Ipellie_Dessin tiré de Arctic Dreams
Alootook IpellieArtic Dreams and Nightmares, dessin tiré du livre, 1993.
Photo : permission de Theytus Books

Dessiner la résilience satirique des Inuits : les caricatures décoloniales d’Alootook Ipellie

Amy Prouty
Le dessin est la forme d’art qui a fini par abolir les obstacles entre les artistes inuits et le milieu de l’art contemporain mondial. Depuis le milieu des années 2000, les œuvres de graphistes comme Tim Pitsiulak, Annie Pootoogook et Jutai Toonoo ne sont plus perçues comme des « curiosités » de galeries commerciales ; elles figurent souvent au premier plan dans les institutions et les biennales d’art. Et si chacun de ces artistes exprime une esthétique qui le distingue, ils ont en commun le recours à la satire.

On voit la satire dans l’ironie espiègle de Watching Seal Hunting on Television (2002-2003), de Pootoogook, où elle juxtapose, dans le style intimiste qui est la marque de ses esquisses, l’image romantique du chasseur inuit véhiculée par la télévision et la banalité de la vie quotidienne dans sa communauté. On la voit aussi chez Pitsiulak : connu pour ses grands dessins d’animaux sauvages rendus au crayon avec un réalisme photographique, celui-ci a aussi produit des images comme Ice Dance (2012), où la faune nordique, dans sa représentation sentimentale typique, se déchaine dans un breakdance improvisé. Quant à Toonoo, il a satirisé tout au long de sa carrière les attentes à l’égard de l’art inuit en créant expressément des images non idéalisées, comme Shitty Summer (2011), un paysage de toundra entièrement couvert de jurons répétés griffonnés frénétiquement au bâton à l’huile.

On ne s’étonnera pas, sans doute, que dans un milieu artistique qui n’hésite pas à marchandiser le traumatisme, l’humour et l’espièglerie tissés dans ces images soient négligés au profit de thèmes plus sombres. C’est dommage, car la satire, dans les dessins inuits contemporains, agit souvent comme une puissante stratégie décoloniale – une approche actuelle qui, tout en montrant du doigt les nombreux traumatismes liés à la colonisation, est respectueuse du savoir ancestral des Inuits. Beaucoup d’artistes inuits contemporains exploitent leur part de cette tradition. Cependant, le corpus formé par les caricatures d’Alootook Ipellie s’impose à l’analyse dans la mesure où il annonce la manière dont les dessins inuits et leur humour subversif en viendront à agir sur le milieu artistique dominant. L’œuvre d’Ipellie illustre la renaissance d’une ancienne tradition inuite dans laquelle la satire est une stratégie de décolonisation.

La vie et la carrière d’Ipellie se déroulent parallèlement à la colonisation agressive de l’InuitNunangat1 1 - L’expression Inuit Nunangat désigne les quatre régions inuites du Canada : la région désignée des Inuvialuit, le Nunavut, le Nunavik et le Nunatsiavut.. Né dans un campement de chasse sur l’ile de Baffin en 1951, il a vécu une enfance tumultueuse et traumatisante. Il a passé une grande partie de sa jeunesse à faire des allers-retours entre sa terre natale et le monde étranger des Qallunaat (mot inuktitut qui désigne les colons), dans le sud, et a fini par s’installer à Ottawa. En 1972, il a commencé à travailler à l’Inuit Tapiriit Kanatami, organisation politique qui venait d’être fondée dans cette ville. Tout en traduisant et en rédigeant des textes pour la publication mensuelle de l’organisme, Inuit Monthly, il dessinait de petites illustrations pour remplir les blancs entre les articles. De là naitrait par la suite la bande dessinée Ice Box, parue la première fois dans le numéro de janvier 1974 et publiée jusqu’en 1982. Centrés sur la vie d’une famille inuite, les dessins reprenaient les thèmes politiques des articles et raillaient souvent la vision que les Qallunaat avaient des Inuits et de l’Arctique. Ipellie est retourné à la caricature au début des années 1990, avec une nouvelle bande dessinée, Nuna and Vut, cette fois pour le Nunatsiaq News d’Iqaluit. Il y explorait, comme dans ses dessins antérieurs, les tensions entre la vision du monde des Inuits et celle des Qallunaat. Dans un retour sur sa carrière en 1997, l’artiste explique : « L’une des forces motrices de tout ce que j’écris, de tout ce que je produis, c’est la difficulté incroyable qu’il y a à interpréter le mélange des deux cultures très différentes avec lesquelles je dois composer chaque jour, que je le veuille ounon2 2 - Alootook Ipellie, « Thirsty for Life: A Nomad Learns to Write and Draw », dans John Moss (dir.), Echoing Silence: Essays on Arctic Narrative, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 1997, p. 100. [Trad. libre]. »

