William Kentridge, Felix in Exile, dessin du film | drawing for the film, 1994.
photo : permission de l'artiste | courtesy the artist & Linda Givon
Tout au long du parcours qui l’a conduit de l’Afrique aux milieux hip-hop américains, où il se fait symbole de succès, le bling-bling porte un ­paradoxe. Il fait foi de la richesse et de la puissance d’un artiste, ­démontrant qu’il a « fait fortune » en Amérique. Or, cette image néglige les enjeux politiques inhérents à la production du bling en Afrique. Dans son vidéoclip intitulé Pimpin’ all Over the World, le rappeur ­américain Ludacris met ce paradoxe au grand jour. Filmé dans les centres de ­villégiature de Durban, en Afrique du Sud, le vidéoclip montre le rappeur vêtu d’un t-shirt à l’effigie de Marcus Garvey, un militant jamaïcain, tandis qu’il emmène des femmes en balade dans les marchés touristiques de la ville. Parés de bijoux, Ludacris et Bobby Valentino, son collaborateur, brandissent d’épaisses liasses de billets de banque devant la caméra, s’affichant en dignes représentants d’une culture noire américaine florissante retournant à ses racines, en Afrique du Sud. L’image de Garvey, défenseur du retour des Noirs en Afrique, détonne avec l’argent qu’exhibent Ludacris et Valentino, symbole d’une réussite méritocrate toute américaine. Passant largement outre aux dichotomies de classes que le centre de villégiature expose, le vidéoclip ne fait pas plus de cas des townships sous-développés qui ceignent les grandes villes d’Afrique du Sud que des disparités sociales dont est pétrie l’industrie de la fabrication des bijoux qui pendent au cou des rappeurs, une industrie en plein cœur de l’économie sud-africaine. 

En Afrique du Sud, l’industrie minière a la mainmise sur 80 % des réserves de platine de la planète et sur 41 % de son or. De Beers, une multinationale sud-africaine fondée par Cecil Rhodes, industriel de l’époque coloniale, produit quant à elle plus de diamants que toute autre minière au monde1 1 - Stats as of 2007, see: www.southafrica.info/business/economy/sectors/mining.htm.. Ainsi, le bling acheté par Ludacris vient enrichir les grands conglomérats capitalistes détenus par une petite élite africaine et une poignée d’entreprises occidentales. Les contrecoups de l’exploitation minière sur l’économie et l’écologie de l’Afrique du Sud sont un thème abordé par de nombreux artistes. William Kentridge, animateur sud-africain, rappelle que l’or a façonné et transformé physiquement le territoire de Johannesburg, sa ville natale. Dans Mine (1991) et Felix in Exile (1994), parallèlement à une réflexion sur la race et la violence qui imprègnent le paysage des environs de Johannesburg, il montre comment les collines qui entourent la ville ont été érigées par l’activité minière, avant d’être excavées pour en extraire de l’or. L’exploitation minière y est donc à l’origine de l’apparition et de la disparition du paysage que Kentridge expose – mines à ciel ouvert, roc abattu, bornes dressées pour délimiter la propriété privée –, un territoire brisé et noirci, portant les stigmates des interventions de l’industrie minière. Le récit de l’espace social sud-africain est, en définitive, indissociable de l’exploitation des pierres et métaux précieux destinés à la joaillerie2 2 - Okwui Enwezor, “Truth and Responsibility: A Conversation with William Kentridge,” Parkett, 54 (1998): 165-66.

Dans One Ton (2005), une série de cinq photographies imprimées sur du platine, l’artiste britannique Simon Starling représente la mine à ciel ouvert d’où l’or est extrait. Le titre de l’œuvre renvoie à la tonne de minerai qui a permis de produire le platine qui sert de support aux ­photographies, rappelant la consommation titanesque d’énergie ­nécessaire à l’exploitation du platine et les pressions que génère ­celle-ci sur le pays. One Ton établit également un lien entre l’objet d’art comme marchandise de luxe et la dimension concrète de sa production, un ­rapprochement qui s’étend à la matière brute d’où provient le bling, symbole d’opulence, exhibé avec nonchalance dans le vidéoclip.

