Oui, la gauche existe

Johanne Chagnon
Plusieurs concepts, telle la fin des idéologies, ne font que servir la cause du système capitaliste actuel, majoritairement axé sur le seul progrès économique (pour le profit de quelques-uns), dont le fer de lance est l’absence d’idéologie et qui est, par conséquent, allergique à toute forme de projet global de société.

Oui, la gauche existe toujours. Au risque de faire sourciller, je trouve important de réaffirmer la pertinence de la notion de gauche politique. Et elle est nécessaire encore aujourd’hui alors que n’est pas atteint l’objectif de mettre fin aux disparités économiques et sociales, sources de souffrances. Il importe de réaffirmer cette pertinence pour contrer les penseurs et analystes au service de l’élite financière dominante qui veulent faire croire que cette appellation ne désigne plus rien. Il importe, aujourd’hui autant qu’hier, que se manifestent des valeurs d’opposition. Comment peut-on croire que la transformation de nos sociétés, impliquant notamment la mondialisation sauvage, n’appelle pas la vigilance? Bien au contraire. Adapter la réflexion à la réalité actuelle ne signifie pas abdiquer au nom d’une forme de progrès faussement considéré comme inévitable et jeter par-dessus bord toute attitude critique. Faut pas se laisser fléchir!

Comment ne pas réagir face à la barbarie incessante du capitalisme actuel? Le capital financier international n’a de cesse de trouver des moyens d’amasser davantage de profits et envisage de nous vendre notre eau, pourtant un bien essentiel à la vie. Bientôt, on nous vendra l’air que l’on respire! [Voir à cet effet notre proposition, à la page 98 de ce numéro]

Sans vouloir opérer un clivage rendu plus inopérant dans un monde où les choses n’apparaissent plus en blanc ou noir, le concept de la gauche demeure tout de même capable de canaliser des conceptions et aspirations d’équité sociale. On a beau refuser le dogmatisme de certaines pratiques idéologiques et valoriser une pensée individuelle, le risque est réel de devenir tellement pondéré qu’on finit par ne plus prendre position. Plusieurs concepts, telle la fin des idéologies, ne font que servir la cause du système capitaliste actuel, majoritairement axé sur le seul progrès économique (pour le profit de quelques-uns), dont le fer de lance est l’absence d’idéologie, et qui est, par conséquent, allergique à toute forme de projet global de société. Adopter de tels concepts, c’est jouer un bien drôle de jeu… Il ne faut pas se soumettre à cette autre forme de domination et s’accommoder d’un défaitisme devant la situation actuelle qu’on nous présente comme un «il faut vivre avec».

Si l’appellation de gauche continue à avoir sa pertinence, ce sont, par contre, les façons d’agir et de sensibiliser la population directement concernée par ses propos qui doivent changer. Pour le moment, le mouvement de la gauche québécoise, canalisé dans le Rassemblement pour une alternative politique (RAP) qui se constitue cette année en parti politique, ne trouve pas preneur auprès du public, celui-là même qui devrait normalement trouver dans son analyse une explication de ses problèmes existentiels. Son alternative ne s’exprime pas dans des termes suffisamment concrets. De plus, le RAP tombe lui aussi dans le panneau, celui d’adopter une forme de fonctionnement très technocratique, selon la logique administrative et gestionnaire de rigueur. La création d’un parti politique oblige peut-être à se plier à certaines règles du jeu, mais ce sont des préparatifs de coulisse qui n’ont rien à voir avec une action publique de sensibilisation mais qui, pour le moment, monopolisent les énergies des membres militants du RAP.

Cependant, ces derniers ne sauraient sous-estimer la force de l’imaginaire. De cette puissance du symbolique à canaliser des aspirations. «Pour aspirer à des solutions collectives, il faut que le fait d’être avec les autres ait du sens», écrit André Thibault (dans «Le comédien», Possibles, printemps 1998). Les tenants de la gauche auraient avantage à renouveler la forme de leur discours (par ailleurs pertinent) en tenant compte, comme une avenue parmi d’autres, de l’apport d’artistes également soucieux de justice sociale et qui repensent sans cesse leurs modes de présentation, parfois axés sur des expériences communautaires. Des artistes qui développent des pratiques remettant en question les valeurs établies, et tentant de se rapprocher du public. Des artistes qui perçoivent l’art non comme devant produire des objets de consommation, mais comme un outil de conscientisation. Les rapports avec le politique, qu’on le veuille ou non, sont toujours implicites : l’artiste présente une vision d’un monde en transformation et, selon le cas, montre les moyens d’effectuer ou de retarder cette transformation.

