I am Walking in a Room, art sonore et dévoilement

Owen Chapman
La publication de ce texte est une collaboration entre esse et OBORO dans le cadre d’un concours d’écriture sur l’art sonore, pour lequel le lauréat a pu bénéficier d’une résidence de recherche et rédaction à OBORO.
Nancy Tobin, Ouverture, performance, Maison Ernest Cormier, Montréal, 2007.
photo : Mél Hogan
http ://en.wikipedia.org/wiki/I_Am_Sitting_in_a_Room : voilà tout ce que contenait le courriel que m’a envoyé Stéphane Claude, directeur du volet audio du centre Oboro1 1  - Situé à Montréal, Oboro est un centre dédié à la production et à la présentation de l’art, des pratiques contemporaines et des nouveaux médias., quelques heures après que je lui eus décrit une petite expérience que j’avais menée là-bas la nuit précédente. Dans la vaste salle d’exposition d’Oboro, j’avais enregistré le bruit de mes pas. J’avais ensuite fait jouer cet enregistrement dans la salle en même temps que j’en enregistrais une nouvelle version – un processus que j’ai répété dix fois. L’enregistrement, qui s’allongeait à chaque répétition, s’est transformé peu à peu en un son persistant, semblable à une tonalité ou un accord de synthétiseur. J’ai appris par la suite que ce phénomène était causé par les fréquences de résonance de la salle, que chaque reprise s’est trouvée à amplifier2 2  - On peut entendre les enregistrements sur le www.oboro.net/chapman.. Le courriel de Stéphane Claude me faisait comprendre gentiment que je n’étais pas le premier à tenter l’expérience : Alvin Lucier avait fait la même chose en 1969, dans son œuvre intitulée I am Sitting in a Room.

Mon expérience à moi s’inscrivait dans le contexte du séjour de recherche et d’écriture sur le concept d’art sonore que j’ai fait à Oboro pendant l’été 2011. J’ai profité de cette période pour passer au crible les archives imposantes conservées par le centre et qui documentent les œuvres d’art sonore créées ou présentées dans ses murs. J’ai consulté diverses publications, des communiqués de presse et des ressources sur le Web. J’ai réalisé aussi des entrevues avec une demi-douzaine d’artistes du son installés à Montréal et qui ont des liens avec le centre. Mon projet d’enregistrement était une façon d’explorer à quoi pourrait ressembler la création et la présentation d’œuvres audio à Oboro, compte tenu notamment des importantes dimensions et des qualités réverbérantes de la « grande galerie ». Au bout du compte, cependant, le processus a révélé quelque chose d’inattendu : la preuve que, dans un environnement intérieur, les sons qui nous sont réfléchis sont « colorés » par notre déplacement.

Magali Babin avec | with L’oeil de verre & Karl Lemieux, Naturas Sonoris, 2006.
photo : Catherine Lefebvre, ­permission de l’artiste | courtesy of the artist

L’art peut être considéré comme un moyen de faire avancer la connaissance, l’énergie, la matière façonnée et d’autres types d’« être » vers la « non-occultation » – un processus que Martin Heidegger nomme « dévoilement3 3 - Voir Martin Heidegger, « La question de la technique », dans Essais et conférences, trad. de l’allemand par André Préau, Paris, Gallimard, « Tel »,1980 (1958), p. 9-48.». Ce passage vers la non-occultation se produit par le biais de la technologie, la racine grecque techne- ne désignant pas seulement « le faire de l’artisan et son art, mais aussi l’art au sens élevé du mot et les beaux-arts4 4 -  Ibid., p. 14. ». Le dévoilement artistique suppose un processus ­technologique qui met ensemble des éléments, et qui s’accompagne d’une interrogation sur ce que peut produire leur juxtaposition. C’est dans cet assemblage, dans cette « mise ensemble », que ce qui est dévoilé apparaît clairement – souvent dans un moment de surprise ou d’improvisation. Le dévoilement relève d’une disposition de l’esprit, d’une façon réfléchie de voir les choses qui ne considère pas la technologie dans une perspective instrumentale. Il s’agit d’un processus respectueux et énigmatique, dans la mesure où il ouvre toujours sur l’existence possible de degrés plus avancés de « non-occultation », au lieu de prétendre mettre à nu une vérité absolue.

