Éloge de la virtuosité ?

Sylvette Babin
Le 20e siècle de l’art, qui a vu naître le readymade et l’art conceptuel, a été marqué par une rupture avec les traditions et une remise en question de la place du savoir-faire technique dans l’œuvre d’art. Au cours de cette période, le lieu même de l’atelier a été délaissé par des artistes nomades privilégiant un art in situ ou éphémère à travers des pratiques faisant appel à l’expérience, au processus et au dispositif, tandis que l’avènement des nouvelles technologies contribuait à l’effritement de la matérialité de l’objet. Ces multiples approches qu’Yves Michaux a ironiquement nommées « l’état gazeux de l’art » seraient-elles en train de s’estomper au profit d’un retour en force du savoir-faire et de l’objet fait main ?

Le terme « reskilling » employé dans ce dossier est emprunté au domaine de la formation professionnelle où il désigne un redéploiement des compétences en vue d’adapter les métiers aux demandes du marché. Récemment introduit dans le champ de l’art contemporain1 1 - Voir à ce propos John Roberts, The Intangibilies of Form: Skill and Deskilling of Art After the Readymade, Londres et New York, Verso, 2007. , le reskilling, ou requalification, témoigne ainsi d’une revalorisation du travail manuel, au moyen notamment d’une réappropriation de techniques artisanales plus ou moins délaissées, ou d’une attention particulière accordée à la maîtrise de l’exécution et à la facture de l’œuvre, au raffinement de la matière et au décoratif. Dans le contexte de la production industrielle, le reskilling est une réponse directe au deskilling, processus par lequel le travail humain a été rendu désuet par l’introduction des nouvelles technologies. Toutefois, sur la scène artistique, cette déqualification ne saurait être attribuée aux seuls effets de l’industrialisation, mais également à une volonté des avant-gardes de rompre avec les diktats de l’académisme. Si la virtuosité a toujours suscité l’admiration, et ce encore aujourd’hui, l’art contemporain est néanmoins parvenu à se détourner des exigences liées uniquement aux compétences. Par conséquent, il est pertinent de s’interroger sur les motivations de cet intérêt renouvelé pour les techniques traditionnelles et de la requalification du savoir-faire en observant comment elles s’inscrivent dans les enjeux de l’art actuel de ce début du 21e siècle.

Les textes du dossier proposent à ce sujet des opinions parfois divergentes, quoique complémentaires, qui d’une part expriment l’urgence de « “rescaper” la dimension du “faire” dans l’art et ses différentes disciplines » (Luanne Martineau), et d’autre part, soulignent la persistance des pratiques favorisant « le non-savoir, le vide et l’imprévisible, dans le but d’ébranler perpétuellement les fondations de l’habilité, du savoir-faire, de la technique […] » (Stephen Horne). L’ensemble des essais témoigne ainsi d’une grande diversité, où l’on constate une volonté de poursuivre la réflexion autour de l’art en tant qu’objet sans pour autant se figer dans à des positions dogmatiques. De ce fait, les analyses sur la requalification proposées ici ne viennent certainement pas annoncer la disparition de l’art expérimental ou des pratiques processuelles, mais plutôt faire contrepoids à nos dossiers plus ou moins récents qui mettaient l’accent sur les pratiques relationnelles, sur la dématérialisation de l’objet, voire sur la disparition même des œuvres2 2 - Je pense à des dossiers comme Fragile (no 65), Disparition (no 66) ou Commerce : l’art comme transaction (no 73)..

En visitant des œuvres qui font appel aux techniques de moulage, à la céramique, au textile, à la peinture, mais également aux supports plus « contemporains » que sont la photographie, la vidéo et l’installation, les analyses publiées ici font état également des multiples moyens par lesquels les artistes tentent de questionner la matière. On remarque quelques tendances ou préoccupations communes, comme le recours à l’hybridité, la réappropriation d’objets du quotidien ou certaines approches ludiques et dépourvues de nostalgie. De toute évidence, ces œuvres se détournent également de la valeur utilitaire généralement associée aux techniques qu’elles empruntent. Par ailleurs, loin de se confiner dans des recherches formelles ou esthétiques liées à leurs médiums respectifs, les artistes font état de préoccupations sociales ou politiques en posant un regard critique sur « notre époque postnumérique marquée par l’art et le design par ordinateur, le consumérisme, la compression du temps et la mondialisation » (Martineau), en « [déjouant] les prétentions esthétiques conventionnelles (masculinistes) au moyen de stratégies formelles inventives et contradictoires » (Katrie Chagnon), ou en « [recontextualisant] les notions de travail et de valeur » (Andrew Hennlich). Comme quoi le savoir-faire et l’apport des techniques traditionnelles ne sauraient être réduites à l’unique fabrication d’objets décoratifs.

Sylvette Babin
Cet article parait également dans le numéro 74 - Savoir-faire
Découvrir

Suggestions de lecture