[In French]

De la force drastique de l’objet

À la page 317 de son Étude élémentaire sur la multiplication dégénérative des objets1 1 - Undberg H. Schlinderwolf, Étude élémentaire sur la multiplication dégénérative des objets, Rivages, Bibliothèque Rivages, Paris, 1983., Undberg H. Schlinderwolf avait raison quand il écrivait : « Au sein du désert cosmique, l’angoisse universelle nous presse. » Raoul Karpitchov prétendait la même chose à propos des objets volants non identifiés : « Et pourtant ils existent ! » (ce qui n’est pas sans nous rappeler la célèbre phrase de Galilée : « Et pourtant elle tourne. ») Réjean Vagrand, de son vivant, commentant la sentence le condamnant, hurla : « Mais laissez-moi sans objet ! Laissez-moi nu ! » Bagadwan Ramapradesh, gourou nain et velu du Punjab, disait, encore récemment : « L’humain n’est qu’un affect objectif, un être objet noué de motivations affectives non intellectuelles, qui concentrent l’énergie vitale – toujours dominée par les émotions –, sans autre raison. » De son côté, pas moins légère, Coco Chanel affirmait : « L’objet de toute beauté souvent n’est révélé que subjectivement, et ils sont nombreux à négliger l’immanence d’un objet, quel qu’il soit. La femme-objet, d’accord, mais ces messieurs ne sont pas moins objets. » Benoît Gouin-Pelchat mérite le dernier mot : « Le sport est l’activité la plus élémentaire : objet, objectif, mettre objet dans objectif et gueuler comme des écartés2 2 - Il faut bien s’arrêter quelque part, mais citons encore ceux-ci : « Tout objet aimé est le centre d’un paradis. » – Novalis, « Le Musée transforme l’œuvre en objet. » – Malraux, « N’importe quel objet peut être un objet d’art pour peu qu’on l’entoure d’un cadre. » – Vian, « On en vient à aimer son désir et non plus l’objet de son désir. » – Nietzsche, « Le créateur qui accepte l’incognito est un objet contre nature. » – Julien Benda, « Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix. » – Proust, « Quand la femme ne sait pas qu’elle est un objet de luxe, elle est adorable. » – Roger Fournier, « Toute une partie de l’art contemporain n’a pas d’autre objet que l’art lui-même. » – Pierre Bourdieu, « Le minimum pourrait être défini comme la perfection qu’atteint un objet lorsqu’il n’est plus possible de l’améliorer par soustraction. » – John Pawson, « L’art par définition : l’ultime manière de créer l’osmose parfaite entre l’objet et moi. Je suis parfaite, ggrrrriiiiiii, toutes griffes en action, il doit le devenir. » – Cathy Lamare, « Je ne suis pas pour la femme-objet, au contraire j’aime bien quand c’est moi qui ne bouge pas. » – Pierre Desproges, « Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à votre corps ? » – Alphonse de Lamartine (revisited), etc. C’est facile, vous allez sur www.evene.fr, vous tapez objet, et il y en aura des kilomètres d’autres. Vous pouvez même en inventer ! .»

Objets incompréhensibles

De tous les objets étranges répertoriés, la machine à ondes galvanoplastiques Brutz semble la plus singulière. Le seul exemplaire connu, toujours en état de fonctionner cent deux ans plus tard, est encore employé pour les impressions de qualité à petit tirage : titres de rente, obligations, actions, billets de banque, billets de loterie, livres précieux, ouvrages de luxe – certains prétendent même que esse aurait fait appel aux extravagances talentueuses de cette machine lors de l’impression du no 52. La chromotypographie intervectale qu’induit le principe des ondes galvanoplastiques de Gregorio Brutz serait sans équivalent en termes qualitatifs. Le plus étonnant demeure qu’on ne sait toujours pas pourquoi et comment cette machine fonctionne, Brutz ayant mystérieusement disparu sans laisser d’explications (ni sur sa machine, ni sur les raisons de sa disparition) le 16 avril 1910 lors d’une promenade en forêt.

Heureusement, nous savons encore comment utiliser ce fabuleux objet centenaire, à peine plus gros qu’un four à micro-ondes. Imperturbable, des millions d’impressions plus tard, il n’a jamais cessé de fonctionner.

