Bruit sourd

Sylvette Babin

[In French]

De la dissonance subtile à l’agression ­sonore, le bruit porte en lui une incroyable gamme d’affects modulés par la perception de celui ou celle qui l’entend. Si cette perception est souvent subjective – nous n’écoutons pas les bruits de la même manière –, elle est aussi influencée par des éléments tout à fait extérieurs à notre volonté, car nous n’entendons pas les bruits de la même manière. 

Chez le malentendant, par exemple, le bruit est souvent ­rassurant parce qu’il fait obstacle au silence et à l’isolement. Cependant, ­expérimenter le son à travers une prothèse auditive transforme le simple jet d’un robinet ouvert – ou le va-et-vient des voitures un jour de pluie – en un bruit de cascade assourdissant. Le non-voyant aussi expérimente le bruit de façon singulière. Nous pouvions le constater dans la performance Blind City, de Francisco López, lors de ­l’événement Cité invisible de Champ Libre, où l’on nous ­invitait à effectuer un parcours d’une heure ou deux dans la ville, les yeux ­bandés et, surtout, guidés par un aveugle. Ceux qui ont fait ­l’expérience ­comprendront certainement si je dis que les bruits de la ville ­deviennent des ­repères, que la musique, même belle, des ­musiciens dans le métro enlève toute possibilité de s’orienter et que, pour l’aveugle aussi, le bruit du va-et-vient des voitures sous la pluie est un obstacle à l’audition, sa vision. 

L’audition, et parfois la vision, est donc un facteur important dans la perception des sons, mais sur lequel nous n’avons que peu de contrôle. L’écoute, au contraire, transforme inévitablement notre façon de percevoir les bruits, mais aussi notre façon de les ­appréhender. À la fois psychologique et culturelle, influencée par des réflexes affectifs et des acquis sociaux, l’écoute contribue au ­­devenir-son du bruit, un devenir-son qui le débarrasserait de sa connotation souvent péjorative.

Pour quiconque s’intéresse à l’étude des bruits, la ville est ­inévitablement un lieu à explorer. Son bassin riche en matériaux ­sonores en fait une source d’inspiration pour de nombreux ­artistes, et cela au moins depuis les futuristes italiens. Le manifeste L’art des bruits, de Luigi Russolo, cité par plusieurs auteurs de ce dossier, a d’ailleurs été le coup d’envoi de l’art bruitiste. Oublions la ­désolante fascination pour les « grandes batailles » et l’éloge à la « guerre ­moderne » exprimée dans ce manifeste et retenons plutôt que « [l]e bruit a le pouvoir de nous rappeler à la vie » et que « [n]ous nous ­amuserons à ­orchestrer idéalement les portes à coulisses des ­magasins, le ­brouhaha des foules, les tintamarres différents des gares, des forges, des filatures, des imprimeries, des usines ­électriques et des chemins de fer ­souterrains ». C’est à cet intérêt pour une ­reformulation artistique des bruits de toutes sortes que nous nous attardons ici, à travers une prise de conscience et une écoute ­différentes des sons qui nous entourent. Nous posons un regard sur le bruit dans ses diverses manifestations artistiques, c’est-à-dire au moment de son insertion dans le champ de l’art – visuel et audio. 

Trois tendances ­principales semblent se démarquer : le bruit ­utilisé pour sa « musicalité » (la création ­d’œuvres musicales à partir de bruits chez Schaeffer), le bruit référentiel (la création ­d’œuvres ­sonores non musicales dans les installations de Bouvard), et ­finalement sa création mécanique ou technologique dans une œuvre, le bruit étant généré par l’œuvre elle-même (les sculptures sonores de Gauthier ou les performances de Migone). 

Ce numéro propose bien sûr quelques analyses du bruit dans le domaine de la musique, soit en abordant les techniques ­d’enregistrement et de manipulation des sons (la phonographie, l’échantillonnage) ou en observant son application dans divers ­contextes de création et de diffusion. On constate, par exemple, que lorsqu’il est introduit dans une œuvre musicale, le bruit tend souvent à être ­« domestiqué » (Saladin), à être « récupéré » par la musique. Du côté des arts visuels, on observe la mise en espace du bruit, voire sa mise en image, à ­travers les installations sonores ou l’art vidéo. C’est peut-être dans ces ­contextes qu’il résiste le mieux à la musicalité, employé plutôt pour ses qualités esthétiques ou pour ses références à la réalité. Nous verrons aussi qu’il y a souvent une dimension critique ou politique aux œuvres sonores et bruitistes : ébranlement du sujet (Gagnon), commentaire social (Uzel, Saladin) ou conscience environnementale (Ripault) font ainsi partie des préoccupations de plusieurs des artistes mentionnés dans ce dossier.

Nommer le bruit n’est pas l’entendre. Écrire sur le bruit dans les pages silencieuses d’une revue fait nécessairement appel à ­l’imagination, mais s’avère parfois une expérience frustrante pour le lecteur et ingrate pour les œuvres sonores. Pour tenter de combler cette lacune, nous proposons, sur notre site web, quelques extraits des œuvres ou des bruits traités dans ces pages. Ainsi, tous au long du dossier, l’icône entourant le  titre  d’une œuvre citée ou le nom d’un artiste signale qu’on peut en écouter un extrait au www.esse.ca/bruit. De la même façon, on pourra écouter les œuvres sonores des trois artistes invités dans notre nouvelle section portfolio.

Sylvette Babin
This article also appears in the issue 59 - Bruit
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