[In French]

L’actuelle disponibilité de nourritures du monde entier en un seul lieu participe de l’illusion généralisée du monde comme village global, image faussée d’une planète qui aurait aboli toute idée de frontière géographique, culturelle ou gustative.

À travers le leurre gastronomique se lit facilement l’histoire des diasporas du 20e siècle, l’éparpillement des traditions culinaires résultant d’incessants déplacements humains. La cuisine d’un pays reflète ainsi l’histoire de son immigration. D’activité fondamentale pour conserver un lien avec ses origines, la cuisine traditionnelle s’est peu à peu transformée en un précieux élément d’insertion économique. Le cosmopolitisme culinaire est devenu touristique, le cosmopolitisme culinaire est devenu in. En quelques décennies, certains nouveaux standards se sont ainsi imposés dans le paysage gastronomique. Après les modes persistantes du fast-food US, des pseudo pizzerias italiennes, des plats indiens, des sushis, et des donners kebabs, qui sera le nouveau chouchou des papilles dans les années à venir?

Difficile en effet aujourd’hui d’échapper aux délices de cette globalisation culinaire, que l’industrie touristique a rapidement inscrit à son catalogue d’expériences authentiques. «Le monde dans votre assiette», que vous soyez à Londres, Berlin, Bangkok ou Rio de Janeiro. Un tel dépaysement gustatif vous donnera en plus bonne conscience, brave citoyen du monde, et ravira votre insatiable curiosité. La cuisine exotique offre il est vrai une bonne occasion de dépaysement. Cependant, une fois exportée, elle n’échappe pas à une altération immédiate liée à son déracinement, celle que Victor Segalen décrit dans son Essai sur l’exotisme. Goûter aux saveurs de mets lointains et précieux s’accompagne généralement d’une copieuse mise en scène, avec tenues traditionnelles et ambiance musicale. L’attraction s’avère souvent bien moins authentique qu’elle n’y paraît, et les plats traditionnels sont fréquemment réinterprétés à partir de produits locaux qui en affadissent la couleur. Le développement perpétuel de restaurants du monde entier dans les principales villes touristiques d’Europe et du monde est pourtant empreint de relents colonialistes, et témoigne de la persistance du fantasme de l’exotisme, sexuel et culinaire. Dans sa performance Stuff1 1 - Stuff, une performance créée par les artistes Coco Fusco et Nao Bustamante, offre un regard critique sur les mythes qui lient les femmes latinos, à la nourriture et à l’érotisme dans l’imaginaire des touristes occidentaux. Initiée en 1996. Cette performance a fait l’objet d’une vaste tournée américaine jusqu’en 1999., l’artiste américaine Coco Fusco stigmatisait avec virulence cette double soif de sexe et de nourriture du touriste occidental lancé à la découverte de l’île de Cuba. S’inviter à la table de l’autre dans ce contexte de consommation touristique répond, à mon avis, d’une attitude faussement intègre, tant de la part du client que de celle de son hôte, qui oublient tous deux très vite leur curiosité et leur respect préliminaires dès que la transaction financière débute. Lorsqu’il émerge en dehors de toute structure économique, l’acte élémentaire de se nourrir, partagé avec d’autres convives, offre a contrario un moment de concordance qui efface spontanément certaines différences. C’est cette bonne entente positive que recherchait Meschac Gaba en installant au cœur d’Amsterdam, au centre d’art W139, le Restaurant du Musée d’Art Contemporain Africain2 2 - Museum Restaurant s’est tenu à W139 du 11 au 20 juin 1999 et constitue l’une des douze salles du Musée d ‘Art Contemporain Africain de Meschac Gaba. Commissaire : Jean-Bernard Koeman. Artistes invités : Joris Brouwers, Itamae Chass, Gerda Hahn, Fatima Lamounier, Rudy Luijters, Anne Marie de Wild.. En invitant chaque soir pendant une semaine un artiste différent à venir cuisiner pour une quarantaine de convives, Meschac Gaba soulignait la convivialité du repas pris en commun, le partage d’odeurs et de saveurs, et la place essentielle de ce moment dans la tradition africaine.

