[In French]

S’y dissoudre ou pas

Il faut savoir reconnaître ses alliés. Savoir s’avancer jusqu’à eux et s’associer le moment venu. Avec vigueur, il faut identifier le dissemblable salutaire. Craindre de s’y dissoudre est un réflexe d’amateur. La peur de la perte identitaire est une frayeur stérile, c’est une erreur de débutant : l’aspect sexué des interinfluences induit un énorme potentiel créatif. Il est bon de se faire engrosser par une âme étrangère ; il est nécessaire de mêler nos sangs. Rien à perdre dans l’échange de fluide, tout à gagner. Tout à prendre. Tout à apprendre lorsqu’il y a mixtion et impureté. C’est là précisément que s’invente la généalogie culturelle des hommes et que notre espèce se ramifie d’âge en âge depuis l’immémorial.
Il faut marcher avec ceux qui marchent. Dissiper la méfiance sédentaire, aller vers l’étranger. Changer de sorte. Changer de porte. Foncer sur du dur. Tasser le mou. Aller voir si j’y suis et qui sont les autres. Manger du bizarre pour un peu de beauté nouvelle. Cesser d’aligner du plate. Risquer une maladie. Sortir le malade et prendre l’air.
Insistons sur la notion de risque. La mise en péril demeure permanente chez ceux et celles qui choisissent de s’aventurer à l’extérieur du cadre normatif de nos sociétés téléphages. Les obstacles seront nombreux ; le sentiment d’isolement sera spectaculaire. La marche à suivre n’est ni prescrite ni enseignée. Il faudra savoir improviser, alors vous serez rares : l’improvisation est une activité à laquelle ce monde d’optimisation et de rendement n’adhère pas. Il y a une haine (une peur) de l’imaginaire lorsqu’il s’affiche avec un dédain du gain.
Risquer peut vouloir dire marcher droit devant jusqu’au premier obstacle infranchissable, ne pas s’y dissoudre, changer de direction puis recommencer. C’est ainsi que l’on croise ses rarissimes alliés et que se forme une alliance.
La suite est utile. Alors un allié vous aidera et vice versa. Et vous serez ravi. Le désir sera festif et durable, réciproque. Agréablement étrange sera la musique, ni tout à fait la vôtre ni non plus la sienne : une beauté nouvelle. Les rites seront autres, singuliers et régénérateurs. Puis la rêverie voyagera en réciprocités jubilatoires tout au long de la route, et le prochain obstacle se fera moins lourd.
Au sein d’une telle alliance stratégique, il y aura toujours une possibilité d’égarement. Qui a dit que l’égarement était néfaste? Il n’y a à craindre de ce monde que les abuseurs et les immobiles.

Mobilité des sons

Les sons sont des entités a priori insaisissables, immodérément mobiles, salutaires de par leur nature volatile. Ils sont de l’air en vibration. Un sentiment de liberté régénérateur s’en dégage, que le son soit métallique ou duveteux. Il y a chez quelques musiciens, certains mélomanes et plusieurs artistes du son une attraction naturelle pour cette qualité vibratoire, mouvante et fugitive.
Les sons bougent.
Les immobiles sont des suceurs de sons.
Les immobiles sont ces gens lourds qui attrapent les sons comme on attrape un papillon : avec un filet, en offrant l’illusion d’être fier chasseur ou savant collectionneur. Méthodiques et maniaques, ils sucent alors de manière libidinale l’objet de leur capture. Un son sucé est un son qui n’a plus d’ailes, un son que l’on épingle sur les murs d’une discothèque de nature morte, là où les immobiles se branlent avec contrition, devant un large miroir, béats.
Il y a bon nombre d’immobiles chez les mélomanes, encore davantage chez les musiciens, et encore plus chez les spécialistes (journalistes et autres experts minutes de la convergence) : à plat ventre pour ne pas bouger, leurs semelles shinent dans le vide, sans usure, sans risque. Le refus d’avancer, d’entendre de l’inouïe, est l’activité chérie des suceurs de sons. Le guitariste ne sait-il pas que sa guitare électrique fut d’abord au 8e siècle un oud arabe, puis au 15e siècle un luth européen ? Il ne sait donc pas que son instrument a longtemps voyagé avant de venir jusqu’à nous dans cet état d’évolution ? Et le mélomane serait-il si frileux avec l’ensemble des musiques (historiques ou actuelles) qu’il est incapable de saisir cette probabilité : depuis toujours les musiques mondiales sont généreusement sujettes à de revitalisantes interinfluences, étranges rencontres aux influx souvent bipolaires ? Un exemple de réaction en chaîne : lors de l’Exposition universelle de Paris en 1900, les musiques de Java bouleversèrent Debussy, l’ami de Satie, qui, lui, eut une influence déterminante sur Cage le New-Yorkais, qui à son tour fit autorité sur un nombre incalculable de compositeurs disséminés sur notre sphère Terre… Et cetera à l’infini, en gerbes miraculeuses.
Les sons bougent, et les hommes avec.

