Le canular est un canular

Sylvette Babin

[In French]

Remarqué pour l’humour ou le cynisme qui lui serait intrinsèque, le canular a souvent été associé à des critiques cinglantes d’une structure institutionnelle, politique ou d’un mouvement artistique. Est-ce toujours le cas ? Une recrudescence de la pratique invite à questionner les motivations qui la génèrent.

Sommairement, un canular serait une fausse nouvelle propagée sous les traits d’un fait véridique. Pourtant, quelques recherches amènent à constater que le sens donné au mot prend de multiples avenues et témoigne d’une certaine confusion entre lui et ses proches voisins que sont la mystification, le pastiche, le simulacre, la parodie ou la fiction. Certes, ces actions se ressemblent en ce qu’elles cherchent à ­mystifier le public en jouant sur l’authenticité du médium ou du ­message, et c’est justement ce qui a retenu notre attention dans ce ­dossier, qui aborde notamment les notions de vérité, d’authenticité et ­d’auctaurialité

Le foisonnement des canulars sur les scènes mĂ©diatique et ­artistique nous incite Ă  observer les intentions des imposteurs, leurs cibles et les moyens utilisĂ©s pour atteindre celles-ci. Ainsi, depuis les toutes premières manifestations canularesques, les vecteurs de ­propagation les plus efficaces ont certainement Ă©tĂ© les mĂ©dias. Le cas du cĂ©lèbre canular d’Orson Welles qui, en 1938, annonçait sur les ondes de CBS l’invasion de la planète par des extra-terrestres, est notoire1 1 - Il s’agissait d’une adaptation pour la radio du roman La guerre des mondes de H.G. Wells, dans le cadre de l’émission Mercury Theater on the air. Une transcription ­partielle en français est disponible sur le site de Macadam Tribu au www.radio-­canada/refuge/guerredesmondes2.asp.. Si, aujourd’hui, les rĂ©seaux mĂ©diatiques sont encore prisĂ©s par les mystificateurs, l’Internet est devenu un outil de choix. De la ­vulgaire alerte aux virus, aux fausses lettres de solidaritĂ©, aux ­lĂ©gendes ­urbaines de toutes sortes, ces nouveaux hoax, envoyĂ©s par centaines vers nos ordinateurs, tentent, souvent avec succès, d’éprouver notre crĂ©dulitĂ©2 2 - Ă€ titre d’exemple, un hoax mentionnant que l’ingestion de Coke diet et de bonbons Mentos aurait tuĂ© un enfant… Certains croient, Ă  tort, que ces hoax rĂ©ussissent Ă  nuire aux multinationales ciblĂ©es, alors qu’ils parviennent plutĂ´t Ă  leur faire de la publicitĂ© gratuite. Sur hoaxbuster.com, on mentionne : « Les dirigeants de la marque Mentos estiment […] avoir Ă©conomisĂ© 10 millions de dollars grâce Ă  cette campagne de pub exceptionnelle ».