La gastronomie, en tant que forte marque identitaire, revêt une importante dimension géopolitique. L’expression et l’extension de la puissance politique et économique d’un pays passent par la diffusion de ses schémas culturels et de son modèle culinaire. L’habileté d’un pays à asseoir son pouvoir et son rayonnement sur le globe se mesure également à sa capacité à offrir à ses concitoyens la possibilité de déguster des mets home sweet home où qu’ils se trouvent sur la planète. La cuisine permet d’imposer son propre modèle, et dans certains cas extrêmes, d’atténuer des traditions séculaires ou de capturer une génération dans un nouveau régime alimentaire. Ainsi, les fourneaux se révèlent depuis plusieurs années déjà un espace privilégié de débats et de heurts bilatéraux. Qu’elle s’exprime à travers de prospères multinationales ou sous les traits d’une exception culturelle et d’une unicité séculaire, la gastronomie au pouvoir semble participer du même objectif : forger et véhiculer une image, quitte à user des clichés et des anecdotes les plus répandus. Image de puissance exponentielle pour le Big Mac, de raffinement pour la terrine de truite en gelée de citron, de précision virtuose pour la découpe du fugu3 3 - Le fugu est le fameux poisson-lune japonais dont les ovaires contiennent un poison mortel qui se répand sur tout le poisson s’il n’est pas correctement préparé., chacun puise dans sa tradition culinaire la quintessence d’une supposée touche nationale. À moins que les artistes s’en mêlent et composent eux-mêmes le menu, faisant fi de toute conjecture extérieure à leur propre créativité, à l’image du dîner concocté par Ben Kinmont à partir des recettes de quelques figures modernes et contemporaines emblématiques, dont le Toffee Pine Cone de Salvador Dali ou le Fig Pervert de Philip Corner4 4 - Dîner offert pour l’exposition La Vie devant soi, au Frac Languedoc-Roussillon, juillet-septembre 2002; commissaires : Paul Ardenne, Ami Barak, Jackie Ruth Meyer..

Activité humaine pourtant on ne peut plus basique, se nourrir n’échappe donc pas à des digressions en tous genres et sans doute faut-il interroger nos comportements alimentaires, autant que nos lectures ou nos goûts musicaux et cinématographiques. Pour comprendre au plus juste les implications d’un programme alimentaire urbain classique : lundi, chinois; mardi, indien; mercredi, etc., un brin de réflexion nous pousserait à mettre en concurrence le plaisir des papilles, la soif de la découverte et les problématiques idéologiques sous-jacentes. Sans se gâcher l’appétit, on peut ainsi se risquer à soulever certaines coïncidences et à considérer la gastronomie sous ses stricts aspects économiques. Les pays les plus présents dans nos habitudes de consommateurs sont généralement très bien représentés sur le plan culinaire, à travers des restaurants, des traiteurs spécialisés ou des plats industriels vendus en grande surface. La cuisine joue alors son rôle de valeur ajoutée et ses adaptations souvent peu orthodoxes entretiennent le caractère lacunaire et caricatural de notre vision de l’étranger. Au final, nous pouvons ainsi voir se refléter dans notre assiette certaines des guerres d’influence qui régissent le monde et mesurer l’aura culturelle et politique que la cuisine tend parfois à revêtir. L’évolution des modes culinaires n’est plus ainsi discutée sous le seul angle gastronomique et s’aventure par endroits sur le terrain diplomatique, en témoigne l’article médiatique d’Arthur Lubow dans le New York Times5 5 - Arthur Lubow, «A Laboratory of Taste», New York Times du 10 août 2003. sur la supériorité inventive des chefs espagnols sur les chefs français, et la colère qu’il a suscitée dans l’Hexagone. Preuve supplémentaire que la mode de la cuisine fusion, réunion de toutes les saveurs du monde, n’est pas encore prête à tarir la puissance culturelle et identitaire de la gastronomie nationale : ne touche pas à mes casseroles!

Amiel Grumberg, Coco Fusco
This article also appears in the issue 50 - Nourritures
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