Le règne du «oui, mais»

Johanne Chagnon
Une certaine fin de soirée d’automne,
Quelques membres du comité de rédaction de ESSE parlaient d’une certaine élection…

« Parce qu’il fallait un changement, OK, le Québec a élu le Parti québécois, mais en y mettant des bémols et des parenthèses mur à mur. J’ose quand même espérer… »

On sentit passer un vent de scepticisme.

« Tu espères encore ? »

« Ce qui m’encourage, c’est que beaucoup de gens associés à la gauche ont repris du service à la base du PQ, ou en se portant candidats. En 1982-1983, quand le PQ s’est mis à promouvoir le “beau risque”, tous les nationalistes et les gauchistes ont quitté le parti. Les députés actuels vont être obligés d’en tenir compte. »

« Mais où est la gauche aujourd’hui ? »

« La direction du PQ travaille pour la même classe économique que les libéraux. Parizeau a été formé aux mêmes écoles britanniques que Bourassa, on ne me fera jamais croire que c’est un social-démocrate. » « Mais il faut un gouvernement interventionniste comme le PQ. Ça fait dix ans qu’on goûte au libre-marché. C’est pas vrai que ça marche. Si le gouvernement ne met pas des balises pour empêcher un capitalisme sauvage, ce sera toujours au plus fort la poche. »

« Le PQ a fait beaucoup de promesses durant la campagne électorale, mais j’entends déjà les excuses : “On aurait bien voulu, mais les finances publiques ne le permettent pas. ” »

« Au moins le PQ va essayer de sauver nos acquis. Même si on a changé d’administrateur juste pour changer d’administrateur, je suis convaincu que Parizeau va gérer un peu plus en fonction de nos intérêts. » « Mais c’est tout ce qu’on aura réussi à faire ! Maigre progrès ! » « Oui, mais peut-être Parizeau va-t-il arrêter la vente de garage ! Comme la vente du Mont-Tremblant ou des sociétés d’État, à perte. Pour 1 million de dollars, on a perdu 2,5 millions. Pour répondre à l’urgence du moment, les libéraux des années 90 ont dilapidé les gains qu’ils avaient faits dans les années 60. »

« On a pourtant bien vu comment le PQ a “géré” son deuxième mandat. »

« Justement, on était averti cette fois-ci, et ça n’a pas été l’euphorie de 1976. Les gens ne mettent plus autant d’espoir dans leurs représentants. »

« Très emballant… »

« De toute façon, Parizeau est le mieux placé pour négocier la souveraineté culturelle. Au moins, lui, il va se battre. Même s’il remporte une côtelette au lieu de l’agneau au complet, ce sera une vraie côtelette, pas rien qu’un os et un peu de gras. » « Le problème, c’est que le débat ce fait sur l’économie. On ne bâtit pas une nation juste sur l’économie. Il faut aussi considérer les valeurs de rapprochement et de cohésion sociales. Beaucoup de gens du milieu culturel se disent : Oui, je veux bien l’indépendance, mais ils s’inquiètent de ce que le PQ va en faire. C’est pas clair. Rapatrier tous les pouvoirs afin de reprendre nos leviers économiques » (comme le PQ le dit en langage de bois) ? Faire de l’argent pour faire de l’argent ? Est-ce qu’on va jamais élever le débat à un autre niveau ? »

« On ne peut pas se satisfaire de ça. »

« Laissons la chance au coureur, mais contentons-nous pas seulement de chialer quand les choses ne font pas notre affaire. Si on bloquait les lignes de téléphone et de fax avec nos protestations, si on inondait de cartes postales les bureaux des députés pour exprimer notre désaccord, les députés seraient obligés d’en tenir compte, même si c’est juste pour se faire réélire. »

Un vent d’approbation caressa l’assemblée.

Moins emballante toutefois fut la perspective de perdre le référendum que le PQ se propose de tenir.

