Une rupture

Johanne Chagnon

[In French]

L’un des aspects les plus inquiétants de la conjoncture actuelle est la question de la pauvreté dans laquelle évoluent les enfants : dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, 73 % des 0-5 ans et 63 % des 6-17 ans vivent sous le seuil de faible revenu (chiffres de 1995).

«Une rupture du contrat moral», voilà en quels termes certains expriment l’abandon, par le gouvernement québécois, des mesures que celui-ci avait lui-même mises en place en 1997. À ce moment, la nouvelle loi sur l’Aide sociale proposée par Louise Harel mettait de l’avant des «parcours d’insertion» pour les bénéficiaires. Belle formule qui signifiait : «Je vais t’aider si tu participes à des programmes de formation», programmes à caractère obligatoire, il va sans dire. Les gens se sont embarqués de bonne foi, ont commencé à suivre des cours de formation, moyennant dédommagements pour frais inhérents, certains contractant même des engagements avec leur institution financière sur la base de leur contrat avec Emploi-Québec. À l’été dernier, le gouvernement revient sur sa parole et dit à ces mêmes personnes : «Désolé, il n’y a plus de fonds disponibles.»

Non seulement ce non-respect des engagements pris est odieux, mais il est faux de prétendre que l’argent manque. Selon une source qui ne peut parler ouvertement parce que fonctionnaire chez Emploi-Québec, beaucoup d’argent — et là, on parle de millions de dollars — a été investi pour rénover des bureaux. Ce qui fait que, après avoir posé du tapis et renippé les locaux, il ne restait plus d’argent pour le facteur humain du système. Autre fait bizarroïde dans ce dossier : les ressources sont inégales d’une région à l’autre. Un recours collectif contre le gouvernement du Québec est en cours. On impute cette situation aux restrictions imposées par l’objectif du «déficit zéro», qui fait que l’État québécois se prépare à réaliser des surplus budgétaires cette année. Devant les effets de cet objectif à courte vue, je frémis en pensant à ce que cela va nous coûter à long terme, socialement, en santé physique et mentale, en éducation…

Ce qui ressort de ces mesures, c’est que les dirigeants, politiques et financiers, et les gens qui profitent de la situation créée, laissent s’enfoncer dans une exclusion grandissante une large portion de la population qui ne vaut plus rien à leur yeux. On s’en fout que des gens perdent leur dignité et leur espoir, afin de favoriser une minorité déjà nantie. Le phénomène de la pauvreté à Montréal est alarmant. Il l’est partout au Québec, mais progresse deux fois plus vite à Montréal. Selon des données de 1995, un peu plus d’une personne sur trois à Montréal vivait sous le seuil de faible revenu (une sur cinq dans le reste du Québec). La situation économique, semble-t-il, prend du mieux, mais le sort de la population ne s’améliore pas, au contraire. Tirez-en vos conclusions!

Facteur des plus alarmant, cette pauvreté touche de plus en plus les enfants et les jeunes adultes. À cet égard, le portrait du quartier Hochelaga-Maisonneuve affiche une augmentation constante… vers le bas. L’un des aspects les plus inquiétants de la conjoncture actuelle est le pourcentage des enfants de ce quartier vivant sous le seuil de faible revenu (chiffres de 1995) : 73 % pour les 0-5 ans et 63 % pour les 6-17 ans. Il n’est alors pas exagéré d’entendre dire que notre jeunesse est menacée, que nombre d’enfants souffrent de détresse, que leur espérance de vie est amoindrie. Toute une perspective d’avenir! Et ce dans une société qui se targue de sa qualité de vie, mais dont un nombre impressionnant de personnes n’arrivent même pas à combler leurs besoins de base. Si nous ne décidons pas collectivement d’investir dans la jeunesse, nous sommes tous perdants en bout de ligne.

C’est pourquoi, dans un tel contexte, la «rupture de contrat» du gouvernement est si cruelle. Il faut parler avec certains prestataires pour se rendre compte de leur aigreur. Car tous les efforts qu’ils font pour s’en sortir, la forte envie de travailler qu’ils ont toujours, se butent à des mesures gouvernementales qui ne font qu’étouffer leurs initiatives. Le dernier coup de massue assené avec cette affaire d’Emploi-Québec n’est venu qu’enfoncer le clou encore plus douloureusement.

Le DOSSIER de ce numéro sur la région de la Montérégie — huitième de notre série sur les régions du Québec —, signé Sylvette Babin, s’inscrit tout à fait dans l’actualité. Le sort de la Montérégie est fortement concerné par le projet de loi de la ministre Harel (sortira? sortira pas?) sur une possible superstructure métropolitaine ayant pour centre du beigne Montréal.

