de ses institutions; c’est encore ainsi qu’à l’hégémonie du marché et à son utilitarisme à courte vue s’est opposée la défense du bien commun et d’un idéal de justice sociale.

Il faut bien entendu se réjouir de tout cela. Toutefois, et à regarder les choses de plus près, le militantisme de ces 10 dernières années invite aussi à tirer certaines leçons qui sont, hélas, moins réjouissantes. Je voudrais ici souligner lesquelles et pourquoi, et me risquer à préciser à quelles conditions les mouvements militants peuvent surmonter certaines des difficultés auxquelles, si mon analyse est juste, ils font actuellement face. J’annonce d’emblée mes couleurs : je suis de ceux qui pensent que nos mouvements de lutte souffrent d’un grave déficit de vision dont ils ne guériront que par un effort soutenu et intellectuellement crédible pour proposer des buts souhaitables et plausibles à l’action militante.

Grandeurs et misères des mouvements militants
Je commencerai par une évidence trop souvent occultée : pour louables qu’ils soient – et ils le sont –, les mouvements militants ont, tout compte fait, bien peu mobilisé; ensuite, ils l’ont fait dans une proportion sans commune mesure avec la réaction qu’appelaient et appellent toujours les terribles conséquences qu’a eu ce «train de la mort» néolibéral lancé à l’assaut de toute la planète; enfin, ils ont surtout obtenu de préserver des acquis et d’empêcher certains maux, et n’ont pas beaucoup de gains positifs à rapporter. Pourquoi ? Trois choses me frappent d’emblée.

La première est que les mouvements militants ont du mal à coordonner et à unifier la grande variété des tendances, intérêts et priorités qui les composent. En ce sens, ils ont un problème d’unification. La deuxième est qu’ils ont du mal à garder tous ces gens qui, à l’occasion d’une lutte qui les soulève, viennent les joindre. En ce sens, ils ont un problème de rétention. La troisième est qu’ils ont du mal à faire connaître et accepter leurs messages et leurs idées auprès du grand public moins militant. En ce sens, ils ont un problème de communication. Disons les choses crûment : nos mouvements sociaux sont trop souvent perçus par le grand public comme un regroupement peu attirant de personnes qui vont répétant des choses qu’elles n’ignorent pas (sur l’économie, le chômage etc.), qui s’entre-déchirent en de vaines querelles scolastiques, mais qui restent éloignées de ses problèmes réels et de ses centres d’intérêts sans avoir, en termes de projets ou de plans d’action, des choses concrètes ou attirantes à proposer. Ce n’est dès lors pas un hasard si ces mouvements présentent des bilans qui restent en-deça des attentes. L’actualité récente en témoigne d’ailleurs éloquemment. Opposés à la guerre en Irak, d’innombrables citoyens du monde entier ont, pour la première fois depuis des années, participé massivement à des manifestations et amorcé un début de vie militante. Puis tout cela s’est estompé, la Guerre a eu lieu et ces aspirants militants sont retournés chez eux, sans doute un peu frustrés et, on peut le craindre, peu enclins à s’engager de nouveau.

Plus près de nous, le gouvernement Charest a, dès ses premiers gestes, suscité une opposition extraordinaire mais aussi parfaitement compréhensible puisqu’on pouvait y lire, en toutes lettres, une volonté d’appliquer in extenso ce programme néo-libéral qui a fait les ravages que l’on sait partout où on l’a implanté. Pourtant, encore une fois, cette force d’opposition aussi remarquable que rare n’a pas su être canalisée, n’a pas suffi à arrêter la passation de lois scélérates et semble en ce moment en voie de s’essouffler.

Qu’est-ce qui ne va pas et que faudrait-il faire ? La question n’est pas simplement théorique et ce qui s’y joue, c’est notre capacité à mobiliser ainsi qu’à obtenir des changements – que ce soit sur l’Irak, sur la mondialisation, sur la pauvreté ou sur tout ce qu’on veut. Je n’ai pas de réponse simple et toute faite à offrir, mais je pense connaître une partie de la réponse : ce qui nous manque le plus, c’est de la vision, c’est-à-dire des modèles positifs de buts crédibles et souhaitables à proposer à l’action militante. Et je suis profondément convaincu que rien ne contribuera autant à résoudre les problèmes que j’ai identifiés que la formulation et la promotion de tels modèles.

Mais d’abord, laissez-moi expliquer plus clairement ce que j’entends par modèle, et pourquoi il me semble légitime d’en espérer ce que j’en attends.