Cette multiplication croissante des canulars devrait ­probablement tĂ©moigner du positionnement de leurs auteurs envers les cibles visĂ©es. Dans une analyse portant sur le hoax (typique au web), AndrĂ© Gattolin et Emmanuel Poncet affirment : « depuis ­quelques annĂ©es les hoax se sont imposĂ©s comme une vĂ©ritable arme de dĂ©rision massive, en mĂŞme temps qu’un moyen inĂ©dit de ­rĂ©activer la critique sociale et rouvrir le champ de l’utopie politique 3 3 - AndrĂ© Gattolin et Emmanuel Poncet, Canular et utopie politique, Multitudes, no 25, Ă©tĂ© 2006.». Nous pouvons en effet rĂ©pertorier quelques pratiques activistes usant du canular ou de l’imposture pour s’attaquer Ă  des structures ­économiques ou ­politiques, ou pour dĂ©noncer publiquement des actions menĂ©es par certaines multinationales. Ă€ mi-chemin entre l’art et l’activisme, les Yes Men4 4 - Lire Ă  cet effet l’article de Stephen Wright publiĂ© dans le numĂ©ro 56 de esse, ­dossier IrrĂ©vĂ©rence, hiver 2006., qui ont notamment crĂ©Ă© de nombreux faux sites ­d’entreprises et usurpĂ© l’identitĂ© de leurs reprĂ©sentants, sont un exemple Ă©loquent d’un tel engagement. NĂ©anmoins, ce ne sont pas tous les canulars qui ont cette dimension ­critique. Ă€ cet effet, Gattolin distingue le hoax du canular en associant Ă  ce ­dernier « [u]ne dimension divertissante qui efface ses enjeux, un rituel ­convenu et sans risque dysphorique ou subversif tant ses effets paraissent ­nĂ©gligeables5 5 - AndrĂ© Gattolin, PrĂ©lude Ă  une thĂ©orie du hoax et de son usage politique, Multitudes, no 25, Ă©tĂ© 2006.. » Nombre de gags et de ­supercheries ne crĂ©ent effectivement ni malaise ni subversion dans le milieu oĂą ils sont propagĂ©s ; au plus ­­parviennent-ils Ă  mettre en scène leur auteur. Ă€ titre d’exemple, au QuĂ©bec, nous ­apprenions tout rĂ©cemment qu’un individu nommĂ© Franco Fiori avait rĂ©ussi, ­pendant près de 8 ans, Ă  dĂ©jouer la vigilance de plusieurs recherchistes en se faisant inviter, sous de multiples identitĂ©s, sur les ondes d’une vingtaine d’émissions tĂ©lĂ©visĂ©es populaires. Si la ­supercherie pouvait vaguement ressembler Ă  celle des Yes Men, le rĂ©sultat ne ­servait que les intĂ©rĂŞts ­personnels d’un ­individu ­souhaitant se faire voir Ă  la tĂ©lĂ©6 6 - Si le jeune homme a affirmĂ© vouloir passer un message Ă©cologique dans l’une de ses apparitions tĂ©lĂ©visĂ©es, il n’a fait qu’y rĂ©pĂ©ter, dans un discours infantile, une suite de lieux communs.. Plusieurs canulars ­artistiques s’avèrent aussi des ­espiègleries sans consĂ©quence. Qui plus est, leurs auteurs ­revendiquent parfois ­l’absence de ­critique envers qui ou quoi que ce soit. Qu’il s’agisse lĂ  d’une dĂ©mission envers les grandes ­questions sociales et politiques, d’une simple peur de prendre position ou d’une attitude politiquement correcte, l’heure semble plus Ă  la bonne blague qu’à l’engagement. 

Le milieu de l’édition n’est Ă©videmment pas exclu de la mire des imposteurs. Si l’usage du pseudonyme n’est pas en soi une forme de canular, il a nĂ©anmoins servi au succès de nombreuses ­impostures ­littĂ©raires (pensons notamment au double prix Goncourt de Romain Gary alias Émile Ajar). Aussi, comme plusieurs autres revues, esse a fait l’objet de quelques tentatives d’auteurs voulant, sous ­diverses ­identitĂ©s, rendre compte d’œuvres rĂ©elles ou imaginaires, ou ­simplement tester sa vigilance Ă©ditoriale. Nous en avons dĂ©pistĂ© ­quelques-uns, mais peut-ĂŞtre avons-nous aussi Ă©tĂ© victimes ou mĂŞme complices de quelques autres… Le temps nous le dira puisque le succès d’un canular tient Ă  son dĂ©voilement  !

Une lecture de ce dossier permettra de constater la grande ­diversité des pratiques utilisant ou côtoyant le canular. Tantôt ­cinglantes, parfois amusantes, les petites et grandes impostures ­présentées ici tracent le portrait d’une autre attitude ­irrévérencieuse souvent chère au monde de l’art et qui, parfois, arrive encore à ­choquer. Si l’intention de ce dossier était de suggérer que tel ou tel canular est certainement de l’art, comment faut-il entendre la phrase en ­couverture : L’art est un canular ? Cette affirmation n’est pas ­anodine, car pour de nombreux publics réfractaires, l’art ­contemporain est encore considéré comme une supercherie. La maxime prend un tout autre sens si l’on accorde à l’art une position critique face aux discours osant se poser comme Vérité. Enfin, la capacité d’autodérision de l’art actuel et de ses artistes compense peut-être l’absence d’esprit ­critique de certains usages du faux.

Sylvette Babin
This article also appears in the issue 60 - Canular
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