Entretien avec Nicole Gingras

Véronique Leblanc
Festival International du Film sur l'Art, Montréal et Québec
Du 14 au 26 mars 2023 (en salle)
Du 26 mars au 2 avril 2023 (en ligne)
Diane-Obomsawin-Expression
Diane ObomsawinLes mondes, vue d'exposition,
Expression, centre d'exposition de Saint-Hyacinthe, 2019.
Photo : Paul Litherland, permission d'Expression,
centre d'exposition de Saint-Hyacinthe
Festival International du Film sur l'Art, Montréal et Québec
Du 14 au 26 mars 2023 (en salle)
Du 26 mars au 2 avril 2023 (en ligne)
Cela fait plus de 20 ans cette année que la commissaire Nicole Gingras concocte la programmation de la section FIFA Expérimental du Festival International du Film sur l’Art (Le FIFA). Elle y a présenté au fil des années de nombreuses œuvres d’artistes de l’image en mouvement, avec ce regard sensible et précis qui caractérise sa pratique curatoriale. Esse, en collaboration avec le FIFA, souhaitait saisir l’occasion de l’ouverture du 41e Festival, le 14 mars 2023, pour publier une discussion entre les commissaires Véronique Leblanc et Nicole Gingras.

Véronique Leblanc On associe souvent ton travail de commissaire à des pratiques artistiques qui se déploient dans le temps, comme l’art sonore, l’art vidéo et le cinéma expérimental. Comment les notions de temps et de temporalité informent-elles ton approche du commissariat ?

Nicole Gingras Il est vrai que la question du temps et de la durée traverse l’ensemble de ma pratique. C’est peut-être pour cette raison que les artistes qui travaillent en photographie, en sculpture et en peinture m’intéressent également. Je pense à Donigan Cumming, à Raymonde April, à Mario Côté et à Michèle Waquant1 1 - Donigan Cumming – Détournements de l’image (1993), Art Gallery of Windsor (Windsor). Même si à l’époque, l’œuvre de Donigan Cumming se composait de photographies, il faut rappeler que la publication, accompagnée d’un disque compact, rendait accessibles les éléments sonores des installations photographiques de l’artiste. Raymonde April – Les Fleuves invisibles (1997), Musée d’art de Joliette ; Michèle Waquant – Médianes (1999), parcours rétrospectif et multidisciplinaire de l’artiste, Galerie de l’UQAM (Montréal) ; Mario Côté – Tableau (2002), exposition présentée au Musée d’art de Joliette et accompagnée d’une publication et d’un disque compact., artistes dont j’ai présenté le travail lors d’expositions individuelles dans le milieu des années 1990 et 2000. Comme on le sait, la contemplation d’images fixes, qu’il s’agisse d’une photographie ou d’un tableau, demande du temps.

Ce qui m’interpelle le plus, en fait, dans une œuvre, ce sont les expériences proposées par les artistes – appelons cela visions, perspectives ou questions. La durée joue un rôle important dans la découverte de ces expériences et l’appréciation de leurs œuvres. L’expérience de la durée nous inscrit dans une mobilité, mobilité du regard et de l’écoute, de la pensée et de la mémoire.

Chantal duPont
Corps-mémoire, une conversation, vue d’exposition, Agora Hydro-Québec de l’Université du Québec à Montréal, 2019.
Photo : Paul Litherland

VL Tu as réalisé à plusieurs reprises des programmes de films ou de vidéos, notamment dans le cadre du volet expérimental du FIFA, mais aussi avec de nombreux centres d’artistes et d’autres établissements au Québec, au Canada et ailleurs, par exemple le Groupe intervention vidéo (GIV) et Vidéographe, à Montréal, ou encore Western Front, à Vancouver, et VTape, à Toronto, pour n’en nommer que quelques-uns. En quoi les formats du film et de la vidéo, de même que le contexte de réception que constitue la salle de cinéma, infléchissent-ils ta manière de rassembler des œuvres ?

NG En ce qui me concerne, être commissaire consiste à suggérer, à tisser des liens et même des frictions entre des œuvres, entre des artistes, entre des pratiques, entre des époques. Cela signifie aussi apporter un éclairage sur des œuvres qui sont parfois méconnues, peu visibles ou plus difficiles d’accès ou poser un regard autre et différent sur des œuvres.