Des vertus des modèles
Si par «modèle» et «vision» il fallait entendre une description globale, abstraite et immuable de la part de ceux qui l’auraient conçue et qui prétendraient l’imposer à tous pour leur bien, je serais le premier à m’y opposer. Et je pense que le militantisme actuel a ceci d’exemplaire, c’est qu’il a renoncé aux certitudes et aux grandes et totalitaires théories du militantisme d’hier. De même, si par «modèle» et «vision» on désignait ces nébuleux et utopiques idéaux dans lesquels l’esprit se noie et s’aliène, je serais, cette fois encore, parmi les premiers à m’y opposer.

Ce que j’ai en tête est à la fois plus modeste et plus précis. Prenons l’exemple concret des institutions économiques. Tous les militants et bien des citoyens savent dire pourquoi ils s’opposent à l’ultra libéralisme du tout au marché; tous reconnaissent aussi les limites, connues depuis 30 ans, des solutions keynésiennes et la catastrophe engendrée par les économies planifiées là où on les a implantées. Mais interrogez-les au-delà de tout cela et vous découvrirez vite qu’ils n’ont pas grand chose à dire après les habituelles récriminations («notre économie est injuste, dangereuse pour l’environnement, etc.») et les habituels vœux pieux mais pratiquement vides («nous sommes pour la justice, l’équité, etc.»).

Ce silence n’a toutefois rien d’étonnant : il n’existe, sauf de rares exceptions, aucun travail sérieux et crédible proposant des réponses viables à la question de savoir comment on pourrait, selon des valeurs souhaitables que l’on préciserait, faire fonctionner notre économie. Cette rareté n’est pas pour surprendre : de tels travaux sont difficiles et exigeants et il n’y a guère d’incitatif à les accomplir au sein des institutions dominantes. Pourtant, ils nous sont indispensables, car nous devons avoir des réponses crédibles et inspirantes à donner à ceux qui nous demandent ce pour quoi on se bat. Comment produirait-on autrement ? Comment consommerait-on ? Et mille autres questions semblables et légitimes. Nous devons pouvoir expliquer non seulement contre quoi on se bat, mais aussi en faveur de quoi. Cela est vrai pour l’économie, bien entendu; mais ce l’est aussi sur tous les autres plans : culture, éducation, politique et ainsi de suite.

Je pense que le fait d’articuler des visions contribuerait de manière fondamentale à solutionner les trois problèmes évoqués plus haut – unification, rétention et communication.

Grâce à cela, l’action militante peut donner à son action des objectifs et une direction; elle peut aussi mesurer les progrès accomplis, sans toutefois se contenter de ne viser que des avancées réformistes; elle peut encore faire reculer cette pernicieuse idéologie selon laquelle le monde que l’on connaît est viable et l’avenir qu’il annonce, un destin contre lequel il serait illusoire et inutile de se battre.

Un modèle permet également d’instruire et donc de mobiliser. C’est que la démarche de construction de modèles, si elle est accomplie avec tout le sérieux qu’elle appelle, constitue une école fantastique : il y a en effet d’immenses vertus pédagogiques à devoir non seulement expliquer de manière convaincante pourquoi il faut refuser une institution mais aussi par quoi il serait possible et souhaitable de la remplacer.

Depuis trop longtemps, nos luttes souffrent de n’envisager tous les problèmes que dans le cadre des institutions dominantes. Il nous faut aller plus loin, imaginer des solutions qui sortent de ce cadre : posséder des modèles aide justement à le faire. C’est d’ailleurs un bel indice de nos carences sur tous ces plans que nos mouvements aient si longtemps été désignés comme opposés à la mondialisation et si ce n’est que tout récemment qu’on les nomme altermondialistes. Mais ce n’est pas encore aller assez loin : nous devons avoir une désignation positive qui dise ce qu’est cet Autre en faveur de quoi nous nous battons.

Tant que nous n’aurons pas des mouvements larges, vraiment inclusifs et où seront intensément vécus et le plaisir de lutter et le goût de la victoire, nous n’irons pas très loin sur la route de la transformation radicale de nos sociétés. Nous n’aurons rien de tout cela si nous manquons de vision. C’est que la lutte est aussi dans les têtes et elle exige des combattants de l’intelligence, de la générosité, de l’imagination et de l’audace. C’est donc aussi par là que la lutte sera gagnée ou qu’elle sera perdue.

Une lecture : Michael Albert, Après le capitalisme. Éléments d’économie participaliste, Agone (Contre-Feux), Marseille, 2003. L’auteur y présente un modèle économique dans la perspective et selon l’esprit défendus ici.

Normand Baillargeon
This article also appears in the issue 51 - 20 ans d’engagement
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