Tour guidé d’un voyage à domicile

Sylvette Babin
Réfléchir aux enjeux du tourisme à l’heure où l’immobilité de la pandémie a fait place à une recrudescence phénoménale du désir de voyager, où les résidences de création se multiplient dans les campagnes pour que l’art puisse se reconnecter avec la nature, et où les grandes biennales remettent en question leur colonialisme historique – tout cela en sachant que l’industrie touristique est responsable de près de 10 % des émissions de gaz à effet de serre : voilà qui soulève certainement son lot de dissonance cognitive. Certes, une importante prise de conscience environnementale se dessine, qui conduit dorénavant les voyageurs et voyageuses sensibilisé·es à adopter l’écotourisme ou le tourisme équitable. Assistons-nous pour autant à une réelle volonté de changer la face de l’industrie touristique ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’une puissante campagne d’écoblanchiment, ou encore d’une « mondophagie1 1  - « L’un des paradoxes du tourisme ­d’aujourd’hui est de tuer ce dont il vit, en ­véritable parasite mondophage », écrit Rodolphe Christin dans son Manuel de ­l’antitourisme (2017). La multiplication des voyages écoresponsables n’efface pas pour autant cette mondophagie.», verdie pour justifier une conduite extractiviste ? L’émergence récente d’une forme de voyage nommée « tourisme de la dernière chance », motivée par la découverte de lieux voués à disparaitre avec les changements climatiques, ébranle même les plus optimistes ; les plus cyniques, pour leur part, y voient déjà une manifestation supplémentaire d’un égotourisme en pleine croissance.

L’art, par sa nécessité de s’ouvrir au monde, est particulièrement affecté par les enjeux planétaires des déplacements. Au moment d’imprimer ce numéro, la scène artistique est monopolisée par l’ouverture de la 60e Biennale de Venise (dont le thème, incidemment, est « Foreigners Everywhere »), évènement dorénavant prolongé de quelques semaines afin d’attirer davantage de touristes et de profits. Pour plusieurs dans le monde des arts, c’est une période où la crainte de rater quelque chose (le fameux FOMO, fear of missing out) se fait sentir avec plus d’acuité, alors que les réseaux sociaux explosent de photos des œuvres, des rencontres artistiques et des lieux mythiques glanées entre deux expositions. En temps de biennale, Venise devient le point névralgique de l’art contemporain, l’endroit où il faut être pour voir et être vu·e – comme Corvo en automne pour les ornithologues2 2 - Voir l’essai de Scott Rogers dans le dossier.. Qui ne souhaite pas contribuer au surtourisme vénitien envisagera de pratiquer le JOMO (joy of missing out).

Une façon de découvrir le monde depuis son balcon consiste à se laisser porter par les réflexions sur l’art. Ce dossier propose, en quelque sorte, un tour guidé de situations et de lieux, parfois évidents et parfois moins probables, où l’art et le tourisme se rencontrent. Nous débutons par un bref retour sur le Grand Tour européen, qui est à l’origine même de la pratique du tourisme artistique, de sa version 18e jusqu’à la plus récente, qui relie la Biennale de Venise, la documenta de Kassel et le Skulptur Projekte de Münster. Nous nous déplaçons ensuite vers Les Arques (France), Hyrynsalmi (Finlande), Kabeliai (Lituanie) et l’ile Fogo (Canada), quatre destinations de recherche-création où observer la notion de « touristicité » des lieux et leurs politiques de régénération écologique ou sociale. Nous verrons que la motivation initiale, soit d’offrir aux artistes l’occasion de sortir de leur contexte habituel de travail, s’accompagne dorénavant d’une volonté de revaloriser la région où ces résidences s’enracinent. Cela compense un peu les rencontres asymétriques, fréquentes dans le tourisme classique, où les personnes qui visitent trouvent plus à prendre qu’à donner aux endroits et aux citoyen·nes qui les accueillent.

Puis nous nous dirigeons vers l’ile Maurice, par le truchement d’une œuvre vidéo de Caroline Déodat qui, en observant la pratique de la danse et de la musique séga, scrute les facettes folklorisantes – la fétichisation des personnes et des cultures – de l’industrie touristique contemporaine en les mettant en parallèle avec l’histoire de l’exploitation durant l’époque coloniale. Nous remontons ensuite vers le Moyen-Orient, où l’aventure coloniale européenne a mené cette fois à la vision « orientaliste » du tourisme. En nous laissant guider par des artistes issu·es de la diaspora, nous verrons comment elles et ils se réapproprient l’idée du tourisme à des fins critiques, certes, mais surtout empathiques et solidaires. Soulignons que la question de la mobilité pour les membres des diasporas est délicate. « Le droit de retourner en Palestine que l’on refuse aux personnes réfugiées s’inscrit mal aux côtés de campagnes de promotion internationales qui ont fait d’Israël une destination touristique importante pour d’autres », précise Tammer El-Sheikh. Par leurs œuvres, les artistes nous rappellent également que le génocide qui se déroule actuellement en Palestine souffre d’une couverture inadéquate de la part des médias.

