Douleur animale et suprémacisme humain

Esse : Quelles pistes la philosophie propose-t-elle pour réfléchir aux enjeux de la douleur animale ? Martin Gibert : On trouve des réflexions sur nos devoirs envers les animaux et des arguments provégétariens dès l’Antiquité grecque, avec Pythagore. Au cours de l’histoire, de nombreux philosophes, comme Plutarque, Voltaire, Rousseau ou Bentham, ont été sensibles à la souffrance animale. Mais dans l’ensemble, les « amants de la sagesse » n’ont guère été plus avisés que leurs contemporains pour identifier le spécisme, cette discrimination selon l’espèce qui est centrale pour penser la douleur animale (ce ne serait pas la première fois que les philosophes passent à côté d’une injustice systémique). Cela dit, les choses se sont considérablement améliorées depuis une quarantaine d’années et il existe aujourd’hui un domaine de l’éthique appliquée qu’on appelle l’éthique animale et qui étudie nos devoirs envers les animaux en tant qu’individus. Il est florissant, notamment au Canada avec Sue Donaldson et Will Kymlicka (Zoopolis, 2011) et au Québec avec Valéry Giroux (L’antispécisme, 2020). On peut dire que le point de départ consiste à identifier les « patients moraux », c’est-à-dire les entités envers qui nous avons des devoirs. En éthique animale, la plupart des philosophes adoptent ce qu’on appelle le « sentientisme » : ils et elles considèrent que la « sentience », c’est-à-dire la capacité à ressentir des émotions, du plaisir et de la douleur, est le bon critère pour identifier les patients moraux. Bref, l’éthique animale se soucie des individus animaux parce qu’ils peuvent ressentir de la douleur et qu’on peut donc leur faire du bien ou du mal. Beaucoup de gens confondent le vivant et les animaux. En réalité, c’est très différent. Si tous les êtres sentients sont vivants, l’inverse n’est pas toujours vrai. L’éthique animale n’a rien à dire sur le vivant en général. Elle ne se préoccupe pas des virus, des bactéries, des plantes ou des écosystèmes parce que ces entités ne peuvent pas avoir mal. Dans une optique sentientiste, ce ne sont donc pas des patients moraux. Esse :&ensp;Existe-t-il d’autres perspectives que le sentientisme ? MG :&ensp;Oui. Certain·e·s philosophes défendent le « biocentrisme », soit l’idée qu’il suffit d’être vivant·e pour être un·e patient·e moral·e. L’argument consiste à dire que puisque tout être vivant peut par définition mourir et qu’il peut habituellement plus ou moins s’épanouir, on pourrait par exemple avoir le devoir moral de ne pas le tuer ou de ne pas entraver son épanouissement. Cette théorie assez minoritaire se retrouve moins en éthique animale qu’en éthique environnementale. Elle stipule que le cercle de notre considération morale devrait s’étendre à des entités vivantes mais non sentientes, comme les bactéries ou les plantes. Lorsqu’on entend tous ces discours sur « le vivant » selon lesquels il faudrait être bienveillant·e à son égard ou agir pour lui, on pourrait en déduire que tout le monde est biocentriste. En réalité, accorder une valeur morale intrinsèque au vivant demeure une posture philosophique marginale et exigeante. Du côté du sentientisme, on pourra dire que le vivant a une valeur cognitive (il nous apprend des choses) ou esthétique (il peut être beau ou laid), mais sa valeur morale ne pourra jamais être qu’instrumentale : il faut préserver l’arbre et la forêt, non parce que ce sont des patients moraux, mais parce qu’ils abritent des animaux. On comprend que le biocentrisme concerne beaucoup plus d’entités que le sentientisme : les animaux, mais aussi les végétaux et toutes sortes d’organismes vivants. Cependant, ces deux théories sont loin d’avoir pris le pas sur l’approche courante, qui trace un cercle de la moralité beaucoup plus étroit : l’« anthropocentrisme » ou le « suprémacisme humain ». Selon cette troisième optique, on peut facilement justifier l’utilisation des animaux non humains en art ou dans n’importe quel autre secteur, puisque ce ne sont tout simplement pas des patients moraux. Il est alors acceptable de les acheter et de les vendre, on peut justifier de les enfermer et de les tuer parce qu’ils ne sont en définitive rien de plus que des marchandises ou des ressources mises à notre disposition. En réclamant qu’on ne puisse plus vendre ni acheter les animaux, les abolitionnistes – les militant·e·s qui réclament que les animaux ne soient plus appropriables – s’opposent donc au spécisme et au suprémacisme humain sur le front juridique. Esse :&ensp;Est-ce à dire que la souffrance animale est moralement acceptable lorsqu’elle s’inscrit dans une démarche visant à dénoncer une certaine tolérance sociale, sinon légale, de l’exploitation des êtres sentients aux fins de l’humanité ? Que pense l’éthique animale des pratiques artistiques qui endosseraient cette position ? MG :&ensp;Dire qu’il