Justement la langue. Le fond et la forme.

Johanne Chagnon

[In French]

Les modifications à la loi 101 affirment la volonté de nos élu-e-s d’opter pour la facilité, en renonçant à protéger légalement notre spécificité culturelle. Au gré des changements de régime, les discours des politicien-ne-s, des économistes et autres, utilisant systématiquement un langage creux et des faux-fuyants, reflètent une navrante absence d’idées, décourageant tout projet de société. Nous pouvons comparer les idées actuelles de nos gouvernements à une bouteille de bière éventée, oubliée sur la tablette depuis trois jours! Sans projet de société cohérent, comment pourra-t-on à long terme conserver notre identité et notre langue?

Il faut arrêter de laisser les choses, par découragement ou indifférence et, à la mesure de ses moyens, tenter de s’impliquer. Penser autrement (par exemple, adopter d’autres arguments que des arguments commerciaux à-plat-ventristes pour défendre des modifications à une loi linguistique, hein! Ryan) et, par conséquent, écrire autrement (donc éviter cette langue de bois que les partis politiques, par exemple, utilisent abondamment).

C’est dans ce sens qu’à ESSE, nous optons pour un langage intelligible de tous et toutes, qui serait une combinaison de la langue parlée (du milieu) et du français écrit, et qui nous rapprocherait de l’essence de la production artistique québécoise. Et donc de la vie elle-même.

Certains propos entendus récemment dénoncent l’appauvrissement de la langue québécoise. Pauvre par rapport à quoi? Au français «international»? Pourquoi nous conformer systématiquement à ce dernier? Il ne reflète pas invariablement notre réalité.

Exploiter la richesse des nuances de notre langue pour une communication vivante au sein de notre société est un moyen pour nous d’affirmer un véritable engagement politique.

La langue québécoise est différente, adaptée, formée à même notre histoire particulière en Amérique du Nord. Elle est vivante, mouvante. Une prise de conscience de la valeur des caractéristiques de notre langue s’est effectuée dans la foulée de la Révolution tranquille des années 60. Le joual, vue comme une marque de colonisé-e-s, fut assumé, utilisé comme «outil littéraire» par plusieurs écrivains. Aujourd’hui, nous assistons à un renversement : une réminiscence d’un certain purisme de la langue française (symptôme de la pensée politique actuelle?). À titre d’exemple, on a bien vu la résistance de nombreux/euses Québécois-e-s à voir inscrits dans le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui des mots pourtant utilisés couramment. Qu’attendons-nous pour assumer l’exceptionnel qui nous distingue?

Tout est lié : situation politico-économique, art, vie quotidienne. Comment parler d’émotions vraies, lancer des cris du cœur, en prenant des tournures imposées par d’autres? Comment rendre compte d’une réalité dans une langue désincarnée? Il est certain que de prôner des textes bêtement terre-à-terre peut entraîner un danger, une facilité réductrice, nous en sommes bien conscient-e-s. Une langue gardant ses couleurs n’implique pas nécessairement un manque de précision, de clarté et de vocabulaire. Nous souhaitons que dans ESSE, à la lecture d’un texte, on sente battre le pouls de l’auteur-e.

Esse n’échappe pas à certaines remarques concernant la qualité de la langue employée. Une langue québécoise vivante n’est pas toujours considérée comme étant de mise dans une «revue d’art» qui se respecte. Mais pour nous, penser autrement ne signifie pas uniquement jongler autrement avec les théories pour montrer que nous les connaissons nous aussi. Cela suppose écrire autrement. Le fond et la forme. Et ainsi pourrons-nous peut-être donner à d’autres le goût du risque, d’inventer…

Et maintenant, dans la pratique, que comporte ce numéro de ESSE?

Un DOSSIER, volumineux encore une fois. Pour les comptes rendus en surface, il y a d’Autres revues. À la fin de l’éditorial du numéro précédent, nous avions annoncé une nouvelle ère : un peu moins de «dénoncite» et plus de «positivisme»! (Nous avons d’ailleurs dû nous forcer pour conserver au présent éditorial un ton plus affirmatif…) Et bien, qu’en est-il de ce dossier? Les sceptiques seront-ils/elles confondu-e-s? Avec «Eh bien! Regarde donc ça! Il y a un cœur qui fait fonctionner la machine!», nous avons opéré un changement de cap. Au lieu de porter notre attention sur ce qui gravite autour et profite de l’activité artistique, nous nous sommes concentré-e-s sur le centre-moteur même de toute la structure : les artistes eux/elles-mêmes et leurs propos, préoccupations et solutions. À ne plus perdre de vue!

