L’apolitisme sportif, ou le spectre de Pierre de Coubertin

Sylvette Babin
J’écris ces lignes alors que les Canadiens de Montréal disputent et remportent la demi-finale de la coupe Stanley, une première en 28 ans. Ma rédaction est ponctuée par les acclamations des partisan·e·s rassemblé·e·s dans les bars avoisinants. L’indifférence que j’éprouve face aux sports d’affrontement fait alors place à un intérêt plus marqué pour les réactions citoyennes et je commence à suivre le pointage au rythme des clameurs. Je me surprends même à fouiller dans les analyses et les archives du hockey pour mieux comprendre les enjeux du match. J’apprends par exemple que le trophée Clarence S. Campbell (Division Ouest), exceptionnellement remis à l’équipe des Canadiens (Division Est) pour cette victoire, est nommé d’après le président de la LNH qui, en 1955, avait suspendu Maurice Richard pour toutes les séries éliminatoires, provoquant au Forum de Montréal une émeute que des historien·ne·s considèrent comme l’une des sources de la Révolution tranquille. Les sports de spectacle ont toujours été générateurs de passions (et certainement de violences), mais aussi, parfois, vecteurs de soulèvements sociaux plus fondamentaux.

L’institution sportive perpétue encore l’idée véhiculée par le père des Jeux olympiques modernes, Pierre de Coubertin, de la soi-disant nature apolitique et universelle du sport. Mais en réalité, ce « principe de neutralité politique » dissimule une forme d’effacement des différents récits identitaires portés par les athlètes et leurs fans. Dans une réflexion sur les Jeux olympiques, le philosophe Alain Deneault précise que « le sport a été érigé en modèle social parce qu’il sait neutraliser la moindre velléité d’engagement collectif tout en adoptant des dehors égalitaires. La préexistence des règlements permet aux disciplines sportives de se laisser fantasmer comme domaine du rapport juste où les meilleurs gagnent. En même temps, cette préexistence normalise, de façon subtile et sous-jacente, une nécessaire absence de délibération politique1 1 - Alain Deneault, « Vendre les Jeux olympiques », Faire l’économie de la haine : Essais sur la censure, Montréal, Écosociété, 2018, p. 168. ». Dans un autre chapitre, Deneault ajoute que le spectacle du sport « a pour fonction de consolider l’autorité de structures idéologiques qui concourent à la souffrance des peuples plutôt que de les en soulager un temps».2 2 - Alain Deneault, « Qu’entendre par “Du pain et des jeux” ? », op. cit., p. 184.

À la lumière de ces réflexions, et en observant d’un peu plus près les rouages de l’industrie sportive, il est difficile d’envisager la rencontre entre le sport et l’art autrement que sous un angle critique. D’ailleurs, si, historiquement, le déploiement du sport dans l’art s’est largement manifesté par la célébration du corps des athlètes ou par des études sur le mouvement, on constate au fil des courants esthétiques que les artistes n’ont jamais totalement adhéré à l’idée que le sport serait dénué de toute dimension sociopolitique. Dans les pratiques plus récentes, on remarque une approche qui met clairement en doute la neutralité de l’univers sportif en soulignant les travers de ses organismes, ligues ou équipes. La spectacularisation à outrance du sport, et ses accointances avec la suprématie du capitalisme, le tokénisme, la survalorisation de la performance, la discrimination, la misogynie ou l’hétéronormativité sont autant de facteurs qui alimentent la réflexion des artistes, dont les œuvres peuvent, ultimement, servir de levier aux changements sociaux.

Le dossier Sportification met en lumière ces enjeux en analysant différentes facettes de l’industrie sportive, sa culture visuelle, ses associations et son patrimoine bâti. On s’intéresse par exemple à l’architecture, en l’occurrence celle des stades et des installations olympiques, en observant l’interaction des artistes et des citoyen·ne·s avec ces remparts du spectacle. Les infrastructures sportives, que l’on peut aussi considérer comme des dispositifs politiques, sont en effet la source ou le théâtre de nombreux problèmes sociaux tels que la délocalisation des communautés et l’embourgeoisement des quartiers, la ségrégation économique et raciale et même, dans certains cas, l’oppression politique par les dictatures. Sur une note plus positive, des citoyen·ne·s se réapproprient parfois ces lieux (les vestiges des structures olympiques, notamment) par diverses activités quotidiennes ou par le jeu, leur infusant ainsi de nouvelles valeurs symboliques. C’est aussi par le jeu que plusieurs artistes tenteront de déconstruire les codes genrés et hétéronormés du sport, en faisant place aux corps queers ou en laissant intervenir la sensibilité, le désir et d’autres affects généralement brimés par le culte de la virilité et de la performance. Les « jeux infinis », qui se distinguent de la finalité traditionnelle du gain ou de la victoire par leur ouverture à la coopération et à l’esprit non compétitif, sont également abordés. Cette forme de jeu, éventuellement libérée de l’empire financier qui gouverne l’industrie du sport, relève certainement plus d’une utopie artistique que du monde réel – utopie dans laquelle nous jouons vraiment pour le plaisir et atteignons même ce fameux idéal olympique. En se réappropriant les règles, les stratégies et les codes vestimentaires du sport, les artistes tentent d’en déconstruire les clichés, mais aussi de donner symboliquement la parole à ceux et celles qui, vivant dans l’univers sportif, en subissent le racisme et les discriminations systémiques. Nous verrons par exemple des œuvres qui matérialisent des luttes devant être pacifiées pour que des évènements comme les Jeux gais puissent gagner en visibilité, ou d’autres encore qui offrent des espaces de repos aux corps queers ou racisés, lesquels doivent lutter pour qu’on les reconnaisse ou alors répondre aux attentes de performance qui leur sont imposées. Il serait toutefois présomptueux de sous- entendre que les athlètes n’adoptent pas eux-mêmes ou elles-mêmes une position critique envers leurs associations. C’est d’ailleurs aussi dans des mouvements sociaux amorcés par des athlètes que des artistes puisent leur inspiration. Le mouvement « Take a knee », abordé dans le cadre d’une réflexion sur la marchandisation des corps noirs, en est un bel exemple.

Finalement, réussissons-nous, dans cette étude sur la cohabitation entre l’art et le sport, à retrouver la joie de l’activité sportive, l’esprit d’équipe et les manifestations ludiques auxquels nous pensions également en proposant ce dossier ? Certainement, à travers des œuvres où la beauté des images et des gestes s’impose, ou dans les différents jeux inventés par les artistes, dont plusieurs visent à estomper les barrières sociales et à redéfinir la collectivité. Probablement aussi en nous rappelant le pouvoir cathartique des rassemblements, de même que ce qu’ils peuvent inoculer à l’imaginaire collectif en contribuant à la fabrication de nouveaux récits et, peut-être, de nouvelles réalités.

Sylvette Babin
Sylvette Babin
Sylvette Babin
Cet article parait également dans le numéro 103 - Sportification
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