Le travail sans fin

Sylvette Babin
Le monde du travail s’est manifestement transformé. Depuis les années 1970, le principe fordiste a été délaissé pour privilégier une approche dite « flexible » du travail, où l’on octroie plus d’autonomie aux travailleurs tout en exigeant d’eux plus de souplesse et en offrant moins de stabilité d’emploi.

Cette flexibilité ne nous a pas pour autant libérés de la cage d’acier du capitalisme industriel (Weber) et nous sommes toujours hantés par de vieilles maximes morales telles que « le temps, c’est de l’argent » ou « l’oisiveté est mère de tous les vices ». Il y a 20 ans, le sociologue Richard Sennett affirmait que « la révulsion contre la routine bureaucratique et la poursuite de la flexibilité ont produit une nouvelle structure de pouvoir et de contrôle, plutôt que de créer les conditions de notre libération1 1 - Richard Sennett, Le travail sans qualités : Les conséquences humaines de la flexibilité, Paris, Albin Michel, 2000, p. 62. ». À l’ère du Web et du bureau 2.0, cette situation ne fait que s’amplifier. L’espace de travail n’a jamais été aussi nomade ni les horaires aussi souples, si bien que la frontière entre les activités professionnelles et la vie privée s’effrite inexorablement. Ainsi, l’individu flexible se voit encore plus contraint par le travail, qui, dorénavant, l’accompagne partout et en tout temps.

Le milieu de l’art n’est pas à l’abri de cette société du travail sans fin. Rappelons que, de longue date, les artistes et les travailleuses et travailleurs culturels revendiquent un statut qui leur permettrait d’avoir accès aux mêmes avantages sociaux que n’importe qui sur le marché du travail et qu’ils tentent par la même occasion d’échapper à l’idée reçue que la création, un travail fait « par amour », serait une activité extraéconomique. Or, inscrire l’art (non pas l’objet, mais bien la pratique) dans l’économie du travail le place nécessairement dans une logique de productivité qui nous oblige à en comptabiliser les actions. Si l’hypothèse d’un exceptionnalisme de l’art (selon laquelle l’art n’est pas une marchandise comme une autre et se soustrait donc à la théorie de la valeur-travail) semble valable pour les artistes, on peut difficilement en dire autant dans le cas des travailleurs culturels, qui sont bel et bien la main-d’œuvre de l’Entreprise artistique. Pourtant, pour les uns comme pour les autres, la multiplication des tâches liée au développement fulgurant des nouvelles formes de travail flexible empiète de plus en plus sur le temps de recherche et de création propre à leur profession. Par conséquent, le temps « improductif » nécessaire au développement des idées (réflexion, rêverie, dérives, recherches hasardeuses, pauses et silences) est souvent délaissé au profit de tâches plus productives ou répondant à des impératifs économiques ou organisationnels.

C’est à ces questions sur le temps ouvré et le travail improductif, l’exceptionnalisme de l’art, les mécanismes du pouvoir bureaucratique, la servitude volontaire ou l’autoexploitation des artistes que le présent dossier propose de réfléchir. Comme on peut le prévoir, le constat n’est pas réjouissant. Bien que les revendications des artistes et des travailleurs culturels commencent à se faire entendre sur la scène politique, les réponses restent trop souvent à l’état de promesses. Par exemple, dans la politique culturelle dont s’est récemment doté le Québec, on note la mesure suivante : « Mettre en œuvre des solutions concrètes à la problématique de l’emploi, de la rémunération et de la protection sociale des artistes professionnels et des travailleuses et travailleurs culturels2 2 - Gouvernement du Québec, Partout, la culture : Politique culturelle du Québec, ministère de la Culture et des Communications du Québec, p. 9, <bit.ly/2HH5HwP>.. » Toutefois, la principale action proposée pour l’application de cette mesure consiste en l’« amélioration de la connaissance des conditions socioéconomiques… », jargon politique qui montre certainement une bonne volonté, mais qui n’engage à rien de concret. Alors que la « connaissance » des conditions de l’artiste devrait être acquise depuis longtemps, ne pas en tenir compte est un acte de mauvaise foi.

La précarité économique de l’ensemble du milieu de l’art est à la source de nombreux problèmes de fonctionnement des organismes, allant du manque de ressources flagrant à l’incapacité de valoriser de façon adéquate les compétences exigées des intervenants du secteur artistique. La délicate question de l’exploitation des travailleurs culturels au sein même des institutions artistiques méritait donc d’être introduite dans ce dossier. Des projets d’artistes abordent de façon sensible et engagée les tensions que ces enjeux soulèvent, que ce soit par rapport aux dynamiques de pouvoir, aux iniquités dans les conditions de travail ou au recours à une main-d’œuvre non salariée. Ces œuvres et les analyses qui les accompagnent jettent les bases d’une importante remise en question des rouages du système de l’art. Mais pour aller encore plus loin dans cette réflexion, il serait important que l’ensemble des parties concernées y participe et détienne tous les éléments nécessaires à des discussions justes et éclairées (transparence sur la situation financière et la structure hiérarchique des institutions, réflexion sur les modèles de gouvernance, besoin de main-d’œuvre et politiques en la matière, etc.). Dans tous ces débats, il importe surtout d’éviter que se divisent les acteurs du secteur culturel, parent pauvre de la société, pendant qu’en périphérie, d’autres secteurs du monde capitaliste continuent de s’enrichir, et ce, parfois grâce à lui.

Nous rendons compte également de quelques pratiques d’artistes qui ont plutôt choisi de jeter la lumière sur la situation des autres travailleuses et travailleurs, leurs conditions salariales, leurs gestes routiniers, leur expérience physique ou psychique, de même que les matériaux qui accompagnent leur labeur – autant d’exemples qui nous rappellent que si ce dossier s’attarde longuement au statut précaire des artistes, l’exploitation, le salaire injuste, les conditions inadéquates ou le surmenage s’étendent bien au-delà du champs de l’art.

Sylvette Babin
Sylvette Babin
Sylvette Babin
Cet article parait également dans le numéro 94 - Travail
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