C’est toujours étrange de regarder d’un peu près les choses ordinaires – ce qui arrive tout le temps, le monde-comme-il-va. Généralement, « on n’y voit rien », « on n’y voit que du feu », ou ce qu’on croit devoir y voir. 

Ainsi de l’anniversaire. Quoi de plus banal ? Chacun de nous a fêté son anniversaire plusieurs fois, certains le fêtent chaque année. 

Et que dit-il, l’anniversaire ? Il dit « bougie » (en argot : un an, une pige), il dit aussi rituel (répétition, habitude), retour éternel (l’année a fait son tour et revient au point de départ : cycle long, nécessité,) et enfin ­naissance (un jour, une fois, quelque part : l’occasion, le hasard).

Il dit tout cela, mais, entre passé et futur, ce que l’anniversaire ne dit pas c’est qu’il est constat d’un temps écoulé et souvenir d’un futur qui sera ou ne sera pas ; en bref, un futur antérieur

Formule ambiguë s’il en est. Mal calée. Oscillante. Mêlant des temps différents, mesurés et in-mesurables, d’une incertitude déterminée. Et tout cela dans un éclat : la fête. 

Pour ma part, dans l’anniversaire et sa fête, ce qui m’intrigue c’est l’idée même d’anniversaire. Avoir un anniversaire ? À mon avis voilà une idée vraiment bizarre, compliquée qui vous glisse de la main à mesure que vous voulez l’attraper. 

L’invitation, le jour dit

Le jour d’anniversaire est annoncé, on reçoit une invitation pour le « jour dit ». Et déjà s’installe la perplexité : cette invitation entame le moment de l’anniversaire, elle le prédit, le jour est dessiné, esquissé, en passe de devenir actuel. L’invitation fait date, marque le lieu, l’heure. Elle construit ce qui ne sera – le jour dit – que l’écho (souvent bruyant) de ce qui a été prévu. Avec l’invitation, l’anniversaire au jour dit n’est pas encore présent, il appartient au « ne-pas-être-encore », qui est le sceau de l’utopie. Mais si l’anniversaire et sa célébration sous forme de fête sont encore joints dans le « pas encore », ce « pas-encore » ouvre sur la possibilité qu’il n’y ait pas d’actualisation, que tout le projet tombe à l’eau, que personne ne vienne, qu’un obstacle surgisse. Qu’anniversaire et fête se disjoignent. Que tout soit annulé. Oui, tout, sauf ­l’anniversaire lui-même. 

Car si la fête est annulée, l’anniversaire, lui, se tient tout seul, il aura toujours déjà eu lieu, aura toujours déjà été actuel. C’est qu’il appartient au régime physique des faits, lié au temps cyclique, à la révolution des astres. Némésis est là : nécessairement l’année revient. Que la fête soit reportée ou annulée, l’anniversaire est là, quand même le sujet de cet anniversaire serait mort « entre temps ». 

Oui l’anniversaire se tient, mais de cette manière un peu empruntée, « entre-temps » ; celui d’avant celui d’après, dans des habits mal taillés, qui flottent. Hésitant, car il est toujours en passe et seulement en passe de devenir actuel, même à la minute où il se rend présent. « C’est aujourd’hui mon anniversaire. » Au moment où je prononce cette phrase se profile l’anniversaire suivant, qui n’est pas encore, et où l’un des deux protagonistes, le sujet de l’anniversaire (par exemple : moi) sera peut-être absent. Pourtant il aura lieu : ce sera un anniversaire pour personne, pourrait-on dire. 

Que l’anniversaire se tienne alors tout seul, à vide, sans personnage vivant à qui s’appliquer, voilà une drôle d’idée. Aussi bizarre qu’une ­référence à laquelle aucun texte ne fait appel. Une note de bas de page sans page. Et curieusement c’est sur cette bizarre absence du ­personnage dont l’anniversaire a lieu que se fonde tout entière la ­prétention de l’histoire. 

Ce que veut l’anniversaire

L’histoire ? Oui car c’est elle qui « veut ». Elle veut d’une manière ­pressante, comme presse une lourde masse sur une surface frêle, ­qu’elle rompt et fissure de tout son poids. 