En art comme dans d’autres domaines, l’image publique véhiculée est celle que l’ordre actuel veut bien laisser filtrer. Celle qui conforte ses avancées. Il n’est donc pas étonnant que le public soit peu, sinon pas informé de l’existence de ces pratiques critiques axées sur des changements sociaux. Cela explique aussi pourquoi le langage artistique est trop souvent considéré comme déconnecté des préoccupations sociales, que l’art est perçu comme réservé à une élite, etc. Tous ces clichés empêchent de créer des alliances entre les individus et les groupes qui travaillent pourtant dans la même direction.

À quand des gestes symboliques susceptibles de rejoindre mille fois plus que des points d’un programme politique trop idéalisé? Faut que ça lève pour susciter l’adhésion! D’ailleurs, ce parti naissant qu’est le RAP dispose de minuscules moyens financiers en comparaison des énormes budgets des formations politiques en place. Il ne peut donc pas se mesurer sur le même pied, mais se doit de développer ses propres stratégies de communication.

On peut aussi reposer la question à l’inverse : pourquoi si peu artistes ne sont-ils pas intéressés à participer à un mouvement social qui devrait rallier leurs convictions? Outre une allergie à toute forme d’enrôlement, la réponse tient aussi à ce que certains ont été échaudés par les expériences passées où les tenants de cette gauche ont trop souvent considéré la pratique des artistes comme déconnectée, voire inutile. Mais il faut essayer encore, même si c’est loin d’être gagné. Une petite coche d’ouverture a peut-être été atteinte : notre société a tout de même traversé bien des changements, s’est ouverte un peu plus à diverses autres réalités…

La situation présente appelle à l’urgence. Une forme de mobilisation générale s’impose quand on fait le décompte des morts «silencieuses» qui s’accumulent, victimes de l’exclusion et de l’inactivité (pour reprendre une image empruntée à Jean-Robert Primeau, intervenant communautaire dans Hochelaga-Maisonneuve). Il serait déplorable, et peut-être irrémédiable, que, à un tel momentum social, la gauche au Québec soit confinée «à toutes fins pratiques, à la marginalité et, disons-le brutalement, à l’insignifiance politique», selon le verdict Jacques Pelletier dans son livre décapant La gauche a-t-elle un avenir? (Éditions Nota bene, Collection Interventions, 2000).

Plusieurs pratiques artistiques s’inscrivent dans une remise en question des valeurs dominantes. La performance, sujet du dossier de ce numéro de ESSE, est l’une de ces pratiques. Ce qui ne veut pas dire que tous les artistes de la performance partagent cette vision. Cette forme artistique n’échappe pas à certaines tendances présentes dans la société, étant elle aussi contaminée par le culte du moi et, notamment, le mode du spectacle — phénomène soulevé à plus d’une reprise dans ce dossier, et qui faisait l’objet d’une des questions adressées aux artistes approchés. (Ce phénomène du spectacle est soulevé notamment par Guy Sioui Durand, dont le texte s’inscrit dans la suite de ses propos énoncés lors d’une récente table ronde et rapportés dans le numéro précédent).

Cependant, à travers les propos des performeurs et performeures que l’on peut lire dans ce numéro se profilent certains traits significatifs — une opposition se dessine en contre-point : se démarquer des valeurs établies, sur le plan artistique mais aussi vis-à-vis d’un ordre social contraignant; revendiquer une part de risque; échapper à cette économie de marché qui voudrait régir toutes les facettes de nos vies; prendre en considération le contexte social, en temps réel, souvent dans le tissu urbain ou rural. Les lieux de la performance sont mouvants et multiples, imprévisibles. Tout comme la réalité est changeante. Ainsi, les centres d’artistes, ouverts à un art parallèle, naguère modèles d’autogestion, se retrouvent aujourd’hui coïncés, se faisant dicter leur conduite par un État technocratique. Le portrait général des immobilisations de ces centres, comme le trace Bastien Gilbert dans ce numéro, fait réaliser vers où pourrait converger le mouvement entrepris dans ce réseau.

Il demeure que même les démarches en marge tirent avantage d’occuper un espace public. ESSE a toujours favorisé ces démarches. Elle le fera encore davantage. C’est une question de survie collective.

Johanne Chagnon
Cet article parait également dans le numéro 40 - Performance
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