[In French]

Essorage symphonique

Jurons qu’au rythme où vont les choses, d’ici quelques mois, un ­compositeur américain opportuniste, pompier et volontaire, aura ­composé une symphonie Obama. Gageons sur le plus incendiaire des éteints pour réaliser cette future foirade : Philip Glass, ex-minimaliste tôt devenu lourd et redondant.
Assurément, cette symphonie Obama sera pathétique, pétulante de bons sentiments, sans invention mais avec de magnifiques ralentendos et quantités d’enflures ; surtout, elle sera fatalement convenue – un ­pastiche de black music (disons un blues patriotique...) s’y fera entendre avant la grande finale. La musique n’y gagnera rien sinon qu’un autre amuse-gueule pour mélomanes estivants. De manière prévisible, à l’audition de cette future grandiloquence, Christiane Charest va de nouveau faire pipi dans ses culottes sur les ondes radio de la première chaîne. Nous n’y pouvons rien et ne serons pas de ceux qui épongeront le tapis aspergé sous la chaise de l’animatrice ; que voulez-vous, elle est fragile.

L’histoire de la grande musique en est maintenant une de déroute. Au ­siècle précédent, cette tradition musicale a prématurément ­flétri, elle est devenue progressivement insignifiante. Cette dissipation s’est ­accélérée dans la seconde moitié du 20e siècle. Sa filiation est ­maintenant ­anémique. Depuis plus d’un siècle, il n’y a que la petite musique pour ­traquer ­l’invention. Mais puisque la grande a encore les moyens de ­prendre une certaine place publique et d’être – modestement – ­attractive, encore médiatique, elle fait toujours de l’ombre à tout ce qui s’invente. À preuve, le reste de l’éther musical québécois populaire (sous toutes ses ­variantes) n’échappe pas à cette attraction qu’exerce la baguette magique d’un chef : observez tous ces chansonneux, Rivard, Lapointe et les autres, qui noient pitoyablement leurs chansonnettes dans une boursouflure ­symphonique. Font-ils de l’humour lourd ou quoi ?

La petite musique s’invente tout autour de vous, à chaque jour, dans des lieux clandestins ou semi clandestins. Ces jours-ci à Montréal, ses lieux sont nombreux et ses acteurs prolifiques. Profitez-en et mettez un peu d’argent dans les chapeaux de ces musiciens lorsqu’ils passeront sous votre nez. 

« La musique qui est là avant la musique, la musique qui sait se “perdre” n’a pas peur de la douleur. La musique experte en “perdition” n’a pas besoin de se protéger avec des images ou des propositions, ni de ­s’abuser avec des hallucinations ou des rêves1 1 - Pascal Quignard, Boutès, Galilée, Paris, 2008, p. 19. Selon son auteur, ce petit livre est la suite finale d’une précédente publication, La haine de la musique, ­extraordinaire écrit sur la musique que Quignard publia en 1996 chez Calmann-Lévy. . » Cette citation pourrait être une ­définition de ce que je nomme la petite musique.

En 1955, Claude Lévi-Strauss, qui célèbre ces jours-ci son centième ­anniversaire, écrivait dans Tristes tropiques, merveilleux livre : « Le monde a commencé sans l’homme et s’achèvera sans lui. »  En attendant cet achèvement, rien ne vous empêche d’écouter du bon côté…

À spin pour cinq tours

1. Redisons-le, c’est pourtant par les oreilles que tout pourrait ­s’arranger ! Pas juste par le cul.

Avantageusement, ces trois orifices se complètent parfois pour nous offrir un peu d’amusement. Par exemple, comment faire pour provoquer la mise à l’index de esse, comment faire pour que cesse la publication de ce magazine infectant ? Simple, il suffit que notre Premier ministre fédéral puisse ouïr les quelques noms de bands unilingues anglais ici imprimés ; choisissez le nom que vous préférez et informez-nous de votre choix : Fuck My Face, Spread Your Ass, Jizz On Your Mother, In Each Hole, Your Cock My Ass, Mary’s Dirty Cunt, Jesus Hard Dick on the Cross, Fist Fucking Children, Harper & The Herpes, The Tits & A Dick, Hard On Boys, Little Sister’s Ass, HAh ! (Harper’s Asshole !), Lick-A-Dick et Stephen Suck Seed. Dévoué lectorat, nous allons méticuleusement compiler vos choix et nous transmettrons les trois noms les plus populaires au Premier ­ministre du Canada (accompagnés de deux copies de ce numéro, peut-être le dernier). Votez nombreux et nombreuses !

Tout cela est à la fois fragile et excitant.