Concevoir et élaborer des programmes de films ou de vidéos est un travail que j’affectionne particulièrement. Il y a là toute une gamme d’associations et de conversations éventuelles à proposer entre les œuvres à réunir. Cela peut être d’ordre formel, thématique, historique, narratif, symbolique. Ce travail s’apparente, selon moi, à celui du montage au cinéma et se rapproche étrangement des processus d’écriture. C’est une opération, une activité qui s’inscrit dans le temps et l’espace et qui fait appel à la mémoire.

Évidemment, cette approche fondée sur différents types d’associations est également à l’œuvre pendant l’élaboration et la mise en espace d’une exposition, qu’il s’agisse d’une exposition individuelle ou thématique. Il y a en fait une sorte de mouvement qui s’opère entre l’idée, le concept ou l’intuition de départ et tout ce qui se dégage des œuvres dans leur matérialisation, leurs évocations et leur rencontre.

Diane Obomsawin
Les mondes, vue d’exposition,
Expression, centre d’exposition de Saint-Hyacinthe, 2019.
Photo : Paul Litherland, permission
d’Expression, centre d’exposition de Saint-Hyacinthe

VL La pratique curatoriale est plurielle, au sens où elle engage différents types de conversations avec des artistes et leurs œuvres au-delà de la conception et de la réalisation d’expositions. Quelles formes ta pratique de commissaire adopte-t-elle en plus des expositions et des programmations ? Comment ces différentes formes contribuent-elles de manière singulière à approfondir une recherche ou une pensée qui s’élabore avec l’art ?

NG C’est une activité pluridisciplinaire. En amont ou en aval, il y a le texte, la publication. Il y a aussi les rencontres avec les artistes, les visites d’atelier, les consultations spontanées pour la présentation d’une œuvre ou un conseil pour une exposition. Cette conversation opère à ce niveau également, sans qu’il y ait de projet d’exposition en chantier, par exemple.

La publication joue un rôle essentiel dans ma manière d’approfondir certaines idées explorées dans une exposition ou une programmation de films et de vidéos, ou certains aspects rencontrés lors de la visite d’un atelier d’artiste. C’est un aspect important – pour ne pas dire crucial – de l’accompagnement d’une œuvre. Par exemple, en 1996, j’ai produit Ces chambres que l’on croit obscures, la toute première publication sur la pratique de Mireille Baril, artiste qui élabore des installations fascinantes d’images en mouvement grâce à un dispositif sophistiqué de camera obscura. David Harris, historien de la photographie d’architecture, et moi-même y signons un texte. La dimension éphémère des œuvres de Mireille a été le déclencheur de cette publication. Comment inscrire dans le temps et l’espace une œuvre qui n’est plus, parce que créée in situ ? Parler des traces de l’œuvre, mais aussi faire connaitre le processus unique de cette artiste à tous ceux et celles qui n’ont pas pu visiter ses installations à l’époque. Cette publication a permis d’inscrire l’œuvre, la vision de Mireille Baril, dans une autre durée : celle de la lecture.

Kim Kielhofner
A Spot on the Sun / Smotyn Ar Yr Haul / Une tache sur le Soleil, vue d’exposition, VOX, centre de l’image contemporaine, Montréal, présentée dans la section FIFA Expérimental de la 33e édition du FIFA, 2015.
Photo : Michel Brunelle, permission de
VOX, centre de l’image contemporaine, Montréal

La publication peut prendre différentes formes. Je parle ici autant du contenu, de sa structure, que de sa présence matérielle. Par exemple, comment un livre se tient-il dans la main ? Quel type de présence émane de cet objet de papier qui exige autant d’attention pour sa matérialisation ? Cela peut être un feuillet, un texte sur une affiche à déplier, un livre d’artiste, une monographie, un ouvrage de référence, un disque compact qui accompagne un ouvrage.

Parfois, le livre précède l’élaboration d’une exposition. Ce fut le cas avec Manon Labrecque – Corps en chute, livre d’artiste publié en 2002, et Commencer par… puisqu’à toute fin correspond, série d’entretiens avec Raymond Gervais amorcée en 2004 et publiée en 2007. Ces deux ouvrages se sont développés indépendamment d’une exposition. Le travail préparatoire de ces livres était pour moi l’outil de découverte du processus créatif et de la pensée de ces deux artistes majeur·es. Nous apprenions à nous connaitre, dans une attitude d’écoute et de disponibilité l’un·e envers l’autre. Ainsi, du livre d’entretiens avec Raymond Gervais est née l’importante exposition Raymond Gervais – 3 x 1, rétrospective incluant des œuvres récentes présentée à Montréal en deux temps et deux lieux : à la Galerie Leonard & Bina Ellen en 2011 et à VOX, Centre l’image contemporaine, en 2012.