« Perdre le référendum, je ne sais pas si je veux voir ça. »

« Si les gens ne veulent pas de l’indépendance, il faudra passer à autre chose. » « Toute fin est un début. Si le pire devait se produire, ce serait sans doute la fin du nationalisme tel qu’on le connaît, mais peut-être assisterions-nous à une redéfinition de la gauche, à un nouveau projet de société qui tiendrait compte des inégalités sociales. Pourquoi pas ? Le Québec a les ressources pour assurer le minimum à tout le monde. »

« L’histoire le dira. »

À la suite de cette rencontre, ESSE s’engage donc à la vigilance, et par souci de cohérence avec ses positions tant de fois exprimées, s’engage à suivre la marche de toute politique qui affectera le milieu culturel du Québec, et de faire connaître ses opinions auprès des représentantes et représentants concernés. Fini le chialage de cuisine! Nous passons à l’action, et nous vous tiendrons au courant des démarches entreprises, dans les parutions à venir.

Les points que nous surveillerons comprendront, bien sûr, la politique culturelle du PQ, mais aussi la situation de travail précaire des intervenants et intervenantes du milieu de l’art, et la survie des régions en ce qui a trait à l’épanouissement culturel de ces milieux.

Voilà tout un programme. Qui trop embrasse mal étreint, direz-vous. Mais accordez-nous la chance au coureur. Et si vous avez des opinions à partager avec nous sur les politiques gouvernementales qui toucheront ces sujets, faites-nous les savoir ! Déjà le PQ a annoncé du bout des lèvres qu’il ne lui sera pas possible d’accorder même 1 % de son budget à la culture. C’était là sans doute la seule vraie affirmation de toute la campagne électorale, et ce parti prétend défendre la souveraineté culturelle. Joli paradoxe, non ? Le statut de travailleur autonome est revendiqué par l’ensemble des artistes. Peut-on rêver à un plancher minimum de sécurité sociale, pour les artistes et les non-artistes ? La vie culturelle des régions a une importance majeure pour celle de la métropole, les deux se nourrissent l’une de l’autre. Si on ne peut pas concevoir le Québec sans Montréal (ni Québec!), que serait Montréal sans les régions ? Nous devons tous et toutes être solidaires. Dans un esprit de « globalité »

Le DOSSIER du présent numéro, « Plus on se rapproche, plus on s’éloigne », constitue le 3e de notre phase positive, où nous délaissons la critique du système de l’art au profit des démarches artistiques elles-mêmes. Une opinion critique en ressort malgré tout, car nous essayons toujours de voir quelle leçon nous pouvons tirer sur le plan social. Le mot d’ordre cette fois-ci est la globalité, concept que nous avons cerné en faisant l’étude de trois démarches artistiques. Et, une première pour ESSE, notre dossier comprend l’« intrusion » d’un scientifique, astronome de son métier. Ainsi, nous agrandissons notre champ d’investigation, dans un esprit de globalité.

Dans la chronique COMMENTAIRE, Richard Foisy présente, avec son enthousiasme habituel (il en est à sa 3e collaboration), l’abbé et chanoine Lionel Groulx à travers les écrits de Jean Éthier-Blais. Cet article est d’intérêt pour ceux et celles qui connaissent peu les acteurs de notre Histoire. Il est bon en effet de rappeler l’essentiel de la pensés de Lionel Groulx, et d’en extraire l’aspect positif, exercice qui n’en accentue pas moins l’écart qui existe entre sa pensée et les courants de pensée actuels. L’époque de Lionel Groulx est celle des années 20 et 30, dont la devise était « la foi gardienne de la langue, la langue gardienne de la foi ». Qu’à cela ne tienne, ce témoignage sur le rayonnement de Lionel Groulx montre que l’idée de l’indépendance ne date pas d’hier – détail qui ne saurait nous laisser indifférents, vu la situation politique actuelle du Québec. Une phrase nous est restée à la gorge : « Apparaîtrons-nous […] comme une civilisation qui avait tout pour naître et s’épanouir, sauf le courage ? »

Autre époque, problèmes similaires. À la lecture du COUP DE GRIFFE de Bernard Mulaire, les lecteurs et lectrices pourront s’indigner avec l’auteur, qui s’en prend à la présence remarquée de la langue anglaise aux FrancoFolies de Montréal. Au Québec, les époques et les données changent, mais les occasions de s’indigner restent. Qui saurait expliquer notre trait national, la couardise ?