2. De la fragilisation progressive. Joseph Beuys : « La prétendue ­intelligence que les gens s’enfoncent dans la tête comme un couteau ne donne qu’une image superficielle, et cette intelligence-là doit être détruite. L’idiotie doit être partagée, car en elle existent toutes les autres forces, comme une volonté sauvage, un sentiment vital devenu fou, et peut-être une tout autre connaissance. »

Enfants, les grands singes humains s’allongent dans tous les sens à la fois. Multipliant les connections, favorisant les actes faussement ­débiles, sans aucune notion de ce qui est barbare, l’enfant humain ne cesse ­d’inventer. Devenu adulte, d’une manière obsessionnelle et trop apprivoisée, le singe humain ne s’attache généralement qu’à une seule direction ; c’est une perte fâcheuse. Avec l’âge qui s’engouffre, au fil des ans et des dents qui s’usent, il apparaît prévisible que ce manque de souplesse provoque des dommages irréversibles. Autrement dit, avec le temps, rien ne s’arrange ; curieusement, plutôt que de s’alléger, en vieillissant, l’homme s’épaissit.

Imaginons que la cause de cette obsession unidirectionnelle spécifique à notre espèce résulte d’un dressage somme toute sincère, mais trop rigoriste ou laxiste – strict ou trouble –, sans rien entre les deux, sans souplesse, au final paranoïaque.

Bref, parents d’enfants soyez vigilants : parentifier un nouvel individu est une lourde tâche. Efforcez-vous de cultiver la saine sottise. Une vie mal parentifiée peut être dangereuse, voire mortelle.

3. Changement de registre radical, retombons sur terre… Le 21 août dernier, Céline Dion se voyait attribuer le titre de docteur honoris causa en musique. L’Université Laval est responsable de cette ­imbécillité. Précédemment, cette même université avait accordé ce titre ­honorifique à René Dupéré (compositeur des musiques de quelques-uns des ­spectacles du Cirque du Soleil). Au rythme où vont les choses, pourquoi ne pas songer à attribuer un tel titre à Normand L’Amour, Mireille Mathieu, Rick Wakeman ou Madona ?

De façon plus excitante encore, sommet d’applaudissements sans ­précédent, au récent Gala de l’ADISQ, l’omniprésente Céline a reçu un prix-hommage pour l’ensemble de sa carrière. Elle y fut déclarée ­meilleure chanteuse au monde par Luc Plamondon, présentateur bavard, niochon qui rime con. Que dire en voyant tous ces mentons empreints d’émotion ? Belle fragilité.

4. Heureusement il y a la danse, cette très ancienne activité humaine. Cet art, ce plaisir du corps, se cultive encore, même parfois chez les non-­professionnels. Danser est une manifestation charnelle de vitalité, l’expression d’une incarnation. Il n’est pas impossible de danser jusqu’à sa mort, c’est même souhaitable.

La danse est une merveilleuse sottise. 

L’art chorégraphique est un lieu où il est nécessaire de contester la dictature
du corps idéal tel qu’anciennement édicté par les dogmes académiques du ballet classique ; ce diktat est morbide. Le corps idéal, superbe, est un absolu olympien, guerrier, une thèse de conquérant. Il est infâme d’adhérer à ce modèle lorsque l’on aspire à l’invention, à l’exultation des possibilités expressives du corps humain. Exclusivement choisir un corps aux allures juvéniles implique une raréfaction, un appauvrissement. Le chorégraphe qui agit unilatéralement en ce sens est un faible d’esprit.

L’âge moyen des danseurs professionnels tend à augmenter, c’est une bonne nouvelle. Il était temps.

La danse m’a procuré deux très grands moments d’émotion. Le ­premier fut lorsque je vis Kazuo Ohno danser sur scène à l’âge de 90, en 1996 (l’homme vit toujours, il est né en 1906, il a maintenant 102 ans, ­peut-être danse-t-il encore…) ; les larmes aux yeux, je fus ­bouleversé du début à la fin, sans cesser une seule seconde d’être ému par ­l’invraisemblable ­vitalité poétique de ce vieux corps, de cette âme ­intemporelle et ­dansante. Le second événement eut lieu au Burkina Faso, lorsque ­j’assistai à la ­performance d’une vénérable chanteuse populaire de la capitale des Burkinabè, Ouagadougou. J’ai oublié le nom de cette diva ratatinée et édentée, mais je vous jure, au bout de quelques ­minutes, lorsqu’elle se mit frénétiquement en mouvement, mon cœur en fut renversé. J’observais alors quelque chose d’une inexplicable beauté, du jamais vu. À ce moment, je compris que l’art chorégraphique, dans tout ce qu’il possède d’archaïque, met en scène une stratégie du corps qui précède le langage. Je compris aussi qu’il est vain d’expliquer la danse, et que pour comprendre les gestes, les mots ne suffisent pas.

5. Au Québec, depuis quelques années, les forces policières se déploient surtout lors d’évènements sportifs. Les soirs d’élections, tranquilles aux postes, ces mêmes forces regardent leurs téléviseurs. Au Québec, on manifeste pour un trophée, rarement pour une cause politique.