Simon Starling, One Ton, 2004. 
photos : permission de l’artiste | courtesy of the artist, neugerriemschneider, Berlin & The Modern Institute/
Toby Webster Ltd, Glasgow

Starling et Kentridge dévoilent l’autre face de la production du bling-bling – à savoir l’or, le platine et les diamants, partie intégrante de l’économie d’Afrique du Sud – et rappellent son statut de bien de consommation, d’objet d’art produit comme marchandise commerciale, tout en révélant les récits industriels qui sous-tendent sa production et sa position vis-à-vis des préoccupations économiques et environnementales. Durban, représentée dans le vidéoclip comme un luxueux paradis de villégiature, se trouve aux antipodes des townships sud-africains où règnent des disparités politiques et économiques complexes et bien réelles. Car pendant que les rappeurs étalent leur réussite à grand renfort de « brillants », les plus démunis d’Afrique du Sud peinent à accéder à l’eau potable dans les espaces économiques nouvellement déréglementés de l’ère postapartheid3 3 - For a detailed account of the politics of privatization in South Africa, see Ashwin Desai and Richard Pitthouse’s engaging essay “Dispossession, Resistance and Repression in Mandela Park,” in Grant Farred and Rita Barnard, eds., “After the Thrill is Gone: A Decade of Post-Apartheid South Africa,” a special edition of South Atlantic Quarterly, 103:4 (Fall 2004): 841-75..

En dépit de l’épineux contexte de production du bling-bling en Afrique du Sud, sa représentation se manifeste dans le travail du ­collectif d’art contemporain Avant Car Guard. Formé en 2005 en Afrique du Sud, plus précisément à Johannesburg, le collectif emploie une tactique de production artistique qui traduit apparemment la préoccupation de ses membres quant à ce qu’ils perçoivent comme la marchandisation croissante de l’artiste sud-africain sur le marché mondial de l’art, tout en recourant parallèlement à la stratégie directe, et souvent adolescente, de membres du groupe Young British Artists (YBA) comme Tracy Emin ou les Chapman Brothers. Dans une récente exposition de peintures, le collectif s’est servi du bling-bling pour faire entendre sa critique. The Bitch Who Saw Tomorrow (2009), par exemple, représente une chienne peinte en noir et blanc avec, planté dans sa crinière, un squelette. De leurs yeux à tous deux jaillissent des rayons de lumière. La chienne porte une cravate, et devant elle se dressent deux mains dont l’index et l’auriculaire sont dépliés ; l’extrémité de l’un des doigts représente un phallus. D’emblée, l’imagerie fluorescente frappe par sa vacuité, laquelle, plutôt que de lancer un débat sérieux sur le rôle de l’artiste sud-africain, évoque un pastiche hippie ironique de Brooklyn ou de Londres. En attirant l’attention sur l’artiste et sa production, la fluorescence de l’œuvre revêt en somme la même fonction que celle du bling-bling pour le rappeur. 

Avant Car Guard, Robin Rhode, Not Alone, 2009.
photo : permission des artistes | courtesy of the artists

À l’avenant, cette fascination pour un kitsch de bas étage s’exprime dans le portrait saturé de bling-bling qu’Avant Car Guard a fait de Robin Rhode. Actuellement installé à Berlin, Rhode est un artiste sud-africain qui explore dans son travail les dynamiques spatiales en mettant en scène des jeux de cour d’école. Rhode a récemment acquis une renommée internationale en participant à An Expression of Joy, une campagne de BMW à l’occasion de laquelle l’artiste a peint un canevas de 60 sur 90 mètres au moyen d’une voiture sport BMW. Avant Car Guard, dans Robin Rhode, Not Alone (2009), montre Rhode couvert de bling. Il y porte un débardeur blanc et un haut-de-forme noir posé sur un mouchoir blanc. Ses mains reproduisent une pose de gangster, et il est chargé de bagues, de montres et de trois chaînes dorées. L’une de ces chaînes se termine par un pendentif du logo de BMW, allusion à la publicité à laquelle l’artiste a participé, et, à côté, il tient une espèce de gri-gri en habit de lapin qui ressemble à Kentridge, tenant lui-même une bouteille de vin. Cet hybride ivre et flasque fait allusion à l’étiquette qu’une maison de vin du Cap nommée Kentridge a conçue pour aider à financer des ­supplémentaires de la Flûte enchantée de Mozart présentées aux enfants démunis d’Afrique du Sud4 4 - www.artthrob.co.za/09may/reviews/witw.html. Aux yeux d’Avant Car Guard, le geste de la société vient allonger la liste toujours croissante des manifestations de la commercialisation de l’art sud-africain, l’associant aux publicités que Rhode a réalisées pour BMW. Le rapprochement laisse filtrer la critique du collectif à l’égard non seulement de la commercialisation à laquelle ses membres concluent, mais aussi de la renommée internationale des deux artistes. 