Dans le même état d’esprit que celui qui a guidé la conception du dossier, les deux artistes mis en scène par Paul Grégoire dans les actes 11 et 12 d’Alzheimer social (chronique GOSSAGE) essaient eux aussi d’être «positifs»… quoiqu’ils soient loin d’y être parvenus. Ici, encore, la manière d’écrire importe. Les mêmes propos dans une prose habituelle n’auraient pas la même portée.

Penser autrement, agir autrement. Le fond ne suffit plus : il y a la manière. Un leitmotiv qui, curieusement, revient aussi dans deux textes du présent numéro, tous deux dans la nouvelle chronique APRÈS VOYAGE.

Les auteur-e-s de ces articles abordent la rencontre avec d’autres cultures en essayant de voir ce que les autres peuvent leur apporter, et non le contraire. Dans «Itinéraire pictural», Jocelyn Fiset profite du récit de son expérience en Russie pour émettre quelques réflexions sur sa propre démarche. Voilà un exemple, et ils se multiplient, d’artistes qui repensent en profondeur la manière même de faire de l’art, cherchent à trouver d’autres formules hors du cercle habituel «production d’objets/exposition/marché». Face à un système qui n’a pas assez de place pour accueillir tous/toutes les artistes, et face à une urgence dans le monde, dont pollution et surconsommation en sont deux aspects. Dans «Frontières transparentes. Regard sur le Mexique», Dominique Laquerre souligne l’attitude des artistes mexicains face aux structures : ces artistes, au lieu de les investir, et forcément d’adopter les mêmes fonctionnement et discours, privilégient plutôt la force de l’irrationnel pour régénérer autrement ces systèmes. Alors qu’ici on se noie de plus en plus dans la structurite aiguë et qu’on ne cesse de rationaliser la culture, quelle voie intéressante! Justement, à ce sujet, le DOSSIER SUITE de ce numéro rend compte des récents développements dans les démêlés entre le RAAV et l’AADRAV, sujet du dossier précédent. Et où en est-on rendu? Pas plus loin!

Richard Foisy, quant à lui, trace un PORTRAIT de Jean Narrache, écrivain-poète des années 30-40. Celui-ci s’inscrit merveilleusement bien à l’intérieur de ce numéro de ESSE : sa recherche d’une langue populaire authentique en accord avec son souci de traiter de la réalité quotidienne des plus démuni-e-s de la société nous fournit un bel exemple.

D’autres artistes partagent notre ras le bol des propos ronflants utilisés dans le milieu des arts visuels. Sous COUP DE GRIFFE, Joan Baker nous signale qu’elle aussi avait déjà manifesté son exaspération face au discours employé dans les communiqués de presse annonçant les expositions. Autre COUP DE GRIFFE : Pauline Morier attire notre attention sur le fonctionnement de la collection Prêt d’œuvres d’art du Musée du Québec. Une pratique (parmi plusieurs défavorables aux artistes) qui est entrée dans les habitudes, mais qui mérite d’être questionnée. On pourrait également considérer la collecte des diapos par les instances subventionneuses, à Québec et Ottawa, depuis des années. Et si le Musée du Québec souhaite constituer un répertoire en diapos des artistes québécois-e-s ayant souscrit à son concours, pourquoi les artistes doivent-ils/elles en assumer les coûts?

La chronique MONTRÉALITÉS contribue elle aussi à traiter de ce «cœur qui fait fonctionner la machine» en s’attardant aux productions artistiques elles-mêmes, à leur contenu. Jean Patry le fait en danse (chorégraphies récentes de Blackburn et de Perreault) et Johanne Rivest en musique (festival Tohu-Bohu).

Les productions artistiques anciennes du Québec s’articulaient autour d’un contenu, tout autant que les productions actuelles, grâce notamment au rôle qu’y jouaient les symboles et les références iconographiques. C’est ce que Bernard Mulaire aborde dans la chronique DOCUMENT en faisant l’étude de cas particuliers. On se surprend de constater avec l’auteur à quel point la recherche en art ancien du Québec souffre de lacunes.

Luis Neves propose dans ce numéro la suite, tout aussi explosive, de Cité solitaire avec un premier épisode du Chien de Sagres qui prend également sa source dans l’histoire socio-politique. Nous y retrouvons quelques-uns des personnages rencontrés dans Cité solitaire qui se déroulait au Québec en 1968. En ce qui a trait à Chien de Sagres, l’action prend place en Allemagne aujourd’hui.

Une revue d’opinions n’existe pas sans débat, critique, mise au point. Après deux articles assez durs qui leur ont été consacrés, les responsables de La Fou-Art répondent. Et c’est tant mieux. À ESSE on encourage avant tout le dialogue.

À suivre, pour voir où nos efforts de «positivisme» nous mèneront… Au bleu pastel et au rose bonbon?

Johanne Chagnon
This article also appears in the issue 23 - Un coeur fait fonctionner la machine
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