La question de l’identité est au cœur de deux articles publiés dans ce numéro, et qui traitent de deux photographes. Il s’agit d’abord d’un PORTRAIT qu’Ève Février trace de Rosalie Favell, artiste dont la recherche d’identité donne lieu à une photographie documentaire. Son cheminement correspond aux visées de ESSE qui sont d’accorder une place aux artistes dits « en marge »; et il participe à notre thème de la globalité, dans le sens de la mondialisation. De plus en plus de voix s’élèvent qui craignent, avec raison, l’étouffement sous l’uniformisation. Le deuxième article est celui de Jacqueline Bouchard qui analyse l’œuvre de Joanne Tremblay. Ces deux articles, qui traitent tous deux d’identité féminine, mettent en parallèle deux démarches fort dissemblables, chacune attirant un questionnement. Alors que la première prône uniquement le sujet, la seconde prône uniquement la forme.

Sujet et forme ne peuvent-ils faire bon ménage ? Voilà ce sur quoi se penche Anne Thibeault qui intègre ses propres réflexions sur cette question à un commentaire portant sur une exposition récente de Marie-Claude Bouthillier.

Il était question plus haut de l’importance du territoire à occuper. Nous nous réjouissons d’offrir une chronique aux intervenants et intervenantes du SAGUENAY-LAC-ST-JEAN (et nous les invitons à continuer à l’alimenter). Dans ce premier article, Daniel Jean s’est essayé au « positivisme »; les réalisations de sa région lui ont rendu la tâche facile, « oui, mais ». Même là, la survie culturelle est toujours menacée. Décidément, la politique culturelle québécoise ne produit rien de bon. Comme le souligne également le DOSSIER SUITE, qui traite de ce sujet. (Et voulez-vous un autre exemple ? Auparavant, les périodiques culturels subventionnés par Québec étaient assurés de l’être à nouveau l’année suivante et recevaient un préavis d’une année en cas de réduction. À l’avenir, non! L’envoi de cet avis est suspendu et aucune subvention ne sera plus assurée. Et vlan, à la poubelle! Sans avertissement!)

De plus, on trouvera dans ce numéro la suite du feuilleton Les enclos, meilleur que toute fiction!, et une réponse de l’Uneq à un COUP DE GRIFFE du numéro précédent. Dans Alzheimer social de Paul Grégoire, l’artiste Djo se trouve un autre compagnon pour tenter de refaire le monde mais, paraît-il, « la vie, c’t’un éternel recommencement ». Quant au personnage du Chien de Sagres, la bd de Luis Neves, il couvre lui aussi beaucoup de territoire : l’Allemagne, peut-être le Portugal, la Gaspésie…!

Enfin, Johanne Chagnon livre sous la rubrique DOCUMENT le premier de quatre épisodes d’un article traitant de la performance au Québec. Le premier épisode tourne autour de la question de la gauche et de la droite culturelles, ce qui n’est pas sans liens avec les idées abordées en début d’éditorial. Autre époque, problèmes similaires. Et notre couardise nationale, toujours présente! Nous constatons avec étonnement à quel point les termes « art global » et « globalité » reviennent dans le discours de l’époque analysée, soit les années 60. Combien d’artistes se réclamaient d’ailleurs du Refus global! La globalité était alors entendue dans le sens de décloisonnement des disciplines, d’intégration de la vie quotidienne, de présence dans la société, de participation du public et même, pour le groupe Zirmate, de parenté entre démarches artistique et scientifique. Tiens ! Alors qu’à cette époque, la notion de globalité était vécue collectivement (plusieurs individus unissant leurs pratiques), aujourd’hui, selon les témoignages des artistes interviewés dans le DOSSIER du présent numéro, cette notion est vécue sur le plan individuel (chacun puisant à l’ensemble des pratiques).

La globalité est dans l’air. Comment la vivra le PQ ? En comptant ses sous ?

Johanne Chagnon
Cet article parait également dans le numéro 25 - Plus on se rapproche
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