Caractère d’inutilité (de type 3)

Supposons qu’il y a quatre dispositions fondamentales : le savoir-faire, le non-savoir-faire, l’intelligence, et l’idiotie. Supposons également que chaque être humain possède une combinaison aléatoire de deux de ces dispositions. Cette hypothèse nous offrirait alors quatre alliances constitutives possibles, quatre types de personnalités :

1. Ceux qui ne savent pas faire et sont intelligents1 1 - Ne pas savoir faire est une incommodité relative. Qu’est-ce ? Tout dépend pour qui et concernant quoi. Pour les écolos, c’est de ne pas savoir identifier l’essence d’un arbre. Pour les adroits du marteau, c’est de ne pas savoir manier un banc de scie. Pour les kids de chez Ubisoft, c’est de ne pas comprendre la logique programmatique d’un ordinateur. Pour les financiers fins finauds, c’est d’être incapables de faire fructifier une fortune. Pour les universitaires, c’est de ne pas être doctes. Pour l’essentiel, c’est ce sentiment d’inadéquation généralisé qui frappe les rêveurs et autres mésadaptés. Quant à l’intelligence, certains prétendent qu’elle est plus répandue qu’il n’y paraît..

2. Ceux qui sont idiots, mais savent tout faire2 2 - Paraître idiot est également une inconvénient relatif. Et qu’est-ce que paraître idiot ? Tout dépend concernant quoi, et pour qui. En simplifiant outrageusement, disons qu’un idiot aura intérêt à paraître savoir tout faire dans les règles de l’art (ou selon d’autres règles, car le monde est vaste)..

3. Ceux qui ne savent rien faire et sont idiots3 3 - Impossible de mieux voir l’artiste que dans cette troisième combinaison : ne rien savoir faire d’utile en termes normatifs, être incapable de construire une maison ou de rédiger un acte notarié, paraître idiot et offrir son flanc aux détracteurs. L’artiste est le flanc mou sociétal – un être tampon, l’idiot de la classe –, sans lui c’est la traque totale. Être idiot c’est avoir le cul en l’air, couilles ou con au vent, pavillon franchement évident, la tête en bas, rouge gorgé de sang, sans plus et aux plaisirs d’être vivant..

4. Ceux qui savent tout faire et sont intelligents.

À quel type de personnalité vous identifiez-vous d’emblée ? Vous avez le choix. Pas facile ! Vous doutez un peu. C’est normal. Comment savoir ?

Rassurez-vous, il y a tout de même quelques similarités comportementales d’un type à l’autre. Est-il bien nécessaire de s’étendre longuement sur la douceur d’un frottement bien exercé ? Le plaisir ne vient-il pas toujours d’un besoin à assouvir ? N’y a-t-il pas là un lieu de voisinage universel au-delà des considérations d’adresse ? En réponse à toutes ces questions, un soir d’ivresse, un ami de type 3 proposa une description lyrique de la débandade : « Une fois la fonction satisfaite, les tiges drues du plaisir n’ont plus rien de métallique quand à la dureté, elles peuvent alors être comparées aux feuilles de papier les plus minces dont elles ont la souplesse et, comme elles, peuvent être froissées sans plus d’efforts ». Pour illustrer son propos, il proposa sur-le-champ de donner une apparence de bouquet floral automnal à son appareil génital. Une contre-proposition fut faite : pourquoi ne pas plutôt offrir une figure animale, un chameau par exemple ? Il refusa sec, puis s’égosilla sur une connaissance à l’étrange sobriquet, La lubrifiante. Notre délire éthylique trottina ensuite en direction de l’impasse politique, et aussi soudainement que lamentablement, l’ami de type 3 tenta de reproduire le logo de la CAQ4 4 - La Coalition Avenir Québec, l’ineffable nouveau parti politique de François Legault. Comme il le dit aveuglément lui-même : « On verra. » avec son sexe… La forme ne fut pas convaincante, mais toutes les couleurs y étaient.