En ce qui concerne l’art sonore, le dévoilement se produit pendant la création d’œuvres axées sur le son. La tâche de l’artiste consiste alors à faire connaître ce qui s’est produit, de manière à provoquer chez autrui l’impression semblable d’avoir été « témoin » de quelque chose – un objectif qui peut prendre une quantité innombrable de formes différentes. Je souhaitais établir, suivant en cela des auteurs comme Alan Licht et Brandon Labelle5 5 - Voir Alan Licht, « Sound Art: Origins, Development and Ambiguities », Organised Sound, vol. 14, no 1 (2009), p. 3-10, et Brandon LaBelle, Background Noise: Perspectives on Sound Art, New York, Continuum, 2006., une distinction entre « l’art sonore » et « l’art acoustique », ce dernier terme s’appliquant principalement aux installations qui ne comprennent aucun élément temporel comme « un début » ou « une fin » ; cela devait distinguer « l’art acoustique » de la performance musicale expérimentale, par exemple, ou de la composition électronique en studio, auxquelles le terme moins circonscrit d’« art sonore » me semblait s’appliquer6 6 - Oboro a fourni son appui à de nombreux projets d’installation en art sonore ou en art acoustique, dont Tontauben de Marc Fournel(2004), Commutative de Robin Dupuis(2005), Le Bouclier magique de Diane Landry(2006), Solo de musique concrète pour 6 pianos sans pianiste d’Érick d’Orion(2008), Cubes à sons/bruits/babils de Catherine Béchard et Sabin Hudon(2008), Sounds on Paper de Robin Minard(2008) et Automatons & Secret Rhythms de Max Stein, Julian Stein et Nimalan Yoganathan (2010).. Mais cette distinction n’a pas résisté à l’épreuve de la réalité, à savoir la façon dont un grand nombre d’artistes du son auprès de qui j’ai mené mon enquête parlent de leur travail et de leurs œuvres.

En revanche, la notion de dévoilement – de passage vers la non-­occultation –, bien qu’elle ne détermine pas les contours de l’art sonore de façon très précise, ouvre sur un lieu où les discussions au sujet de ce que différentes pièces font en réalité peuvent rejoindre certaines questions plus vastes de typologie. L’art sonore est un concept hétérogène ; pour l’expliquer, les exemples multiples et divergents qui l’illustrent sont les seuls outils dont nous disposons. L’assemblage éclectique d’œuvres, d’événements et d’opinions que j’ai trouvés au cours de mes recherches en témoigne. Les quelques exemples qui suivent montrent bien la diversité des pratiques, des méthodes et des technologies employées. Si les différentes façons dont ces pièces illustrent le concept d’art sonore empêchent le traçage net de démarcations typologiques, il reste que les pratiques de dévoilement au moyen de la technologie audio sont une composante manifeste de chacune de ces œuvres.

Christina Kubisch, Electrical Walks, Montréal & Québec, 2008. © Christina Kubisch / sodrac (2011)
photos : permission de l’artiste | courtesy of the artist

Nancy Tobin, Delay ToysBerceuses pour grandes personnes

Delay Toys (2009) a été mixé par Nancy Tobin à partir de l’enregistrement d’une collection de jouets pour enfants produisant des sons, « joués » par l’artiste elle-même et par Martin Tétreault dans les studios d’Oboro, ainsi que par des invités qu’elle a rejoints dans des lieux qui avaient une signification particulière pour eux. Les sons musicaux et les rythmes sont créés dans le mixage de Tobin grâce à un usage original et varié de la modulation des fréquences, d’effets de délai et d’autres effets « temporels ». La pièce en rappelle une autre, produite par Tobin au studio Oboro et intitulée Ouverture (2007), qui explorait le potentiel sonore des carillons d’une horloge. Les deux pièces déploient bien visiblement une panoplie de contraintes conceptuelles qui les rendent intéressantes sur le plan des résultats, à savoir : qu’est-ce qu’on pourrait obtenir en travaillant uniquement avec les carillons d’une horloge, ou avec un coffre à jouets ? Bien que ces œuvres ressemblent à plusieurs égards à de la musique expérimentale – qu’on les considère comme des expériences d’écoute ou comme des compositions électroniques reproductibles –, elles font écho néanmoins à une conception de l’art sonore en tant qu’entreprise de dévoilement. Il s’agit en effet d’initiatives technologiques non instrumentales dans lesquelles le travail avec des appareils de haute technologie et d’autres plus rudimentaires met au jour un potentiel caché dans les sources utilisées (enregistrées, transformées et mixées7 7 - Parmi les autres projets d’enregistrement et de composition que j’ai trouvés : Songs of Place de Steve Heimbecker (2005), Les Petits Riens de Chantal Dumas (2009) et Music for Insomniacs d’Annie Martin (2008).).