Ipellie_Dessin sans titre_Nuna and Vut
Alootook Ipellie
Dessins sans titre de la série Nuna and Vut, 1994.
Photo : permission de Richard F. Brush Art Gallery,
St. Lawrence University, Canton, NY

L’esprit satirique inuit a ses racines dans l’unipkaaqtuat, mot qu’on peut traduire par « mythe » ou « légende » – sans que l’analogie soit tout à fait exacte. Ces histoires sont aussi diverses que les peuples inuits, la souplesse inhérente à la tradition orale autorisant les conteurs à broder à leur convenance pour satisfaire leur communauté ; pourtant, au-delà des variantes locales, beaucoup de récits regorgent de passages humoristiques, ce qui nous permet d’observer comment la satire s’est perpétuée depuis les temps les plus anciens jusqu’à aujourd’hui. Le linguiste Alex Spalding souligne que les unipkaaqtuat ont une fonction avant tout didactique et qu’ils « conservent en tout temps un degré élevé d’humour mordant et desatire3 3 - Alex Spalding, Eight Inuit Myths/Inuit Unipkaaqtuat Pingasuniarvinilit, Ottawa, Musées nationaux du Canada, 1979, p. vi. [Trad. libre] ». L’humour enseigne à l’auditoire les comportements appropriés, ceux qui sont conformes aux valeurs traditionnelles, les Inuit Qaujimajatuqangit (« ce que les Inuits savent depuistoujours »)4 4 - Frank Tester et Peter Irniq, « Inuit Qaujimajatuqangit: Social History, Politics and the Practice of Resistance », Arctic, vol. 61, nº 1 (2008), p. 48.. En général, ces valeurs privilégient l’harmonie et la communauté plutôt que l’individu. Par conséquent, dans les unipkkaaqtuat, les comportements abusifs ou égoïstes sont punis, tandis que la bonté, la vivacité d’esprit et la débrouillardise sont récompensées.

La satire promeut ces valeurs en déployant un jeu complexe de stratégies sociales qui évitent la confrontation directe, en même temps qu’elles corrigent les comportements indésirables et permettent de transiger avec une émotion puissante, mélange de crainte et de respect, que les Inuits appellent ilira. C’est un concept difficilement traduisible, que l’anthropologue Jean Briggs explique ainsi : « Ilira est en partie ce que nous nommerions du respect, voire de la révérence envers les habiletés supérieures, le statut ou le pouvoir punitif, peut-être même la force de caractère, d’une personne […]. La personne qui n’a pas appris à éprouver l’ilira est dangereuse […]. Mais nul n’aime éprouver cette émotion ; elle fait se sentir gêné, anxieux et inhibé. La personne qui éprouve l’ilira se replie sur elle-même en silence ou elle pleure (si c’est un enfant) ; elle ne mange pas et refuse le présent tendu, elle est incapable de rire ou deplaisanter5 5 - Jean Briggs,  Inuit Morality Play: The Emotional Education of a Three-Year-Old, New Haven et Londres, Yale University Press, 1998, p. 148. [Trad. libre]. »