La rencontre de deux représentants du type 3 (idiots qui ne savent rien faire, mais s’amusent ferme) occasionne toujours un dévoilement de la rectitude abrutie, quel qu’en soit le type (vivement les prochaines élections provinciales !).

À bien regarder le ciel de novembre un soir de nouvelle lune, là où les étoiles et Jupiter sont encore visibles, tout ne semble-t-il pas inévitablement voué à un oubli cosmique, sans destin ?

Vivement les prochaines élections provinciales !

À propos des infructueux du normatif

1. Nous négligeons le savoir-faire des sans-allure, cette intelligence de ceux et celles qui savent astucieusement faire autre chose que ce qui est notarial. Il y aurait à écrire un répertoire des œuvres perdues, interminable livre qui cataloguerait l’exubérante divergence inventive des troublés du normatif. « L’idiotie, une sagesse, tel un bout de sparadrap, dont l’Occident chercherait à se défaire sans jamais y parvenir », suggère Jean-Yves Jouannais (né de sa mère en 1964).

2. Dans son Hospidale de pazzi incurabili…, publié en 1586, Thomas Garzoni propose un hôpital psychiatrique allégorique, sorte de zoo de la folie, dans lequel il énumère l’une après l’autre toutes les espèces de fous :

De la Folie en général.

Des Fols frénétiques et radoteurs.

Des Fols mélancholiques et sauvages.

Des Fols endormis et nonchalans.

Des Fols yvrognes.

Des Fols desnuez de mémoire et d’entendement.

Des Fols idiots et grossiers.

Des Fols esventez et vuides de cerveau.

Des Fols badins et sibilots.

Des Fols gosses et mausades.

Des Fols vicieux.

Des Fols despiteux et pleins de caprices.

Des Fols ridicules.

Des Fols glorieux.

Des Fols artificieux et dissimulez.

Des Lunatiques, ou des Fols par intervalle.

Des Fols d’amour.

Des Fols desesperez.

Des Fols hétérocllites et estropiez de cerveau.

Des Fols plaisans et boufons.

Des Fols gaillards, facécieux et aymables.

Des Fols bizarres et furieux.

Des Fols forcenez ou bruteaux.

Des Fols par boutade extravagans.

Des Fols obstinez comme un mulet.

Des Fols importuns et malicieux.

Des Fols indomptez, et forts en bouche comme un cheval.

Des Fols extravagans et incurables.

Des Fols endiablez et desesperez.

Dans sa prodigieuse liste, Garzoni a positivement contribué à la révélation du caractère de type 3.

Dans cette liste, il y a un espace pour tous. Bienvenue.

3. Le 8 août 1916, Hugo Ball, auteur du premier manifeste Dada, eut un bon mot pour les fêlés : « En dix ans, mon opinion sur les pensionnaires des asiles a bien changé. Les nouvelles théories que nous avons établies frôlent très logiquement, par leurs extrêmes, cette sphère-là d’une manière inquiétante. La candeur enfantine qui m’intéresse se situe à la limite de la démence, de la paranoïa. Elle provient d’une croyance dans un souvenir primitif, dans un monde refoulé et enfoui jusqu’à en être méconnaissable, qui se libère dans l’art par un enthousiasme sans frein, mais dans les asiles par la maladie. Les révolutionnaires auxquels je pense, il faudrait plutôt les chercher de ce côté-là que du côté de la littérature et de la politique, aujourd’hui mécanisées. Dans l’infantile non réfléchi, dans la folie où les inhibitions sont détruites, réapparaissent des couches primitives, intactes et pas encore atteintes par notre logique et la machinerie étatique, un monde qui a ses propres lois et sa propre forme, qui pose des énigmes nouvelles et de nouvelles tâches, tout comme un continent qui vient d’être découvert5 5 - Hugo Ball, Dada à Zurich – Le mot et l’image (1915-1916), les presses du réel, Dijon, 2006.. »

4. À supposer que les règles imposées sont toujours celles des plus imposants, comment ceux et celles qui ne se laissent rien imposer – tout en n’imposant rien – réussissent-ils à survivre ? Le sucre ! Il n’y a rien comme une sucette pour exciter le courage. L’histoire du sucre et de ses effets stimulants sur le métabolisme est aussi l’histoire de l’humanité.