Pour ce qui est des stratégies ou des formes d’écriture, l’essai documenté est souvent privilégié, ainsi que l’entretien réalisé sous forme d’enregistrements retranscrits verbatim et édités par la suite ou encore sous la forme d’une correspondance courriel. À quelques occasions, je me suis aventurée à écrire un court texte de facture impressionniste et moins analytique. Quelle que soit leur forme, j’aime penser que ces textes permettent de contextualiser une pratique, des œuvres ou une thématique et qu’ils offrent des pistes de réflexion. Rétrospectivement, je réalise que l’entrevue est un médium avec lequel je suis à l’aise. Si l’on poursuit sur l’importance de la durée énoncée dès ta première question, je dois dire que si l’entretien semble me convenir, c’est qu’il se développe dans le temps : il faut du temps pour qu’il y ait conversation. Et si la communication opère entre deux personnes, c’est parce qu’il y a, entre ces deux personnes, une histoire affective qui précède cette conversation.

Je dois dire maintenant que cette forme d’échange a également trouvé sa place lors de présentations publiques précédant ou accompagnant un programme de films. Cet échange ou cette conversation n’est possible que dans un espace de confiance dans lequel une part d’improvisation est, non seulement possible, mais souhaitée. Je pratique ce mode d’échange avec un·e artiste dans différentes situations : quand je suis invitée par le GIV ou Vidéographe, mais aussi, et fréquemment, pour la section FIFA Expérimental. Dans cette perspective, pour le 41e FIFA, je présente un programme en hommage à l’artiste Michael Snow, décédé en janvier dernier. L’œuvre picturale, photographique, cinématographique, sonore, musicale et textuelle de cet artiste canadien a nourri tant de générations d’artistes, de théoricien·nes et d’historien·nes. Dans le cadre de cet évènement, je m’entretiendrai avec Peggy Gale, compagne de Michael Snow et commissaire reconnue pour son intérêt pour la vidéo et le cinéma expérimental. Ce sera l’occasion d’un échange amical entre nous, en dialogue avec les films de Michael Snow.

Michael Snow
See You Later / Au Revoir, photogramme de film, 1990.
Photo : permission de Michael Snow Studio
Michael Snow
WVLNT: WAVELENGTH for those who don’t have the time: Originally 45 minutes, Now 15! , 2003, capture vidéo, 2003.
Photo : permission de Michael Snow Studio

VL Les projets que tu conçois croisent souvent des œuvres d’artistes de différentes époques ou encore proposent d’approfondir le travail d’un ou une artiste, comme c’est le cas pour des expositions individuelles présentées récemment, dont celles de Monique Moumblow, de Chantal duPont ou de Diane Obomsawin. S’agit-il pour toi d’un moyen de contribuer à écrire une histoire de l’art vidéo à travers la pratique curatoriale ?

NG Il y a des histoires de l’art vidéo et du cinéma expérimental. Elles s’écrivent et se modifient au fil du temps et des personnes qui s’y intéressent, ainsi qu’à la lumière des œuvres qui se créent. J’aime plutôt penser que l’ensemble de mes actions et réalisations (textes, conférences, expositions, programmations, enseignement) apporte un éclairage sur certaines œuvres et certain·es artistes et donne le gout de voir et d’entendre, de se rapprocher de ces œuvres. La dissémination des œuvres est aussi une affaire de durée. Une opération de dissémination à échelle humaine, de bouche à oreille, qui se développe dans le temps et l’espace. Cela peut s’interpréter comme une manière de toucher à distance.

Monique Moumblow
Compositions | Pale Shadows, vue d’exposition,
VOX, centre de l’image contemporaine, Montréal, 2019-2020.
Photo : Michel Brunelle, permission de
VOX, centre de l’image contemporaine, Montréal

Chaque commissaire réfléchit aux modes d’accompagnement des œuvres avec lesquelles il ou elle choisit de travailler. Il y a toujours quelque chose à modifier, à réinventer, en ajoutant une teinte distincte à chacune de ces rencontres. Penser la différence. Évidemment, lorsqu’on parle d’une pratique de commissaire échelonnée sur plusieurs décennies, il est clair que des relations s’approfondissent, que des affinités se développent entre artiste et commissaire et que des concepts et des thèmes peuvent sembler s’imposer ou sinon se préciser. Continuité. Si elle mène parfois à d’autres projets (expositions, programmations, publications), cette relation peut également prendre une tournure plus existentielle et mener à une relation de confiance réciproque essentielle à la poursuite du travail de l’un·e et de l’autre. Amitié.