Coton brun moyen, c’est mieux que rayonne blanche extrême

Revenons à notre sujet symphonique initial, ce surprenant Obama. Étrange revanche : le Sud américain, qui veut la mort du black ­president, voit le Sud mondial célébrer la victoire de l’homme brun. C’est ­évidemment une très mauvaise nouvelle pour les red necks sudistes – qui doivent êtres diablement consternés devant une telle et si soudaine popularité –, mais c’est un événement heureux pour le reste du monde (sauf ici et là, un peu partout et dans chaque famille, où subsistent d’éternels gros mottons d’irréductibles morons).

Demeurons cependant quiets et sans emportement, car contrairement à la croyance populaire, il n’y aura jamais de sauveur : tout demeurera ­indéfiniment en péril. Barak ne sauvera pas le monde. Au mieux, il ­s’assure déjà d’une bonne place dans l’histoire. Le reste, nous devrons le faire nous-mêmes, comme toujours.

Que peut le prochain président des États-Unis face aux extravagances du pouvoir économique mondial ? Que peut-il devant le délire tentaculaire de ce nouvel ordre mondial ? La guerre – et toutes ses sous-activités belliqueuses – alimente les ambitions délirantes des quelques richissimes empereurs de l’ultralibéralisme. En bon soldat, Obama va poursuivre les activités guerrières de la nation qu’il s’apprête à diriger. Les motifs de sécurité seront encore invoqués, même si l’argumentation sera toujours aussi peu crédible.

Les Américains furent profondément déconcertés par 9/11. Contrairement à la majorité des autres nations, celle-ci (tout comme la nôtre) n’a pas l’habitude des agressions étrangères : aucun précédent, sinon Pearl Harbor. Vraisemblablement, peu de choses menacent les États-Unis ; le principal danger vient de l’intérieur, du côté de l’extrême droite. La position d’Obama en est une de grande fragilité : il est plus menacé à ­l’interne, qu’il ne l’est à l’externe. Ailleurs dans le monde, il n’y a peut-être que Poutine d’assez imbécile – et raciste – pour lui déclarer une guerre des boutons. Avec l’élection d’un homme coloré brun moyen, le reste du monde (même la Chine) se donnera bonne conscience, pendant un temps. Le temps bref que ça durera.

De la fragilité de l’homo électus

Poursuivons et faisons un peu de Politic Reality ; ça sera brièvement ­amusant. Localement, c’est tout ce qui nous reste pour stimuler l’imagination de l’homo électus.

Sans véritable raison, et par pure spéculation d’un dimanche ordinaire, j’ai le terrible pressentiment que Guy A. Lepage se lancera en politique provinciale d’ici 2013. Me tromper serait une bonne occasion d’avoir ­inutilement imaginé le pire… Mais si par malheur l’intuition s’avérait juste, il ne nous restera alors qu’à nous distraire du pouvoir accumulé par ce personnage médiatique, humoriste touche-à-tout.

Imaginons qu’il nous faudra bientôt concevoir l’ennui comme un passe-temps à reconsidérer.

Délicatesse de la vie intérieur et quelques poules

La majorité des artistes de ce pays demeurent d’éternels émergents. Depuis le début, ils n’ont rien à perdre, sauf peut-être la tête. Mais ­persistons en délicatesses : si l’ordre économique mondial s’effondre, réjouissons-nous, nos têtes demeureront sauves (ou chauves, c’est selon).

Mise au point plus ou moins faite, par extension mais sans lien réel, ­précisons que de nos jours il y tout de même de merveilleuses réflexions qui se perdent. En voici deux dernières :

« On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on ­n’admet pas tout d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. » Georges Bernanos à écrit cette phrase inspirée en 1944, elle est extraite d’un livre au titre ravissant : La France contre les robots2 2 - Un de ces milliers de livres que vous et moi ne lirons jamais..

« À partir de combien de nouvelles poules plus grosses que des poules normales trouvons-nous ces nouvelles poules normales, c’est-à-dire pas grosses ? » Interrogation subtile de Nathalie Quintane, extraite d’un autre livre que je n’ai pas lu : Saint-Tropez  – Une Américaine, Paris, POL, 2001. 

Réfléchissez-y bien.


Michel F. Côté [flatf@videotron.ca] aimerait remercier certaines personnes qui furent essentielles à son développement intellectuel. Puisque la liste pourrait être longue, il n’insistera pas. Sachez que celles-ci lui permirent d’en apprendre davantage sur sa personnalité, ses choix, son développement cognitif, l’origine de ses gestes et passions d’artiste, le sens de ses propos, et la raison de sa présence ininterrompue au sein de ce périodique depuis bientôt dix ans (il se demande d’ailleurs si ça ne commence pas à bien faire). Après tout, cette notice biographique a pour objectif de permettre une ­contextualisation efficace du texte dont vous terminez probablement tout juste la lecture (à moins que vous soyez du genre à débuter par la lecture des notices ­biographiques – nous ne sommes jamais trop prudents, ou trop curieux ; après tout, lire une notice biographique c’est comme regarder par la fenêtre d’un voisin : on peut en apprendre énormément avant même d’engager la conversation).

Michel F Côté
Michel F Côté
Michel F Côté
This article also appears in the issue 65 - Fragile
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