La fonction sociale de la satire inuite consiste en grande partie à éviter cette émotion complexe. Les travaux de Briggs ont montré que les exagérations ludiques et les taquineries permettent d’exprimer indirectement les requêtes, les souhaits et lesplaintes6 6 - Jean Briggs, « Conflict Management in a Modern Inuit Community », dans Megan Biesele, Robert K. Hitchcock et Peter P. Schweitzer (dir.), Hunters and Gatherers in the Modern World: Conflict, Resistance, and Self-Determination, New York et Oxford, Berghahn Books, 2000, p. 111.. Quand une personne ne se conduit pas correctement, elle devient l’objet de plaisanteries ou de moqueries de la part de la communauté, qui veut ainsi corriger son comportement. En cas de tensions particulièrement fortes, des duels de chansons satiriques servent à exprimer les doléances en évitant la violence. Selon Briggs, ces duels ironiques et métaphoriques « inscrivent le conflit dans une forme artistique, le circonscrivent dans un rituel, le camouflent derrière l’ironie et l’ambigüité du genre, en même temps qu’ils le rendent public en attirant sur lui l’attention de la communauté toutentière7 7 - Ibid.[Trad. libre] ». Cette façon de gérer un conflit fonctionne dans une société où tous les membres comprennent et respectent ce code de conduite. Toutefois, comme le fait remarquer Rosemarie Kuptana, l’approche interpersonnelle agressive des Qallunaat était propre à provoquer l’ilira, si bien que les Inuits étaient nombreux à ne pas pouvoir s’opposer à leursexigences8 8 - Rosemarie Kuptana, « Ilira, or Why it was Unthinkable for Inuit to Challenge Qallunaat Authority », Inuit Art Quarterly, vol. 8, nº 3 (automne 1993), p. 5-7.. Dans l’art inuit contemporain, l’humour joue un rôle semblable à celui du duel de chansons : la satire sert à dévoiler les problèmes et à illustrer le comportement approprié en tournant en dérision les Qallunaat et leurs idéologies coloniales. Par exemple, un dessin tiré du livre d’Ipellie paru en 1993, Arctic Dreams and Nightmares, représente l’actrice française Brigitte Bardot, militante opposée à la chasse aux phoques devenue le visage du mouvement antifourrure. Les manifestations ont connu un tel succès que des restrictions légales ont été imposées à la vente de fourrures, ce qui a eu un effet dévastateur sur l’économie des communautés inuites. Ipellie dépeint Bardot comme une hypocrite, emmitouflée dans un manteau de fourrure, au bras d’un amant inuit, inconsciente du phoque diabolique qui s’approche d’elle par-derrière, armé d’un bâton.

Le retour en force de cette pédagogie séculaire à titre de stratégie décoloniale est évident dès les premières caricatures d’Ipellie. L’une d’entre elles, datant de 1981 et intitulée Canadian Government Laboratory (« Laboratoire du gouvernement canadien »), représente des fonctionnaires en train de construire l’Inuit « idéal », robotisé, doté d’un cerveau de ministre et enchanté à l’idée de construire des pipelines au Nunavut. Sur une autre, un Inuit en traineau à chiens dépasse à toute allure un homme frustré en train de réparer une motoneige, à qui il lance d’un ton moqueur : « Well, brother, that’s progress ! » (« Ben, mon vieux, ça, c’est le progrès ! ») Dans ses caricatures, Ipellie emploie une stratégie qui correspond à ce que la commissaire d’exposition et historienne de l’art inuite Heather Igloliorte appelle la « résilience ». Pour elle, la résilience est une réaction à l’oppression qui se distingue significativement de la résistance : la résilience se nourrit des valeurs inuites, qui accordent la primauté au communautaire sur l’individuel, et on « la cultive en adoptant des mécanismes de défense matures, comme l’humour et l’altruisme9 9 - Heather Igloliorte, « The Inuit of Our Imagination », dans Gerald McMaster (dir.), Inuit Modern, Toronto, Art Gallery of Ontario, 2010, p. 44-45. [Trad. libre] ». Les satires dessinées par Ipellie alimentent cette résilience, et il est remarquable que ses caricatures, qui se moquent non seulement des Qallunaat, mais également des lecteurs inuits, aient été publiées presque exclusivement par des magazines inuits.