est mal de tuer ou de maltraiter des animaux – que ce soit en art contemporain ou par gourmandise –, ça ne signifie pas que c’est toujours mal de le faire. Il peut y avoir des exceptions. Par exemple, on peut facilement imaginer un argument conséquentialiste justifiant que l’on fasse souffrir un animal pour en sauver d’autres (et ça marche aussi pour les animaux humains). Ça signifierait alors qu’une performance qui consiste à instrumentaliser ou à maltraiter un animal pourrait être moralement acceptable si elle a pour effet de rendre le public végane et de l’inciter à militer pour les droits des animaux. Il y a bien sûr différentes approches en éthique animale et cela conditionne en partie la manière d’analyser la douleur animale et, plus largement, l’utilisation des animaux (sans leur consentement) en art contemporain. On peut résumer les débats en disant que les déontologues vont mobiliser l’idée de droits des animaux – droit de ne pas être tués, maltraités, enfermés dans une cage – tandis que les conséquentialistes et les utilitaristes, comme le philosophe Peter Singer, auteur de La libération animale (1975), vont plutôt insister sur la douleur et les torts (non nécessaires) qui leur sont faits. Esse :&ensp;Les tenant·e·s de l’autonomie esthétique et de l’exceptionnalité artistique défendraient pourtant un statut particulier pour les &oelig;uvres d’art. Comment répondre au statut ontologique particulier de l’art ? MG :&ensp;J’imagine bien un·e artiste qui chercherait à justifier qu’on fasse souffrir un animal au nom de l’art. Il ou elle invoquerait une exceptionnalité de l’art, une extraterritorialité du champ qui, plaçant l’artiste ou l’&oelig;uvre par-delà le bien et le mal, donnerait le droit d’affamer un chien ou de pulvériser des poissons. Mais l’argument est vraiment faible. D’abord, on ne voit pas ce qui pourrait justifier une exception artistique : l’art est une activité humaine qui produit des artéfacts et des expériences. Il peut être évalué moralement comme n’importe quoi. Un crime n’est pas moins un crime parce qu’il a lieu dans le cadre d’une performance artistique. Et il ne faut pas oublier le point de vue des animaux maltraités ou tués : ils n’ont rien à gagner à « participer » à un tel projet. D’ailleurs, accepterait-on de maltraiter des humains sans leur consentement pour une &oelig;uvre d’art ? Non, répondront vraisemblablement ceux et celles qui promeuvent l’idée d’exception artistique. Mais pourquoi ce double standard ? Parce qu’ils et elles sont spécistes ! Esse :&ensp;L’exceptionnalité artistique revient donc à accorder la primauté au bienêtre de l’humain sur celui des autres animaux. Pourquoi la douleur des animaux parait-elle, généralement, moins choquante que la douleur humaine ? MG : &ensp;Je dirais plutôt que la thèse de l’exceptionnalité artistique et celle du suprémacisme humain se renforcent mutuellement. Si je caricature un peu, ça donne ceci : Pourquoi l’&oelig;uvre d’art possède-t-elle ce statut ontologique exceptionnel qui lui confère des passe-droits éthiques ? Parce qu’elle est l’&oelig;uvre d’un être exceptionnel, l’être humain. Mais pourquoi l’être humain est-il un être exceptionnel ? Parce qu’il est capable de créer des &oelig;uvres exceptionnelles (qui touchent l’essence cachée de l’être). Le suprémacisme humain accorde un privilège aux humains parce qu’ils sont humains. C’est directement lié au spécisme . Ce concept est d’ailleurs si central qu’il vaut la peine d’en donner cette définition précise que j’emprunte aux Cahiers antispécistes : « Le spécisme est à l’espèce ce que le racisme et le sexisme sont respectivement à la race et au sexe : la volonté de ne pas prendre en compte (ou de moins prendre en compte) les intérêts de certains au bénéfice d’autres, en prétextant des différences réelles ou imaginaires mais toujours dépourvues de lien logique avec ce qu’elles sont censées justifier« Le spécisme », Cahiers antispécistes, .. » De même que tout le monde ne perçoit pas le racisme ou le sexisme d’une situation, tout le monde ne perçoit pas le spécisme. Il faut dire que nous vivons dans des sociétés où, depuis les parents et l’école jusqu’aux médias, nous recevons maintes fois le message qu’il est normal, naturel et nécessaire de manger des animauxLa psychologue Melanie Joy nomme « carnisme » l’idéologie invisible (sous-ensemble du spécisme) qui nous conditionne à voir certains animaux comme comestibles. Voir son livre Introduction au carnisme : Pourquoi aimer les chiens, manger les cochons et se vêtir de vaches, traduit de l’anglais par Laure Gall, Lausanne, L’âge d’homme, 2018.. Les artistes ne font pas exception : la plupart d’entre eux et elles véhiculent cette idéologie. Or, dès lors qu’on ne voit pas le problème moral avec le fait de manger des animaux ou que la réflexion est contrainte et motivée par le désir de continuer à les