Voici la seule note manuscrite, ésotérique, quasi épistémologique, que nous a laissée Brutz sur son invention :

« Remarque importante : La moindre négligence, un fil mal attaché ou un écrou desserré, peut devenir une cause de dérangement et même d’accident grave. Il en va ainsi de ma machine comme de toute vie sur Terre. D’autres causes, également simples, mais parfois difficiles à reconnaître, suffisent pour paralyser le fonctionnement d’une installation, d’un objet, ou d’un être animé. Mais il suffit, le plus souvent, que l’utilisateur chargé de la bonne conduite du dispositif possède quelques connaissances élémentaires pour qu’il puisse, guidé par une série de règles claires et précises, remédier immédiatement à la plupart des dérangements qui peuvent survenir sur l’objet, ou sur l’être animé.

Les causes qui peuvent produire un dérangement sont les suivantes :

A – Magnétismes rémanents des inducteurs thermo-nerveux trop faibles ;

B Contacts nerveux paradoxaux chez les animaux hétérotrophes ;

C Court-circuit du tronc ou mauvais isolement lors des situations
suivantes :

a. Isolement infructueux des bornes connectives (affaiblissement
de l’ego) ;

b. Commutateur interactif sans objet (isolation résultante du sujet) ;

c. Cannibalisation restrictive de l’armature intérieure (étouffement progressif) ;

d. Inversion des bobines alpha (absence de calvitie chez l’homme d’âge mûr) ;

D – Circuit ouvert dans les organes internes des animaux et des machines ;

E – Inversion des pôles existentiels ;

F – Aucune de ces raisons, une autre cause est à identifier.

Les causes de dérangement sont multiples. L’âme humaine est sensible à l’activité incessante du magnétisme terrestre – il en va de même pour l’âme de l’objet. Sa fragilité intrinsèque appartient à son essence et prédispose à la corruption. Une vigilance accrue semble nécessaire, il en va de la survie de toute vie. »

Nombreux sont ceux et celles qui tentèrent de saisir l’essence de ce bref texte. « Encore heureux qu’il fût écrit en français ! », déclara drôlement Derrida. Mais nul ne sut vraiment établir un lien crédible entre ce texte et la machine à ondes galvanoplastiques. Le lien texte-objet demeure à ce jour impénétrable.

Sans objet

1. Sans objet, pas d’humain, semble affirmer Peter Sloterdijk dans La domestication de l’être : « L’homme ne descend ni du singe, comme l’ont cru hâtivement des darwinistes de vulgarisation, ni du signe, comme on l’a dit dans les jeux de langage des surréalistes : il descend de la pierre ou du moyen dur, dans la mesure où nous nous entendons pour considérer que c’est l’usage de la pierre qui a inauguré la prototechnique humaine. En tant que premier technologue de la pierre, jeteur, opérateur d’un instrument à frapper, le pré-sapiens devient un stagiaire du moyen dur et, de ce point de vue, il est l’homme à son commencement. Ici s’exprime pour la première fois le principe de la technique : le fait d’émanciper l’être vivant de la contrainte du contact corporel avec des présences physiques dans l’environnement. Elle permet à l’homme en devenir de remplacer le contact physique direct par le contact de la pierre. Alors que la fuite n’est qu’une manière négative d’éviter des contacts corporels non souhaités, la technique de la pierre provoque un évitement positif, qui se transforme en un savoir-faire. Cette technique garde le contact avec l’objet et ouvre la voie vers sa maîtrise. »

Par extension, le geste sculpteur – l’intuition du gossage – nous aurait fait naître. Le pressentiment d’un rapport décisif à l’objet nous aurait engendrés. En y ajoutant musique et danse, nous avons là l’essentiel du trio constitutif primordial, la genèse des activités qui ont initié le développement de notre espèce.

(Nous reviendrons sur l’idée de la peinture au prochain numéro, no 76.)

