Un faible degré d’originalité : mais œuvre de l’esprit tout de même

Alain-Martin Richard
Carrefour international de théâtre, Théâtre Périscope, Québec
Les 8 et 9 juin 2017
Carrefour international de théâtre, Théâtre Périscope, Québec
Les 8 et 9 juin 2017
Assister à un spectacle d’Antoine Defoort constitue toujours une expérience inédite pour esprits ouverts et amateurs de haute-voltige cérébrale. Interdit de production par les ayants droit des Parapluies de Cherbourg (son film fétiche qui devait servir de base à un spectacle de son cru), Defoort, suivant sa stratégie usuelle de création, décide de monter une conférence sur les droits d’auteur. Bienvenue aux amateurs de « randonnée conceptuelle dans le massif de la propriété intellectuelle, nimbé d’un épais brouillard juridique. » 

À partir de Diderot, qui se demande comment reconnaitre le travail intellectuel afin de stimuler la créationet la diffusion des œuvres de l’esprit, jusqu’à la répétition de ces mêmes questions avec l’avènement de la toile, trois-cents ans plus tard, Defoort nous amène sur le chemin tortueux de l’invention du droit d’auteur. Et ce n’est pas simple. Les droits d’auteur se précisent à partir de trois grands principes : « rémunérer » les auteurs pour « encourager la création » parce que c’est primordial pour le « développement humain ».

Cet étonnant objet théâtral emprunte les allures d’une conférence spectaculaire avec effets spéciaux articulés autour de quelques boites de carton, une corde tendue à travers la scène, un lutrin et un tableau présentant un dessin grand format. La seule technologie se résumant en un trompe-l’œil avec un simulacre de microphones. Petite stratégie loufoque qu’il s’empresse d’inscrire aux droits d’auteur, préservant ainsi cette « œuvre de l’esprit » pour les cent prochaines années. Ce qui fut d’abord conçu pour les auteurs et créateurs atteint le comble du détournement dans la célèbre affaire des héritiers de Ravel, dont la musique a été entièrement libérée l’an dernier. 

Les méandres de l’intelligence collective

Le style de l’Amicale de production ressemble, comme stratégie de travail, au bureau de l’APA. C’est un théâtre sans préalable dramaturgique, sans conflit, sans le moteur traditionnel qui définit le théâtre. Grappillage, recherche intensive, construction du spectacle en spirale, collision des idées, dépouillement du dispositif scénique, adresse directe au public, devinette, intrigue, expectative, des outils et des tactiques qui laissent une immense place au spectateur. En effet, Defoort s’en remet toujours à l’intelligence et à la capacité d’abstraction de celle-ci. Chaque évocation, chaque erreur intentionnelle, chaque regard complice, supposent que le public complète et corrige l’information, qu’il compose dans sa tête les paysages évoqués, qu’il comble les vides de la scène. En ce sens, l’abolition du 4e mur ne repose pas seulement sur l’interpellation directe du spectateur, mais aussi sur sa participation mentale active.

Ce jeu de l’esprit, plein d’humour et de subtilité, se situe dans les hautes sphères de la pédagogie. On ne voudrait que des conférenciers de cet acabit. Dans une démonstration lumineuse, l’auteur et interprète Defoort nous instruit autant qu’il nous amuse. Et avec le concept des ressources rivales (celles qui relèvent de la loi du marché, ressources épuisables) et non rivales comme l’air que l’on respire, il termine sur la question de l’Internet qui fait transiter l’œuvre de l’esprit (œuvre d’art) d’une ressource rivale à une ressource non rivale. Dans cette transition, les exploitants, les distributeurs et le public sortent grands gagnants, mais les créateurs grands perdants.

Jouissive démonstration qu’une œuvre de l’esprit se construit à partir d’un rien, d’une idée fugace, d’une intuition vague, d’une contrainte inattendue. L’Amicale de production a « opté pour un regroupement, une forme coopérative qui se met au service des projets en laissant la place aux agencements impromptus, à la précision et aux digressions sauvages. » De fait le contenu et la forme se « mutualisent » au fil du travail comme un work in progress. Le point de départ se développe de manière organique vers un objet scénique qui s’étonne lui-même. Et en quittant la salle, le scénario graphique remis aux spectateurs leur permet de reconstruire la conférence y redécouvrant les méandres de l’esprit. Cette feuille imprimée présente aussi des pistes de solution, à peine esquissées pendant la représentation. Un faible degré d’originalité, illustrant son titre, se situe tout juste dans cette originalité minimale nécessaire pour être qualifiée d’« œuvre de l’esprit ». Une démonstration fulgurante à voir pour ceux et celles que la création stimule.

Un faible degré d’originalité
Réfléchit, fait des schémas et parle tout haut Antoine Defoort
Prend en charge la production du projet et ourdit des plans Marion Le Guerroué
A anticipé et résolu les problèmes techniques Robin Mignot
A éprouvé les idées Mathilde Maillard
A dramaturgé (du verbe dramaturger) et tergiversé Julie Valero
A conçu et fabriqué un remarquable pupitre Francis Defoort
A fait du bricolage Sébastien Vial
Coordonne les projets Marine Thevenet
A alimenté la réflexion et mis en perspective Julien Fournet
Production l’Amicale de production

Suggestions de lecture