Le déchet : inspiration ou expiation ?

Sylvette Babin

La présence du déchet dans l’art actuel n’a certainement pas le même pouvoir de provocation qu’à ses premières apparitions au tout début des avant-gardes, tout comme la désacralisation de l’objet d’art par l’opposition entre « matériau pauvre » et « matériau noble » a peu de sens à une époque où les poubelles, les sites ­d’enfouissement et les ­écocentres sont devenus les nouveaux fournisseurs de ­matériel ­d’artistes. Pourtant, la collecte de matières abandonnées, la ­transformation des détritus, des rebuts ou des ordures – les ­dénominations foisonnent – et l’utilisation du déchet comme sujet photographique sont des pratiques récurrentes dans les nouvelles manifestations artistiques. Quelle portée donne-t-on à ce geste aujourd’hui ? La ­provocation aurait-elle fait place à la sensibilisation ?

À l’heure où l’accumulation des déchets devient un sujet de plus en plus préoccupant, et le recyclage une attitude indispensable, la question écologique nous apparaîtra comme une évidence dans l’association art et déchet. On pourrait, par ailleurs, y entrevoir une critique de la société de consommation. Les dernières décennies nous ont vu produire en ­quantité excessive et à un rythme infernal – qui plus est, à des coûts dérisoires sur le marché du cheap labor chinois – des objets qui sont plus facilement jetés que réparés. Conséquemment, ­l’approvisionnement en ressources matérielles s’avère particulièrement facile pour les artistes glaneurs. Triste privilège. Toutefois, notre intention n’est pas de faire état d’une situation dont nous sommes tous parfaitement conscients1 1 - Mais pour ceux qui ne le seraient pas, mentionnons au passage le très lucide ouvrage de l’astrophysicien Hubert Reeves, Mal de terre, qui trace un portrait sombre mais réaliste de l’état actuel de la planète, avec une description assez exhaustive des différentes formes de déchets ayant des effets néfastes sur l’environnement. Hubert Reeves (avec Frédéric Lenoir), Mal de Terre, Paris, Seuil, 2003.. Le citoyen du 21e siècle, dont l’artiste, est ­certainement l’être le plus conscientisé de toute l’histoire de l’humanité. Pourtant, il poursuit sa consommation massive comme s’il ­s’agissait d’un état de fait ­irrémédiable ou du prix à payer pour le confort de l’espèce. Bien ­entendu, on ne saurait attribuer tous les problèmes environnementaux à la seule production de déchets – quoique le mot ne réfère pas ­simplement aux ordures domestiques, mais aussi aux déchets industriels, aux ­émanations toxiques, etc. – ni en confier la cure au seul citoyen. Comme le mentionne un extrait de Libération cité par Éloïse Guénard en page 16 de ce dossier, « [t]out en culpabilisant les citoyens et en leur proposant une expiation facile de leurs péchés par des petits gestes individuels, on oublie de leur ­expliquer que nombre de politiques publiques que l’on choisit de mener sont ­anti-écologiques ». Bien qu’il ne faille pas, au ­risque de se déresponsabiliser, laisser croire que les actions individuelles n’ont aucun impact environnemental, pourra-t-on réellement espérer un changement significatif si aucune mesure draconienne n’est prise par nos dirigeants ? 

Le paragraphe précédent laisse sous-entendre un dossier ­fortement engagé dans des questionnements écologiques. Ce n’est ­pourtant pas la voie principale empruntée par les auteurs. Non que ces préoccupations ne trouvent pas échos dans leurs essais, mais ­plutôt parce qu’ils ­répondent également à un désir d’observer d’abord le déchet pour ce qu’il est : un objet riche (ou lourd) de sens, possédant un important bagage culturel et historique, le potentiel de susciter la réflexion et le pouvoir d’être transformé en œuvre d’art. Nous ­pouvons notamment apprécier quelques-unes de ces œuvres dans la section « Portfolios », et ­constater dans les descriptions de celles-ci que les artistes, au-delà de leurs ­préoccupations esthétiques, ont aussi cette volonté de ­questionner les modes de vie menant à la surproduction de déchets. Par ailleurs, dans son livre Quand les déchets deviennent art, Lea Vergine écrit : « Les déchets sont un document direct, minutieux et incontestable ­concernant les habitudes et les comportements de ceux qui les ont ­produits, au-delà même de leur propre conviction ou de la perception qu’ils ont d’eux-mêmes2 2 - Lea Vergine, Quand les déchets deviennent art. Trash, rubbish, mungo, Milan, Skira, 2007.. » Une phrase qui résume assez bien l’essence d’un dossier où les multiples formes de déchets, les lieux qui les reçoivent et les différentes œuvres qui en découlent pourront nous en apprendre un peu plus sur nous-mêmes.

Je profite de cet espace pour saluer André Greusard, qui a quitté l’équipe d’esse pour se consacrer à ses projets personnels. Membre fondateur de la revue, André s’y est investi pendant près de 25 ans, à titre d’auteur, de rédacteur et d’administrateur. Au nom de toute l’équipe et en mon nom personnel, merci André.

Sylvette Babin
Cet article parait également dans le numéro 64 - Déchets
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