Nancy Tobin & Martin Tétreault,
Régie Oboro, performance, Oboro, Montréal, 2007.
photo : Annie Tremblay

Christina Kubisch – Electromagnetic Exploration of the City

Le point culminant de cet atelier de quatre jours, auquel ont participé N. Tobin, S. Claude ainsi qu’un petit groupe montréalais d’artistes du son et qui s’est déroulé en septembre 2008, a été une improvisation structurée en ambiophonie qui mettait en vedette les projets d’enregistrement sonore réalisés par les participants sur le terrain. Dans les « marches électriques » (Electrical Walks) de Kubisch, extrêmement performatives, les marcheurs devaient utiliser un microphone et un casque d’écoute spéciaux qui leur permettaient de capter et d’enregistrer, en se déplaçant, les sons habituellement inaudibles des circuits à induction électromagnétique qui abondent en milieu urbain, depuis le chuintement du clavier des ordinateurs portables au bourdonnement des néons. Les enregistrements se sont avérés très différents selon les participants ; ils reflétaient le style, la sensibilité et le contexte dans lequel se trouvait chaque explorateur enregistreur. La notion de dévoilement au moyen d’une contrainte conceptuelle revient encore dans cet exemple, qui montre également qu’une performance a lieu tant dans l’acte d’enregistrer que dans celui de présenter des œuvres d’art sonore. Le procédé de Kubisch renforce la thèse selon laquelle l’art sonore est davantage une question d’approche, de façon de voir les choses, que de création d’œuvres acoustiques en tant que telles. Par ailleurs, le modèle de l’atelier répond directement à la proposition que le dévoilement dans le domaine de l’art sonore se produit d’abord pour l’artiste qui expérimente de nouvelles idées, et qui doit relever ensuite le défi de faire comprendre efficacement aux autres ce qui n’est plus occulté8 8 - Parmi les autres projets d’atelier que j’ai relevés : There to Hear de Samuel Thulin (2010) et Sonic Bed as an Instrument de Kaffe Matthews (2010)..

Magali Babin – Natura Sonoris

Natura Sonoris (2009) repose sur la construction devant public d’un environnement acoustique évoquant la trame sonore d’un film d’horreur. La première a eu lieu à Oboro, en collaboration avec Myléna Bergeron, et accompagnait des projections de Karl Lemieux et de L’Oeil de verre (Carl Fortin et Jean-Benoît Pouliot). L’œuvre est composée à partir de divers enregistrements sonores et d’une « lutherie acoustique » faite d’objets métalliques auxquels on applique différents traitements de signaux analogiques en direct. Interrogée au sujet de la gamme d’instruments qu’elle utilise habituellement, Magali Babin répond : « Tous les objets sont sonores, j’ai développé une approche tactile avec eux que je nomme la géographie sonore des objets. Chaque surface explorée apporte son lot de régions, de zones que la manipulation rend sonores différemment. Le contour ou le centre d’un objet ont des subtilités acoustiques très différentes et intéressantes à amplifier. Ce qui me fascine toujours, c’est qu’avec une gestuelle très minimale il est possible de créer une gamme incroyable de textures sonores9 9 - Magali Babin, 29 août 2011, communication personnelle.. »

Bien que l’œuvre ait été présentée en tant que performance et que l’on puisse certainement, de la même manière que Delay Toys de Tobin, la considérer comme de la « musique expérimentale » (saturée d’effets visuels), l’exemple de Babin illustre lui aussi, en se référant au matériau sonore qui peut être découvert et extrait de n’importe quel objet, la position centrale qu’occupe le dévoilement en tant que disposition intrinsèque à l’art sonore. L’environnement dans lequel nous vivons est rempli de sons que nous produisons ou entendons au quotidien, et qui échappent pourtant à notre attention. Une performance telle que Natura Sonoris nous rend présents à l’esprit les sons de la vie de tous les jours, en même temps qu’elle nous révèle le potentiel créatif de ces matériaux sonores10 10 - Parmi les autres œuvres d’art sonore axées sur la performance que j’ai trouvées : Soft Saturation de Chris Carrière (2011), la série (I8U) Immerson de France Jobin (2011–2012), Soundscapes of Inukjuak de Nimalan Yoganathan (2010) et Ce qui arrive de Chantal Neveu(2008)..