La colonisation de l’Arctique s’est avérée extraordinairement dévastatrice pour les Inuits. Les années de jeunesse d’Ipellie sont celles des politiques sociales assimilationnistes agressives, des déplacements forcés, de l’abattage des chiens de traineau, des écoles et pensionnats qui arrachaient les enfants à leurs familles, de la perturbation des activités saisonnières, de l’interdiction de l’inuktitut, et des répercussions intergénérationnelles des traumatismes liés à la violence physique et sexuelle. Les Inuits, de plus, ont été dépossédés de leur humour. Les missionnaires avaient interdit les histoires paillardes et les rituels chamaniques, et les Qallunaat ont pris l’habitude de représenter les Inuits comme des chasseurs stoïques et sans humour, des primitifs immatures, naïfs, désexualisés et dépendants de la guidance de l’homme blanc pour survivre. Ann Fienup-Riordan appelle « orientalisme eskimo10 10 - Ann Fienup-Riordan, Freeze-Frame: Alaska Eskimos in the Movies, Seattle, University of Washington Press, 1995, p. xi-xii. » cette image des Inuits en nobles sauvages incapables de maitriser leur destin ni leurs terres, et c’est à ce stéréotype que les dessins d’Ipellie s’attaquent directement. Dans une œuvre sans titre datant de 1994, on voit le personnage du chamane (autoportrait de l’artiste) en train d’observer deux Inuits à l’aide de jumelles. L’un des hommes est vêtu du pagne végétal et de la couronne de fleurs des jeunes Polynésiennes, et l’autre, qui danse, porte un masque de bois africain ; l’image satirise la performativité du « primitivisme » que les Qallunaat recherchent dans l’Autre racialisé.

Ipellie_Canadian Government Laboratory
Alootook Ipellie
Canadian Government Laboratory, 1981.
Photo : permission de Richard F. Brush Art Gallery, St. Lawrence University, Canton, NY

Un grand nombre de stéréotypes persistants au sujet des Inuits trouvent leur source dans le « documentaire » très populaire de Robert Flaherty tourné en 1922, Nanook of the North (Nanouk l’Esquimau), film qui dépeint l’Inuit sous la forme d’un noble sauvage technologiquement incompétent et qui a planté le décor des politiques paternalistes du gouvernement canadien. Ce n’est pas une coïncidence si le personnage principal de la bande dessinée d’Ipellie, dans la série Ice Box, porte le même nom que le protagoniste du film. Ce Nanook, qui à maints égards constitue l’antithèse de l’artiste – Inuit urbain et instruit –, est un homme drapé de fourrures, dents en avant et cheveux au bol : une caricature grossière qui souligne le caractère ridicule du primitivisme. Dans un des premiers dessins, datant de 1974, Nanook marche dans une rue animée de Toronto – de lointains gratte-ciels encadrent la composition. Il tient une pancarte sur laquelle on peut lire : « Je suis Nanouk du Grand Nord. Je suis ici pour déterrer le grand-père de quelqu’un et découvrir la vie fascinante des Torontois d’une autre époque. Bonne journée ! » C’est un trait évident contre les archéologues qallunaat qui exhumaient les restes inuits afin de les exposer dans les musées.

Ipellie_Dessin sans titre_Ice Box
Alootook Ipellie
Dessins sans titre de la série Ice Box, mai 1986.
Photo : permission de Richard F. Brush Art Gallery, St. Lawrence University, Canton, NY

Ipellie a décrit les difficultés qu’il a eues à faire accepter et promouvoir ses dessins dans les milieux de l’art. Pour un marché encore mal à l’aise avec tout ce qui ne représentait pas la faune arctique ou la vie avant le contact avec les Européens, ses œuvres étaient difficiles à catégoriser. Selon lui, la réaction des « gardiens de l’Art inuit » était « le désintérêt, dans le meilleur des cas. […] Était-ce parce que mon travail était difficile à catégoriser et, par conséquent, incompatible avec le moule qu’ils avaient si solidement bâti et aidé à protéger au nom de mes compagnons artistesinuits11 11 - Alootook Ipellie, Arctic Dreams and Nightmares, Penticton, Theytus Books, 1993, p. xvi-xvii. [Trad. libre] ? » Malgré les déceptions répétées, Ipellie a persévéré, créant sans relâche des œuvres qui défiaient les stéréotypes sur les Inuits et la primauté des idéologies qallunaat sur le savoir inuit. Alootook Ipellie est mort en 2007, juste au moment où l’art inuit venait à bout des obstacles des milieux contemporains. Ses dessins auront marqué le début d’une ère nouvelle pour l’art de son peuple, celle qui a vu les traditions satiriques être adaptées et utilisées de façon créative pour remettre en question les préjugés coloniaux sur les Inuits et leur art.

Traduit de l’anglais par Sophie Chisogne

Alootook Ipellie, Amy Prouty
Cet article parait également dans le numéro 93 - Esquisse
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