Elle veut exister au présent, hors de sa momification, sortir de sa tombe multimillénaire. Elle veut être, veut se rendre présente, se mettre au présent, mais comment ? L’anniversaire est son invention, un beau ­subterfuge, peut-être un alibi. Ainsi revient-elle dans le présent sous des habits de fête, se rend au spectacle, se montre sous son meilleur jour. Du moins le croit-elle. Les sorcières de Goya, ces vieilles ­minaudières grimées, c’est là toute l’histoire de l’histoire. Elles disent : « Nous sommes ton passé, tu ne nous échapperas pas, tu es en passe de devenir comme nous ; quasi mortes, nous sommes aussi ton futur, toi qui te penses au présent. » 

Or se rendre présent est un vœu inouï. Point du temps infime, pour ainsi dire inexistant, intemporel, le présent s’annule à mesure qu’il se ­présente comme présent, tissé comme il est de souvenirs et de souhaits. C’est pourtant ce vœu que s’efforcent de concrétiser les célébrations, sortant les événements passés de leur gangue pour leur redonner du lustre, les époussetant en quelque sorte, histoire de faire histoire et d’en avoir une.

Mais avoir une histoire, c’est quoi exactement ? La réponse est-elle donnée par une date, une provenance, une inscription ? Ou par ce qui advient ou n’advient pas ? 

L’occasion qui advient

Je m’attendais moi-même 

Je me disais Guillaume il est temps que tu viennes1 1 - Guillaume Apollinaire, extrait du poème « Cortège » dédié à Léon Balby, dans le recueil Alcools, 1913.

Qui est Guillaume en dehors de celui qui devrait venir et qui n’est pas là ? Celui qui appelle Guillaume est-il lui-même Guillaume ou un vœu de Guillaume, une forme pas encore remplie, un vœu non encore exaucé ? Il en est de sa propre venue comme de ce présent inédit où veut venir l’histoire dite, ou l’anniversaire et le jour dit veulent s’inscrire comme si le présent était une matière stable, une page où écrire, une glaise qui garde les empreintes. Viendra-t-il, ce Guillaume au rendez-vous de lui-même ? Il s’invite sans savoir s’il viendra et si l’anniversaire qu’il se fixe pour une nouvelle naissance se tiendra avec ou sans lui. Ce qui advient, on le dit « chance », tukon, hasard, disons : occasion. Il faut lui sauter dessus, battre le fer pendant qu’il est chaud, clouer le clou. Rien à voir avec une date, un jour dit, ou une commémoration. 

L’attente de l’occasion, et l’occasion elle-même c’est cette partie du temps qui ne doit rien à l’histoire, et au contraire la dément, la tourne en dérision. Pris dans la prison des anniversaires passés, Guillaume attend son temps, il guette sa venue par la fenêtre de sa prison. Chaque chose en « son” temps. L’occasion n’advient pas sans son attente ; à l’inverse la répétition du même n’est pas sans éclat ni différence.

Cependant 

Qu’il soit rituel ou qu’on lui préfère l’occasion subite et la fête qui dénie la marche forcée du monde, l’anniversaire est bien le point de ­surgissement de la question du temps. Sa pointe émergeante. D’ordinaire dans le cours des choses du monde-comme-il-va, le temps est souvent ­évoqué : l’âge, l’époque, les jeunes, les vieux, qu’en faire et il faut ­prendre son temps. Cependant il ne se fait aigu qu’à ce moment précis où on fête sa propre naissance, qu’elle soit la répétition d’un ­événement passé ou l’attente de sa propre arrivée. 

Et que fête-t-on alors ? Un certain ordre du monde qui est le fait du temps, son rythme : tambour et flûtes. Et, tandis que pour la fête l’ordre se fait désordre, bruit, éclats, impromptus divers, persiste en arrière plan le souvenir des individus que je n’ai pas été, les anniversaires qui ne sont pas les miens, l’étrange mélange de temps des mondes alternes situés quelque part en dehors de l’univers. 

Les stoïciens pensaient le temps comme un feu, pur, quand il embrase le monde, mettant fin aux cycles passés : l’univers advient de nouveau, comme un présent qui se saisit lui même en tant que présent. Le ­présent dans sa jeunesse, une étincelle parmi les cendres, qui explose et c’est la fête. D’un jour, d’une heure, d’un seul instant. Dans la répétition dite éternelle et qui défie le temps lui-même.

Anne Cauquelin
Cet article parait également dans le numéro 67 - Trouble-fête
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