5. « Les pensées d’un fou ne se peuvent bien exprimer ; mais je trouve que ce fou ne nous représenta pas mal sa folie quand il disait :

C’est un chaos que ma pensée,
Ores m’abimant dans un fond,
Qui m’élance ores sur les monts,
Me poussant comme elle est poussée,
J’ai mille peintres dans le cervau
Tous songes de mes frénésies
Qui grotesques mes fantaisies
De feu, de terre, d’air, et d’eau. »

(P. de Lancre, Tableau de l’inconstance et instabilité de toutes choses…, Paris, 1610)

Retour inverti sur la domestication déviante

William S. Burroughs fut un domestiqué déviant. Gay, coupable d’homicide involontaire sur sa femme, féru d’armes, champion junkie, et misanthrope en complet trois pièces, il aura traversé le siècle précédent (1914-1997) avec une bravoure spectaculaire, mine de rien.

« Felicity Manson me décrivant à quelqu’un qui me gardait des tickets dont j’avais besoin :

“Quand vous verrez quelqu’un qui a l’air de l’homme le plus triste du monde, c’est lui.”

Comment un homme qui voit et ressent peut-il être autrement que triste.

[…]

Le prix de l’immortalité, bien sûr.

Et bien, tu aurais dû penser à tout ça.

Je l’ai fait. Penser n’est pas assez.

Rien ne l’est6 6 - William S. Burroughs, Ultimes paroles, Christian Bourgois éditeur, Paris, 2001.. »

Burroughs n’a pas su quoi faire avec le savoir-faire nécessaire aux offices. Avec inventivité, il aura tout fait de travers. Son désordre fut ­éblouissant.

Priorité du rien et attitudes de contrefaçon

Il y a un tel pêle-mêle confusionniste dans le bric-à-brac désinformé des chefs de ce pays, qu’il est impossible d’y réfléchir trop longtemps sans avoir le sentiment de ne savoir plus savoir comment faire, et inversement, de gauche à droite en traversant par le centre mou.

Allons directement au but, et fonçons vers le rien primordial : ne vaudrait-il pas mieux cesser toute activité autre que financière ?

Pour triompher, il suffira aux financiers de signaler les nombreux jugements qui ont été prononcés, pendant ces récentes années, contre « les usagers des attitudes de contrefaçon ». Avant de publier les extraits des résultats obtenus contre les fabricants de contrefaçons de type 3, il sera extrêmement utile aux financiers de faire connaître aux consommateurs les inconvénients et dangers qu’ils encourent à user des modèles relatifs aux idiots contrefacteurs.

Enthousiasmant
grumeau

Toujours en éveil, la contrefaçon des représentants du type 3 affirme que le grumeau – choix de coloris mode disponible sur demande – est l’état de fait primordial. Depuis toujours, il est bon de paraître idiot. Également, il est raisonnable d’avoir le sentiment que les triomphants, dans l’oubli cosmique qui nous attend tous, seront pareillement oubliables. Il va de soi que toute agglutination qui se prolonge indûment est néfaste.

Accueillons la poussière avec enthousiasme.


L’auteur aimerait bien savoir ne rien faire, mais n’étant pas un prosélyte du zazen, il s’acharne à poursuivre l’écriture de cette chronique avec un vague sentiment d’inutilité (se rapprochant ainsi du zazen, d’une manière invertie, malgré lui). À quoi peut bien servir cette rubrique, sinon à recenser inlassablement, dans d’éternelles variations, les présomptions qui agitent ses semblables et lui-même ? Né en février 1958, tôt il eut un sentiment d’inadéquation. Mésadapté habile, il fait souvent croire qu’il sait faire. C’est faux. Ajoutons qu’il rédige cette chronique depuis août 1999, joliment imprégné d’un sentiment d’incompétence accompli.

Michel F Côté
Cet article parait également dans le numéro 74 - Savoir-faire
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