Persiste et signe

Sylvette Babin
Au printemps 1984, un groupe d’étudiants de l’UQAM fondait la revue esse afin d’offrir aux artistes et auteurs un espace pour « prendre la parole ». Dans le numéro initial, dont la couverture arborait simplement le mot esse, acronyme que nous avons repris au numéro 50, on trouvait un élément de réponse à cette question que de nombreux lecteurs se posent encore aujourd’hui : « esse, c’est la cheville qui empêche une roue de tomber, esse veut que ça tourne1 1  - Tiré de l’éditorial du numéro 1, signé par l’équipe. ». On pouvait aussi et surtout y remarquer l’enthousiasme d’une équipe désireuse de créer «un outil pour unir les arts», une revue conçue « avec punch, conviction, plaisir… engagement en un mot2 2  - Ibid.. »

Elle fut donc esse, puis ESSE, une revue de plus en art, et plus tard ESSE arts + opinions; elle s’est affichée en minuscule et en majuscule, brochée, photocopiée ou même peinte à la main, mais toujours engagée. Cet engagement qui a motivé sa création la porte depuis 20 ans. Engagement par ses manifestations artistiques et théoriques, ses prises de position sur l’art, sur la culture et sur la société; engagement envers la pratique et ses différentes disciplines et indisciplines; engagement envers le véhicule lui-même, par le dévouement de plusieurs qui ont fait en sorte que la revue persiste et signe3 3 - Il m’importe ici de mentionner l’implication et le travail acharné de Johanne Chagnon qui a dirigé esse pendant 18 ans. Il est possible de relire tous ses éditoriaux sur notre site web, dans la section Déjà paru..

Vingt ans et des centaines d’articles plus tard, esse continue de se démarquer, et le fait avec autant de conviction. Cette année anniversaire sera donc soulignée par le thème de l’engagement dans une trilogie construite autour du découpage temporel passé, présent et futur. Ainsi, le numéro 51 souhaite faire le point sur certaines attitudes qui ont marqué et marquent toujours le paysage de l’art, mais aussi celui de la revue. Nous reprenons, pour ce faire, quelques thèmes développés dans les numéros antérieurs. Par exemple, la question des politiques d’acquisition des musées québécois4 4 - Sujet préalablement traité dans un article du numéro 7 : Suzanne Beauchamp et André Greusard, «Rencontre»… avec Marcel Brisebois, esse no 7, 1986, page 42. est revue par Stéphane Baillargeon, qui présente un constat de la situation actuelle d’achats d’œuvres québécoises au Musée d’art contemporain de Montréal, au Musée des Beaux-arts de Montréal et au Musée National des Beaux-Arts du Québec. L’idée d’une rencontre avec six artistes québécois établis5 5 - Johanne Chagnon, Paul Grégoire, André Greusard, Anne Thibault, «Point de vue d’une génération», esse no 15, page 2, 1990. Ce dossier présente des entrevues avec les artistes Kittie Bruneau, Charles Daudelin, Marcelle Ferron, Antoine Pentsch, Yves Trudeau et Armand Vaillancourt. est reprise ici par Marilou St-Pierre qui présente des entrevues avec les artistes Raymonde April, Robert Saucier, Rober Racine, David Elliott, Evergon et Lyne Lapointe. Nous revoyons aussi la situation du féminisme dans un texte de Rose-Marie Arbour qui trace le portrait historique des féminismes au Québec.

Cependant, l’engagement n’est pas seulement chose du passé, au contraire. Le féminisme, l’art politique, le cinéma et la vidéo engagés ou les pratiques plus furtives liées à l’art communautaire et relationnel sont autant d’attitudes actuelles qui démontrent un renouvellement de l’engagement dans l’art. À cet effet, Julie Gauthier rend compte de l’art féministe chez la jeune génération d’artistes françaises, Pierre Rannou souligne la présence toujours active du cinéma québécois engagé, tandis que Aline Caillet analyse l’esthétique de la résistance, et revisite le thème de l’implication qu’elle distingue de l’engagement. Caroline Alexander-Stevens et Devora Neumark quant à elles, échangent sur les notions d’éthique et de responsabilité des artistes qui se consacrent aux arts communautaires. De fait, parler d’art engagé ou d’activisme mène inévitablement à une réflexion sur la relation entre ses protagonistes et les structures de pouvoir remises en question. C’est, entre autres, ce qu’évoque d’entrée de jeu Paul Ardenne, soulignant le risque d’assujettissement des artistes à la cause qu’ils défendent, voire même la possibilité de « collaboration douteuse avec le pouvoir ». De nombreux artistes continuent néanmoins de manifester un engagement social à travers leurs convictions artistiques et citoyennes. Certains le font avec beaucoup d’humour, comme le démontre la Manifestation pour le droit au bonheur de l’organisme Folie/Culture qui s’est accoquiné avec plusieurs artistes pour créer des Kits de manifestation. Patrice Loubier nous en fait l’analyse.

Nous présentons aussi deux entrevues avec les artistes AA Bronson (General Idea) et Marina Abranovic dont les pratiques de longue date ont aussi été portées par l’engagement.. Par ailleurs, les chroniques Zouaves et Société restent dans le ton de notre thématique. Normand Baillargeon constate et déplore un certain manque de vision dans les mouvements militants et Michel F. Coté rappelle les positions politiquement tranchées de Frank Zappa.

Pour souligner formellement ses 20 ans, esse se colore, en offrant quelques pages qui rendront justice à certaines œuvres en couleurs. Et ce n’est qu’un début. Nous pourrions reprendre ici l’attestation de l’artiste Mathieu Beauséjour en couverture, Persistance, car si esse s’est démarquée par son engagement, on la reconnaît aussi pour sa persistance.

Sylvette Babin
Cet article parait également dans le numéro 51 - 20 ans d’engagement
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