Ce dossier témoigne aussi des effets néfastes des coupures à Emploi-Québec. Tout comme nombre d’individus lésés par ce ministère, les intervenants culturels déploient beaucoup d’énergies dans des conditions qui ne sont jamais des encouragements à continuer. Pour fonctionner, presque tous les organismes culturels sont obligés de dépendre de programmes d’emploi, pour le moment disparus, et se demandent bien comment ils vont traverser l’hiver. De plus, la Commission de la culture de l’Assemblée nationale vient de reporter à une date ultérieure, encore inconnue, les audiences qu’elle devait tenir en octobre. On peut être très sceptique quant aux résultats de cette Xe consultation. Cependant, cette Commission avait mobilisé les énergies de nombre d’intervenants qui ont préparé des mémoires… pour rien. Il y aurait mieux à faire!

On trouvera aussi dans ce numéro un contenu varié : un droit de réplique, une lettre de commentaires, des articles touchant à plusieurs disciplines, allant, par exemple, du théâtre d’ombres contemporain à la musique actuelle — le Festival international de Victoriaville traité dans la revue pour la troisième année consécutive, par un nouveau collaborateur, Réjean Beaucage.

Camille Bouchi, qui aborde deux expositions, apprécie l’une pour les qualités qui font justement défaut à l’autre dans la manière de traiter de sujets à forte charge sociale. Cet auteur critique une attitude qu’il avait déjà mentionnée dans un article du numéro précédent, et qui le fait gricher des dents: : celle d’artistes qui continuent à adopter les mêmes stratégies et discours que dans les années 60-70.

Sylvain Latendresse se penche sur le phénomène des blockbusters — stratégie développée par les musées pour cause de rentabilité — et rend apparente la coupure avec l’histoire collective que ce phénomène opère et qui ne peut que faire l’affaire des pouvoirs en place, ayant ainsi les coudées franches pour agir. Tout près d’un musée montréalais s’est tenue une exposition organisée par la Coalition pour les droits des travailleuses et travailleurs du sexe, intervention qui trouve place dans la revue: : il est intéressant, et pas si fréquent, que des groupes marginalisés se servent de l’art pour sensibiliser à leur situation et à la criminalisation dont ils sont l’objet.

Les deux articles de Véronique Bellemare Brière témoignent des intérêts connexes de l’auteure. Dans l’un, celle-ci aborde le conte dans ses rapports avec les nouvelles technologies, deux domaines que l’on croirait opposés mais qui conjuguent un certain retour aux traditions à l’essor technologique actuel parfois trop déshumanisant. Animée par le sentiment du merveilleux que génère le conte, cette auteure jette un regard nouveau sur deux films québécois abordant l’imaginaire enfantin et découvre un filon intéressant…

L’article de Sylvie Cotton qui se penche sur une journée de performances tenue au printemps à Montréal met en évidence le fait que des artistes performeuses ont décidé de faire bouger leur discipline en organisant elles-mêmes des événements. La même observation s’applique au Festival art action actuel initié par la performeuse Josée Tremblay et tenu lui aussi à Montréal en octobre dernier. Sylvie Cotton s’est également intéressée au dernier Festival de théâtre des Amériques qui a suscité chez elle beaucoup de questions sur ce qu’est l’art et sur ce qu’est la vie, questions qui valent toujours la peine d’être posées car les réponses ne sont jamais arrêtées.

DU NOUVEAU

Dorénavant, vous retrouverez à chaque parution des chroniques régulières, sous forme de carte blanche donnée à des auteur-e-s. Selon cette formule, il y avait déjà le GOSSAGE de Paul Grégoire qui sévit dans ces pages depuis nombre de numéros. Sa dernière livrée pointe un autre travers de notre société submergée par les technologies de communications, où la quincaillerie prime trop souvent, au détriment du contenu.

Il y aura aussi maintenant dans chaque numéro AFFAIRE DE ZOUAVE de Michel Michel F. Côté (du milieu de la musique actuelle), qui a déjà collaboré à la revue (n° 30), et dont le dernier disque porte justement le titre de Compil Zouave. Et BUTINER d’une nouvelle collaboratrice (et déjà prolifique), Sylvie Cotton (du milieu des arts visuels) qui a réalisé au printemps dernier le projet Situations, parrainé par le centre Articule et qui consistait en quatre gestes poétiques dans son quadrilatère de résidence à Montréal. Bienvenue à ce nouveau chroniqueur et à cette nouvelle chroniqueuse.

Comme on peut le constater, ESSE propose toujours un contenu aussi substantiel, sinon plus, même si elle se présente maintenant sous un emballage différent: : autre format, autre grille graphique conçue par Christine Lajeunesse.

Continuez de lire la revue, passez le mot à d’autres, mais surtout, exprimez-vous dans nos pages!

Johanne Chagnon
This article also appears in the issue 38 - Montérégie
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