Pauvres sons : sons ratatinés par l’incessant mouvement de succion des suceurs de sons. Sons ramollis à la Dali, flaques au sol, coulants là où on ne les entend plus à force d’immobilisme.

Être plantigrade

1. Savoir apprécier le silence du marcheur lorsque la route est longue. Ne pas avoir la bouche en mitraille. Laisser monter la musique des pas, entendre cette cadence accompagner la pulsation cardiaque, petite polyrythmie de la vie. Ne pas oublier que les pas comptent et sonnent, que le reste va tout seul, un pied après l’autre. Sentir les surfaces hurler sous le pied, hiver comme été.

2. Savoir s’arrêter, puis repartir. Pour le repos et les repas; pour la dépense et le don de curiosité. Pour les rires et l’amour aussi.

3. Savoir éviter de s’alourdir. Puisque nous devrons partir léger, nécessairement.

4. Savoir esquisser quelques pas de danse, le moment venu. Parce qu’il n’est pas nécessaire d’être ennuyant et qu’il est agréable d’utiliser ses pieds pour dire le plaisir du corps et signifier ce plaisir aux autres. La danse est une activité humaine fondamentale ; pas de danse, pas d’humanité. Il est étrange que les nazis aient exigé une dernière danse à certains condamnés des camps de la mort peu avant la chambre à gaz : une dernière danse pour la fin de l’humanité.

5. Savoir flâner au long des chemins. L’errance est un terreau exceptionnellement fertile. Le politicien, son relationniste, le sportif, son entraîneur, le militaire, son banquier, la vedette, son gérant, et d’autres encore vous diront que le vagabondage est une activité insensée, névrotique, un désoeuvrement qui doit être éradiqué dans l’intérêt de la civilisation. Quel est-il, justement, l’intérêt de la civilisation ?

Les dernières nations nomades ont cessé leur lente agonie au 20e siècle. La promenade est terminée, les frontières sont victorieuses, la planète ne s’appartient plus.

Difficile de percevoir en quoi la civilisation rend notre espèce moins apte au génocide.

Moment venu

L’humanité fut d’abord nomade. La mobilité perpétuelle fut le premier modus vivendi humain. La survie de l’espèce était intimement liée à la capacité de déplacement, elle-même assujettie aux cycles lunaire et saisonnier. L’appréhension humaine du monde s’est modelée au rythme d’incessantes migrations. Les mécanismes de l’esprit étaient alors ceux d’hommes et de femmes en constantes pérégrinations : « Les Kashkai avaient le visage dur et halé, la silhouette émaciée […].
Les femmes étaient parées de leurs plus beaux atours, des robes de calicot de couleurs vives achetées spécialement à l’occasion de cette migration. Certaines voyageaient à cheval ou à dos d’âne; d’autres étaient juchées sur des chameaux, avec les tentes et les mâts. Leur corps montait et s’abaissait en suivant les mouvements de tangage de la selle. Leurs yeux ne quittaient pas la route devant elles.
Une femme vêtue de safran et de vert montait un cheval noir. Derrière elle, fixé à la selle, un enfant jouait avec un agneau orphelin ; des pots de cuivre s’entrechoquaient et un coq était attaché avec une ficelle.

Elle allaitait aussi un nourrisson. Ses seins étaient ornés de colliers, de pièces d’or et d’amulettes. Comme la plupart des femmes nomades, elle transportait ses richesses avec elle.

Quelles sont donc les premières impressions de ce monde que ressent un bébé nomade ? Un sein qui se balance et une pluie d’or1 1 - Bruce Chatwin, Le Chant des pistes, Grasset, Paris, 1988.

Le petit nomade est merveilleusement bercé, la lumière agit en myriades étoilées ; percussifs, tintants et scandés, apaisants, les sons se reproduisent en d’infinies variations ; sous la brise légère et tiède, le sein, chaud et goûteux, hume l’appartenance.

N’osons aucune comparaison avec les sensations que ressent le bébé sédentaire seul dans son petit lit clôturé, les yeux grands ouverts devant son mobile immobile.
Rétrospectivement, il y a ici une profonde nostalgie.

Errance, depuis toujours

Nous avons cessé de marcher. Le tourisme contemporain est un avatar famélique du nomadisme fondateur. L’incessante pulsion de déplacement se frappe maintenant aux murs des cités et des douaniers. Les joggers de banlieue auront beau tenter un frénétique putsch pédestre, nos semblables se sont névrotiquement fixés. Tant pis pour nous, bipèdes alourdis devenus tristement casaniers.
Nous ne marchons plus. Nous entrons dans le règne des décideurs indécis. Nous sombrons désormais dans la folie. Il aurait peut-être été préférable de s’éteindre plus tôt, mais moins idiot, moins pied bot.
Demeure l’errance de ceux et celles qui n’accepteront jamais d’en rester là.

Michel F Côté
This article also appears in the issue 54 - Dérives
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