manger (et de jouir ainsi de son privilège humain), on a toutes les chances de négliger la douleur animale dans d’autres domaines, comme les arts. Esse :&ensp;Qu’en est-il de la dimension critique de l’art ? Une &oelig;uvre ne détient-elle pas un pouvoir de prise de conscience ? Alec SothDog Days, Bogotá, Untitled 28, 2003. Photo : © Alec Soth/Magnum Photos, permission de Magnum Photos MG :&ensp;C’est une question empirique et on manque de données. Je ne doute pas que certaines &oelig;uvres aient pu provoquer des prises de conscience, mais quel est l’effet global de l’art sur les animaux ? On peut prédire que le mouvement végane ou antispéciste (le premier terme qualifie la pratique et le second, la théorie) va susciter de plus en plus l’intérêt des artistes, qui ont habituellement des affinités avec les mouvements politiques progressistes. Mais il ne faut pas se faire d’illusion non plus. Pas plus que les philosophes, les politiques ou les informaticien·ne·s, les artistes ne sont prêt·e·s à sacrifier un plaisir (manger des animaux) pour des raisons purement morales. Leurs analyses morales s’enferrent dans le même type de biais et de dissonances cognitives que celles de la population en généralJe renvoie à mon livre, Voir son steak comme un animal mort (Lux, 2015), et à celui du professeur de psychologie sociale Laurent Bègue-Shankland, Face aux animaux : Nos émotions, nos préjugés, nos ambivalences (Odile Jacob, 2022), pour mieux comprendre notre regard sur les animaux.. Bref, je crois qu’il est raisonnable de ne pas attendre grand-chose de l’art contemporain pour aider les 70 milliards d’animaux terrestres qui sont envoyés chaque année dans les abattoirs – ne serait-ce que parce que les vernissages sont rarement véganes. Maintenant, si l’on regarde sur le temps long, certes, l’art a une dimension critique – comme d’autres activités humaines –, mais il renforce aussi plusieurs normes sociales loin d’être progressistes. Depuis quelques siècles, j’ai l’impression qu’il renforce allègrement les normes suprémacistes humaines. C’est pourquoi j’ai tendance à croire que, comme beaucoup d’activités humaines dans une société spéciste, l’art nuit globalement aux animaux. Esse :&ensp;Comment utiliser l’art pour développer l’empathie ou la compassion devant la douleur des animaux ? MG :&ensp;Durant mon doctorat en philosophie – en psychologie morale, pour être précis –, je me suis intéressé au rôle de l’imagination dans la perception morale. J’ai soutenu qu’elle avait une fonction épistémique : l’imagination peut nous apprendre des choses sur le monde, notamment par la prise de perspective, le recadrage ou les expériences de penséeMon livre L’imagination en morale (Hermann, 2014) en donne plein d’exemples.. Or, l’art mobilise sans cesse ces usages de l’imagination et il peut évidemment le faire pour sensibiliser le public à la douleur animale. Une caméra à hauteur de naseaux et le regard d’une vache comme dans Cow (2021) d’Andrea Arnold ou des portraits photographiques de chiens errants comme ceux d’Alec Soth (Dog Days, Bogotá, 2007) peuvent certainement amener le public à adopter la perspective de l’animal. L’empathie n’est pas une émotion à proprement parler, mais un vecteur émotionnel : avoir de l’empathie pour la souffrance, la joie ou la peur d’un chien, c’est éprouver soi-même une souffrance, une joie ou une peur analogue à la sienne. C’est évidemment crucial pour comprendre « de l’intérieur » qu’il est mal de le maltraiter. Il faut aussi noter qu’on ressent de l’empathie pour un individu (cette poule) et non pour une espèce, laquelle est une entité abstraite qui ne souffre pas et n’a pas d’émotions. Pour autant, il n’est pas forcément souhaitable de provoquer l’empathie. Cela peut conduire à un épuisement émotionnel très courant dans le monde de la santé. Le moine bouddhiste Matthieu Ricard prône plutôt la compassion, qu’il définit comme l’amour pour ceux et celles qui souffrent, comme le désir que cessent leurs souffrances et ce qui les cause. Je suppose que l’art peut favoriser la compassion, et j’insisterai sur un point : ce n’est pas un jeu à somme nulle (avoir de la compassion ou de l’empathie pour X m’empêche d’en avoir pour Y), mais plutôt comme un muscle qui se développe avec de l’entrainement. Cela dit, je crois que l’art peut aussi défendre les animaux en attaquant le spécisme. De toute façon, comment travailler sur la douleur animale sans évoquer cette idéologie ? Car c’est bien elle qui occulte et justifie à la fois les souffrances non nécessaires des milliards d’individus que nous exploitons. Je dirais que la meilleure manière de faire reculer la douleur animale, c’est de lutter contre le spécisme. Et on peut tout à fait s’y prendre de façon créative. Alec Soth, Martin GibertAlec Soth, Martin GibertAlec Soth, Martin Gibert

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