VL La notion d’écoute, peut-être davantage associée à l’univers sonore, semble importante dans la façon dont tu envisages ton travail. Est-elle aussi significative dans ta manière d’aborder le cinéma et les arts visuels ?

NG La dimension sonore a toujours été importante dans mes recherches. Déjà pendant mes études cinématographiques, je me suis penchée sur le travail du son chez les cinéastes québécois Gilles Groulx et Jacques Leduc. Depuis plusieurs années maintenant, cet intérêt pour le son et la matérialité des sons se manifeste par la présentation, entre autres au FIFA, d’œuvres d’artistes tels que John Cage, David Askevold, Charles Gagnon, Nobuo Kubota, Christian Calon, Mika Vainio, Vivian Ostrovsky et Anouk De Clercq, par le traitement de la voix chez Doria García et TJ Cuthand ou encore par la lecture filmée par Mario Côté d’Écorces, livre du philosophe de l’image Georges Didi-Huberman.

Karen Trask
Cette nuit, Défaire, performance, dans le cadre de TraficART – Les formes du temps, Saguenay, 2010.
Photo : permission de Nicole Gingras

Pour l’édition 2023 de FIFA Expérimental, le son continue d’être présent avec les instruments inventés dans À force d’usure – instrumentarium altéré, film d’Antoine Amnotte-Dupuis sur le trio de percussionnistes Bascaille, ou dans Métronomies, courte animation de Nathalie Bujold en hommage au compositeur hongrois György Ligeti. Trois compositeurs de renom font l’objet de films entre le portrait et l’essai : le compositeur d’avant-garde Alvin Curran observé par le cinéaste Éric Baudelaire ; le compositeur et improvisateur français Jérôme Noetinger sous l’œil et l’écoute du cinéaste expérimental Stefano Canapa ; et le violoniste à l’approche inédite de la composition et de l’improvisation Malcolm Goldstein, accompagné du Quatuor d’occasion et filmé par Andrew Forster.

La voix, les sons, le silence, le réel, la matière, les formes, les mots et les images sont autant de matériaux qui permettent d’accéder à des processus de création. Mon expérience régulière et assidue des œuvres en arts visuels, en art sonore et en art cinétique nourrit ma curiosité pour le cinéma et la vidéo et ma réflexion à leur sujet. Et les approches exploratoires en film et en vidéo des artistes et des cinéastes alimentent ma fascination pour la matérialité, le mouvement et le temps. Ce qui est passionnant, c’est d’être invitée régulièrement à regarder et à écouter ces processus qui habitent et animent l’artiste et d’en être témoin.

Siegfried A. Fruhauf
Cave Painting, capture vidéo, 2023.
Photo : permission de Sixpackfilm

VL Qu’est-ce qui renouvèle ton engagement envers la pratique du commissariat ?

NG Ce qui renouvèle mon engagement envers la pratique du commissariat, c’est le travail des artistes et des auteurs et autrices : un film, une installation, une œuvre sonore, un tableau, le titre d’un livre, une discussion, une visite d’atelier, un mot, un son. Je remarque de nombreuses initiatives qui confirment la vivacité des artistes et la détermination des personnes qui travaillent à la diffusion et à la dissémination des idées et des œuvres. Pensons aux maisons d’édition indépendantes, aux microcinémas, aux évènements ponctuels dans l’espace public, à d’autres modèles de lieu de diffusion et d’expositions plus intimes. Ce ne sont pas des phénomènes nouveaux, mais je note une effervescence qui me fascine et me réconforte. L’important est de continuer à regarder, à écouter, à lire, à être présente et réceptive aux visions que nous offrent les artistes œuvrant dans la solitude et l’exigence de leur atelier. Tout comme il est précieux d’être à l’affut des pistes que nous proposent les chercheurs, chercheuses, penseurs, penseuses, auteurs et autrices. Il est important de penser et de demeurer mobile face à ce que l’on découvre et ce que l’on souhaite partager.

Véronique Leblanc est commissaire, autrice et enseignante. Elle envisage le commissariat, l’écriture, les aventures pédagogiques et l’administration des arts comme des espaces d’apprentissage partagés. Ses travaux portent actuellement sur l’imaginaire du commun en art actuel.  

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