Notre parcours se poursuit par un voyage dans le temps, à la découverte de l’art rupestre des grottes de Cosquer, dans les calanques de Marseille. Si la quête d’authenticité des touristes se heurte souvent à de tristes appropriations (à l’instar de la danse séga), la réplique est une solution qui permet de préserver les peintures pariétales. Mais ici comme ailleurs, les attraits touristiques ont leurs facettes sombres, notamment la paupérisation exacerbée par l’« airbnbification » massive des logements dans les grandes (et moins grandes) villes du monde. Sans surprise, cette situation mène parfois à l’émergence d’une touristophobie chez les résident·es.

Notre prochaine escale nous demande de nous accorder au rythme de la démarche du réalisateur
taïwanais Tsai Ming-liang, en entrant dans le temps lent de Walker. Les images qui accompagnent l’article, tirées des films les plus récents de la série, nous transportent avec douceur dans les villes de Taipei, de Hong Kong et de Paris, où nous suivons les pas d’un moine bouddhiste. Cet éloge d’une esthétique de la marche et de la lenteur n’est pas dépourvu de sens critique ; le cinéaste revendique ouvertement « l’arrêt de tout » et la décroissance.

C’est à vol d’oiseau que nous terminons ce tour, en posant un regard critique sur l’ornithomanie – la pratique compulsive et excessive des adeptes d’oiseaux qui voyagent à travers le monde pour photographier des spécimens rares. Le point de vue de Scott Rogers, lui-même amateur de faune aviaire, nous pousse à réfléchir sur la manière de mettre en forme nos passions et nos désirs de rencontrer la nature. Car même pavé de bonnes intentions, l’engouement actuel pour tout ce qui a trait à l’écologie (plein air, paysages sauvages, faune et flore, volcans et glaciers, etc.), autant chez les artistes que dans la population en général, conduit à des formes d’interventionnisme plus ou moins heureuses, voire à des situations franchement désolantes (dont l’exemple susmentionné du tourisme de la dernière chance).

Mais si l’impact néfaste du tourisme de masse est indéniable, il y a dans ce dossier une tentative de ne pas sombrer dans la tourismophobie en ne pointant que ses failles. Après tout, comme le souligne le géographe Rémy Knafou dans Réinventer (vraiment) le tourisme : « Le succès médiatique de l’expression “tourisme de masse” vient opportunément permettre à tous ceux qui ont la nostalgie d’un tourisme réservé à l’élite de fustiger le tourisme des autres et, ainsi, de s’en tenir à des solutions qui ne sont pas à l’échelle des problèmes à résoudre3 3 - Rémy Knafou, Réinventer (vraiment) le tourisme : en finir avec les hypocrisies du tourisme durable, Éditions du Faubourg, 2023, p. 58.. » Évitons cet écueil, et tentons plutôt de chercher des solutions viables, d’une part en déjouant la tourismocratie – le pouvoir excessif exercé par le système touristique –, et d’autre part en faisant preuve d’imagination dans nos désirs de voyage. Quelques idées : voyager plus lentement, moins souvent et peut-être aussi moins loin ; dans la longue liste des activités « incontournables », cocher « céder sa place à d’autres » ; chercher de nouveaux non-lieux, ces endroits sans valeur si chers à l’anthropologue Marc Auger, puis les oublier aussitôt qu’ils deviennent à leur tour attrayants et « instagrammables » ; prendre une pause de la découverte ; lire d’anciens récits de voyage sans chercher à les reproduire ; voyager dans sa tête. S’arrêter. 

Sylvette Babin
Sylvette Babin
Sylvette Babin
Sylvette Babin
Sylvette Babin
Sylvette Babin
Sylvette Babin
Sylvette Babin
Sylvette Babin
Sylvette Babin
Sylvette Babin
Sylvette Babin
Sylvette Babin
Sylvette Babin
Sylvette Babin
Sylvette Babin
Sylvette Babin
Sylvette Babin
Sylvette Babin
Sylvette Babin
Cet article parait également dans le numéro 111 - Tourisme
Découvrir

Suggestions de lecture