Histoires de famille et autres « paysages de parenté »

Sylvette Babin
La cellule familiale est le lieu de notre première expérience d’identification à un groupe et de nos premiers pas vers la socialisation. Le mot « famille » a une connotation généralement positive, évoquant à la fois les liens de parenté et le sentiment d’appartenance. Il est si puissant que son sens biologique et généalogique s’est élargi pour faire état des formes d’affiliation à une communauté d’esprit – la famille choisie –, particulièrement lorsque la famille immédiate faillit à procurer un espace de sécurité et de réconfort. 

Si la famille traditionnelle s’est progressivement transformée pour se faire moins normative, son poids symbolique et social pèse encore sur notre conception d’un foyer harmonieux. La pression de devenir parent, par exemple, et plus encore de devenir mère, est toujours présente dans notre société. Comme le souligne Austin Henderson dans notre dossier : « Obéissant à l’impératif capitaliste de renouvèlement et de procréation, la société s’est forgé un besoin présumé de produire des structures familiales hétérosexuelles. À cela s’ajoute la promesse d’engendrer une “famille heureuse”, argument de vente du dispositif de la reproduction sociale. »

L’intention de ce dossier n’est pas de rejeter d’office cette institution presque sacrée qu’est la famille, mais bien de tenter de la dénouer ou de la déplier, pour filer la métaphore textile employée dans ces pages. C’est en gardant une certaine souplesse dans l’interprétation du concept de famille que nous avons abordé ce thème, en l’observant sous des angles à la fois généalogiques et symboliques. Notre regard ratisse large, des liens de parenté artistiques aux savoirs transmis entre les générations, en passant par les parentés queers ou même l’exploration de formes moins convenues telles que les familles multiespèces. Chris J. Gismondi rappelle à ce sujet que « la parenté avec le territoire, les nations non humaines et les autres êtres humains est une composante vitale des visions du monde et de la vie des Autochtones », empruntant à la poète crie et métisse Marilyn Dumont l’expression « paysage de parenté ». C’est d’ailleurs en raison de sa puissante évocation du lien fondamental entre la terre et les différentes formes de vie qui la peuplent que je l’emprunte à mon tour dans le titre de cet éditorial. Ainsi la multitude des modèles familiaux possibles se manifeste dans ce dossier en autant d’histoires et de panoramas.

Le numéro est conçu un peu comme l’album d’une famille artistique recomposée. Nous y retrouvons des artistes autochtones de différentes générations partageant un héritage technique ou esthétique, tandis que d’autres explorent la mémoire en revisitant leurs archives familiales. La photographie vernaculaire devient dans ce cas un précieux témoin de la reconstitution d’une histoire, pour les familles issues de la diaspora. La figure maternelle est également mise de l’avant. On la dépeint avec une touche d’humour, pour tenter de rompre avec l’interprétation trop facile de l’invisibilité de la mère submergée par ses enfants, au profit d’une représentation plus réaliste, encore que facétieuse, de la maternité : états simultanés d’extase et d’agonie. Quant à la famille choisie, elle occupe une place centrale, tant dans les recherches théoriques de nos autrices et auteurs que dans les stratégies de création déployées dans plusieurs œuvres illustrées. Elle se décline dans des photographies, des peintures et des assemblages textiles qui revendiquent l’usage du mot « famille » au-delà des liens de sang. Dans les communautés LGBTQ+, « [l]’emploi du terme est un acte politique », affirme Benoit Jodoin, qui rappelle par ailleurs que « l’approche métaphorique des arts textiles permet de déstabiliser les normes de [la famille comme] organisation sociale en fragilisant son modèle nucléaire au profit d’une version renouvelée et créative – d’une version queerisée ». Le tissu est en effet une superbe métaphore de la multiplicité des entrelacements sous-jacents à l’idée de la famille. La fabrication de nouveaux liens, autant que la reconnaissance de ceux qui existent déjà, en « [renouant] les fils de la parenté légués par les vecteurs de transmission intergénérationnels », comme nous l’écrit Gwynne Fulton, sont autant de façons de penser la rencontre entre les membres d’une famille choisie ou retrouvée. Finalement, les « parentés dépareillées », une notion empruntée à Donna Haraway, figurent également dans cet album. Plus marginales, elles mettent en scène des cohabitations multiespèces qui ne sont pas sans soulever des questions d’ordre éthique. Deirdre Madeleine Smith souligne qu’il faut « beaucoup d’attention et d’introspection pour mettre de l’avant le potentiel radical de la famille multiespèce et réduire la domination structurelle sur l’autre dans la relation entre l’humain et l’animal de compagnie ».

Il est aussi question d’amour dans ce numéro, d’entraide et de collaboration avec les proches, d’amitié et de solidarité, de chicanes de famille transformées en œuvres d’art, d’histoires racontées et d’expériences partagées. Des histoires de famille.

Sylvette Babin
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Cet article parait également dans le numéro 107 - Famille
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