2. Dans une société entièrement régie par le dynamisme économique, on avance plus facilement si on a l’épiderme épais – il en va ainsi des humains en général. Au sein des règles de cette transe économique, il n’y a pas d’effleurement possible, la subtilité cutanée est à zéro. Dans le désordre clownesque des salons d’État, l’ergotage atteint des sommets d’abstraction brutzienne dans lesquels il est peu question du bien-être mental ou des délectations du corps. Certainement, il y a quelque chose qui nous échappe… La rhétorique terriblement spéculative des chiffres économistes n’est pas plus limpide que l’articulation sophiste des mots. Le boniment politique contemporain est frivole, évacué de tout, sans objet, exclusivement revêtu de dentelles statistiques et de pourcentages en jarretelles, rien dessous sinon qu’un vide sidéral. Mou de l’argument et sec de ton, pas un iota sexy, l’astigmatisme grimpant de la majorité de nos élus n’en a que pour l’équilibre fiscal panique du partenariat hétéro et la logique univoque de l’univers marchand, laissant pour compte tout le reste, la vie en général. À force de dire sans faire, ces mandataires du peuple ressemblent à des fétichistes fatigués, vidés, devenus pauvres d’idées.

Pour changer un peu, imaginons une politique qui ferait saliver, sans chiffres, avec du poil, un parfum de musc et de vrais mots. Pas facile.

3. L’univers regorge d’objets indéfinissables. Quelques exemples : la conque de canalisation thermostatique (insurpassable ancêtre du portable ; sans danger pour le cerveau), le banalisateur de convection moléculaire (hyperséchoir instantané ; une certaine prudence semble cependant de mise : quelques cas de déshydratation complète avec issue fatale ont été observés), l’interrupteur d’ondes géosynchrones (sorte d’égalisateur émotif du cortex ; grâce à lui, terminé les poussées de larmes impromptues). Tous des objets prodigieux, fruits d’inventeurs astucieux.

4. Le lecteur doit connaître l’humeur d’un objet lorsque celui-ci veut nous parler, que nous en usions chaque jour ou que nous ne l’apercevions qu’au passage. Tel est le début de tout penchant et de toute manie de collectionneur. Nous nous prenons à sonder l’objet et nous nous y perdons. Il nous livre ses secrets et, pour peu que nous ayons la patience nécessaire, nous nous apercevons qu’un secret succède à un autre. L’accumulation s’y cache, « car la plus petite fleur pousse ses racines jusque dans l’infini et c’est notre penchant qui les découvre. Que multiplie l’appuie-livre lorsque l’obscurité l’enveloppe ? La modestie de l’apparence n’est qu’un voile tiré. » – Henri Plard

5. Les objets nous aiment. Il suffit d’entretenir un lien étroit avec un de ceux-ci pour que cette évidence nous caresse l’esprit.

Que serions-nous sans eux ? Quelques pauvres sujets sans objets.

Réclamation

Le Bureau des objets trouvés est un endroit de dissipation. Se rendre au Bureau des objets trouvés – là où l’on rassemble les objets perdus –, pour réclamer l’objet manquant, est une démarche éperdue. D’autant plus qu’il nous manquera toujours un objet ou deux.

Nous ne réclamons pas suffisamment. Le Bureau des objets trouvés déborde, sachez-le.

Objectum rectum

Rudolf Bilz écrit : « Nous ne sommes pas des animaux, mais nous vivons pratiquement dans un animal qui vit en participation avec ses semblables et en participant aux objets3 3 - Rudolf Bilz, Die unbewältigte Vergangenheit des Menschengeschlechts. Beiträge zu einer Paläoanthropologie, Francfort, 1967, p. 56. [Trad. libre]. »

Je m’objecte à l’idée que nous ne sommes pas des animaux. Au contraire, je crois que nous possédons précisément toutes les caractéristiques propres à la vie animale. Du meilleur au pire, ne s’ajoutent que l’imaginaire des mots et la compulsion des chiffres, pour le reste : nous sentons, nous copulons, nous chialons, nous mangeons, nous craignons, nous sommeillons, nous buvons, nous saignons, nous suons, nous rêvons, nous connaissons l’extase, et nous chions.


L’auteur aime les objets. Il en a produit un grand nombre, la plupart inutiles. Même chose pour le texte qui précède, puisque l’objectif premier était d’écrire le mot objet(s) à 54 reprises (en incluant les deux de cette notice biographique) – l’âge de l’auteur.

Michel F Côté
This article also appears in the issue 75 - Living Things
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