L’équipe de Naturas Sonoris team :
Jean-Benoît Pouliot, Karl Lemieux, Myléna Bergeron,
Magali Babin & Carl Fortin, Montréal, 2009.
photo : Catherine Lefebvre, permission de | courtesy
of Magali Babin

« Delay Toys, c’est avant tout des enregistrements que j’ai manipulés, ce qui est ma façon de composer, et c’est de ce travail – de ce processus – qu’une œuvre est apparue… [une œuvre] que les gens peuvent écouter, sans moi, à l’endroit qui leur convient… sur un CD ou tout autre support. Quant à savoir si c’est de l’art sonore ou de l’art acoustique, honnêtement, je dirais que ça n’a pas la moindre importance pour moi11 11 - Nancy Tobin, 2 septembre 2011, communication personnelle. [Trad. libre]. » Je comprends bien cette attitude. En se préoccupant trop de la catégorie à laquelle son travail peut être rattaché, l’artiste risque de fausser irrémédiablement son instinct créatif. Cependant, le fait d’ancrer sa pratique de l’art dans le support « son » est un choix qui prête à discussion, parce qu’en s’adressant à nous par l’ouïe, les artistes du son suscitent des réactions empathiques, presque concrètes, à ce qu’ils dévoilent. Quand nous assistons à de l’art sonore, nous ressentons obscurément ce que ce serait que de provoquer ou de percevoir dans d’autres situations, fictives ou réelles, les sons qui nous sont présentés. Nos réactions sont, entre autres choses, mnémoniques, physiques, psychologiques, sociales et culturelles. D’une certaine façon, c’est nous qui sommes les objets d’une performance, réalisée par ce que nous entendons dans ces moments-là. Et c’est en ce sens qu’on peut dire qu’on assiste au passage d’une chose vers la non-occultation, qu’on en fait l’expérience : nous sommes ébranlés, nos attentes sont déjouées, nous sommes surpris…

Pour I am Sitting in a Room, la « partition » consiste en une petite liste d’instructions indiquant comment travailler avec l’équipement fourni (deux magnétophones à bande et un microphone). Elle contient aussi un texte à lire à voix haute, qui commence ainsi : I am sitting in a room different from the one you are in now (« Je suis assis dans une salle différente de celle où tu te trouves en ce moment »). Lucier insiste sur le fait que d’autres textes pourraient être utilisés, il fournit même des suggestions en vue de produire des versions différentes, comme le recours à plus d’une salle, à plusieurs langues ou à différentes positions du microphone, en plus de celle-ci, qui ouvre sur toutes sortes de solutions : Make versions that can be performed in real time (« Faites des versions qui peuvent donner lieu à des performances en temps réel »)12 12 - Voir Alvin Lucier, « I Am Sitting In a Room », dans Source: Music of the Avant-Garde, 1966–1973, sous la direction de Larry Austin et Douglas Kahn, Berkeley, University of California Press, 2011, p. 249, et www.ubu.com/sound/lucier.html.. I am Sitting in a Room illustre bien le fait que la sollicitation expérimentale de phénomènes acoustiques au moyen de manipulations technologiques loge au cœur de l’art sonore. Un dévoilement a lieu tandis que l’on crée des œuvres d’art sonore ou que l’on y assiste ; il constitue une performance, de la même façon qu’une opération peut être réalisée sur quelqu’un ou par quelqu’un. L’art sonore met en relief les nuances de l’environnement acoustique commun dans lequel se déroulent nos activités quotidiennes : ces salles (rooms) dans lesquelles, tous, nous nous assoyons, dans lesquelles nous marchons, parlons, nous déplaçons, échangeons, entendons et écoutons.

[Traduit de l’anglais par Sophie Chisogne]

Owen Chapman
Cet article parait également dans le numéro 74 - Savoir-faire
Découvrir

Suggestions de lecture