Patrick Bérubé, Autrement dit…

Dominique Sirois-Rouleau
Art Mûr, Montréal,
Du 3 mars au 28 avril 2018
Patrick Bérubé Bar roco, 2018.
Photo : Mike Patten, permission d'Art Mûr.
Art Mûr, Montréal,
Du 3 mars au 28 avril 2018
Fidèle à l’univers foisonnant et plein d’esprit de Patrick Bérubé, Autrement dit… propose un portrait de la société actuelle à travers la forme de l’espace de travail. L’artiste organise la galerie d’après le modèle de ces nouveaux bureaux conciliant emploi et loisir en un seul lieu. Autour du bureau se déclinent une salle d’attente, une salle de conférence, un garage, de même qu’un gym et un bar. L’œuvre s’apparente alors à un jeu de pistes et de mots jonglant avec les références populaires, philosophiques et sociologiques qui nourrissent la perspective éthique de Bérubé sur l’actualité. À l’instar de ces travailleurs dorénavant captifs de leur espace professionnel, le spectateur expérimente ainsi le tragique contemporain d’une existence axée sur l’efficacité stérile de sa productivité outrancière.

Mieux connu comme symbole command d’un clavier Apple, le nœud de Bowen se fait le fil conducteur et motif récurrent de ce parcours grouillant de métaphores. Son esthétique singulière réfère autant au ruban de Möbius qu’à la signalétique scandinave. En tant qu’image de marque, ce symbole permet à Bérubé de lier l’univers du travail à différentes représentations culturelles comme le château de Chambord, les princesses Disney ou les échangeurs d’autoroute. La parfaite symétrie du nœud de Bowen devient l’emblème de l’achèvement idéal de la modernité. Toutefois, la continuité infinie du motif projette une ombre sur ce positivisme candide en évoquant le danger de repli dans la quête de perfection. L’extrait vidéo tiré du film Lucy (2014) sert à ce titre un important avertissement. Le personnage-titre y explique que le temps est la mesure de toutes choses et démontre, de là, la vacuité de la matière. La perfectibilité de l’homme passerait par un combat contre le temps illustré par la Turritopsis nutricula, étonnante méduse immortelle dont la représentation ponctue le parcours de l’exposition. À l’instar de cette méduse capable de régresser à son stade primaire, l’espace gym et ses accessoires trafiqués par Bérubé évoquent non seulement la quête de jeunesse, mais aussi la futilité de son exercice solitaire.

Autrement dit… examine les chevauchements insolites de la nature et de la culture comme l’expression tristement ironique de la science humaine. Par exemple, Isis, personnage mythologique symbolisant les secrets cachés de la nature nourricière, découvre sa mutation moderne. L’artiste lève le voile métaphorique d’Isis sur la perversion humaine de la nature. Les seins créateurs accolés à ceux plus effrontés d’un personnage de science-fiction illustrent avec acuité l’asservissement jusqu’à l’appauvrissement d’une nature luxuriante sous prétexte de croissance. Bérubé multiplie à ce sujet les références au commerce triangulaire de l’esclavage du XVIIIe siècle jusqu’à l’exploitation actuelle de l’huile de palme. Le palmier et les Doritos deviennent les icônes du commerce abusif et de la tyrannie de la productivité. Avec la touche d’humour noir qui distingue sa démarche, l’artiste développe ces référents par le dessin, la photo et l’installation. Comme des clins d’œil doux-amers à la glorification de la consommation, les résidus orangés de Doritos colorent des palmiers et les images de palmeraies coupées à blanc côtoient les archipels artificiels de Palm Islands à Dubaï.

Patrick Bérubé
Palmeraie, 2018.
Photo : Mike Patten, permission d’Art Mûr.

Fauteur de trouble et empêcheur de tourner en rond, Bérubé se confond avec les trolls angéliques de son installation. Ces personnages clés d’Autrement dit… agissent avec l’artiste en porte-à-faux du projet articulé autour du cycle. La prolifération des procédés de répétition et de reproduction en série matérialise la thématique circulaire qui trouve son expression la plus pointue dans la salle de conférence. L’environnement strict et épuré met en exergue le cycle naturel et les interférences culturelles. Une série de photos noir et blanc présentent des paysages idylliques corrompus par l’insertion de composantes de stylos. De même, les lois naturelles ouvertement communiquées sur la table de conférence se voient remises en question par l’ensemble du dispositif évoquant les méthodes de « camouflage disruptif ». L’illusion de ce camouflage repose sur des formes géométriques noires et blanches peintes de manière à empêcher la reconstitution visuelle des supports. Les lois fondamentales de la vue sont par ailleurs défiées jusque dans le garage où la photo d’une voiture trop rapide pour être visible nous rappelle la leçon d’introduction : « Le temps est la seule unité de mesure. Il nous fournit la preuve de l’existence de la matière. Sans le temps, plus rien n’existe. »

Présenté en conclusion de parcours, le « Bar roco » prétend enfin à une exubérance baroque rapidement déçue par la mise en scène dépouillée. Bérubé projette en boucle des extraits de valse tirés de la filmographie de Disney et évoque de façon troublante les trois représentations de moulin à vent à l’entrée de l’exposition. Les variations discrètes des moulins cèdent la place au mouvement circulaire de la danse qui se télescope dans la reproduction quasi identique de la scène à travers les différents films. Tel que le manifeste avec éloquence les tabourets sans assise du bar, l’étourdissante spirale littérale et figurée balade sans répit son spectateur. Chaque détour amorce un discours à approfondir de sorte que l’errance d’un aspirateur automatisé puisse faire émerger la pensée de Guy Debord. Autrement dit… permet en somme à la consommation de parler de sa société. À moins que ce ne soit l’inverse.

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