Tout en critiquant directement la position de l’artiste en Afrique du Sud, Avant Car Guard remet en question le rôle que joue l’image du bling dans le paradigme de la mondialisation. En s’affichant contre un étiquetage esthétique transnational, Avant Car Guard donne l’impression de laisser l’Afrique du Sud en dehors des schémas de production alors que le travail du collectif prend lui-même la forme d’un bling-bling qui, tout compte fait, en vient à s’apparenterà une esthétique transnationale. Son tape-à-l’œil cherche à attirer l’attention, ni plus ni moins comme les bijoux du rappeur. Contrairement aux dessins bruts de Kentridge dont la matérialité même – à savoir le charbon dont ils sont tracés – souligne la relation entre, d’une part, la production et l’histoire minières et, d’autre part, les violences de l’apartheid, les images d’Avant Car Guard ­représentent un mode de pensée anhistorique. Certes, leur fluorescence invoque des motifs politiques, mais elle revendique aussi une place pour le collectif sur le marché de l’art sud-africain (et international, sans doute). Robin Rhode, Not Alone devient ainsi une manifestation du bling-bling du collectif lui-même. La peinture, à l’instar des chaînes et des pendentifs en diamant chargés de traduire la puissance et la fortune du rappeur, communique le désir que caresse le collectif d’intégrer un cercle particulier, à savoir la communauté artistique sud-africaine, ou de devenir une superstar multiplatine qui rappellera au public le lien entre capital, gloire et métaux précieux. 

Avant Car Guard, The Bitch Who Saw Tomorrow, 2009.
photo : permission des artistes | courtesy of the artists

Frontal et exigeant, le désir de reconnaissance d’Avant Car Guard s’exprime souvent au moyen des stratégies-chocs dont usent les ­rappeurs eux-mêmes. C’est le cas de Untitled (2009), une œuvre qui arbore simplement la mention « Fuck This/Fuck That », avec le logo d’Avant Car Guard apposé dans un coin. Cette œuvre est explicitement apolitique : à part un refus direct, elle ne prétend à rien pour l’Afrique du Sud et son art. Exposé avec cette œuvre, The Most Beautiful Girl in the World (2009) est un portrait de Liza Essers (propriétaire de la galerie Goodman, l’une des plus vieilles et des plus prestigieuses ­galeries de Johannesburg où expose, notamment, William Kentridge) assise, nue. Le portrait porte la mention suivante : « Sometimes, when we fuck our girlfriend, we pretend we’re really fucking Liza » (parfois, quand nous baisons notre petite amie, nous prétendons en fait baiser Liza). Retour à la case départ : cette image ramène à la problématique du bling-bling abordée d’entrée de jeu. Avant Car Guard met à nu la confluence entre le capital et la sexualité d’une façon bien similaire à celle de Ludacris dans son vidéoclip, où l’argent, en permettant d’acquérir du bling et d’attirer des femmes, est synonyme de puissance. En désirant le corps de Liza Essers, les membres d’Avant Car Guard laissent entendre qu’ils souhaitent la « baiser » de deux manières : sexuellement, à l’évidence, mais aussi financièrement, sur le marché de l’art. 

Retournons au questionnement initial. Que fait le bling-bling ­politiquement ? Il semble que, dans le cas d’Avant Car Guard, il expose un paradoxe particulier logé dans l’interstice entre les préoccupations ­matérielles de Starling et de Kentridge et l’étalage de puissance des ­vidéoclips de hip-hop. Fonctionnant comme une stratégie de ­dénigrement envers Kentridge et Rhode, le bling tel que l’exploite Avant Car Guard clame par son clinquant : « Nous aussi, nous sommes ici ! ». Tandis que le collectif s’efforce de signaler sa présence dans les galeries d’Afrique du Sud et de consolider sa place dans une esthétique internationale très postmoderne, ses membres finissent par s’acoquiner toujours davantage avec le rappeur du vidéoclip. Ludacris tente d’établir une sorte de mythe des origines en retournant en Afrique et en puisant à sa rythmique, laquelle est à la base du hip-hop (ce que représentent les cérémonies de danses zouloues dans le vidéoclip). Par conséquent, en cherchant à saper, à dévoiler ou à critiquer les structures traditionnelles du pouvoir en Afrique, le bling-bling ne parvient à rien d’autre qu’à les codifier. Dans le spectacle qu’il donne, mine de rien, Ludacris présente une Afrique dont sont oblitérés les clivages politiques de Soweto ou des townships de Cape Flats, produisant une représentation anhistorique où la culture tribale et les centres de villégiature aux allures de Las Vegas se rencontrent dans une extase sans effort. Pareillement, les images multicolores et criardes d’Avant Car Guard clament haut et fort la soif de reconnaissance. Tant dans le travail de Ludacris que dans celui d’Avant Car Guard, le bling érige un écran idéologique qui bloque l’analyse réelle des enjeux véhiculés par ces images, qu’elles soient fabriquées par un rappeur ou par un artiste en plein essor sur la scène internationale comme Rhode. Au final, le bling-bling occulte un phénomène d’accumulation et de production qui se trouve pourtant au cœur même des voyages en Europe faits (ou revendiqués) par Avant Car Guard et de la quête d’authenticité de Ludacris.

[Traduit de l’anglais par Isabelle Lamarre]

Andrew Hennlich, Simon Starling, William Kentridge
Cet article parait également dans le numéro 69 - bling-bling
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