« C’est dans nos têtes qu’il faut commencer à procéder à une réelle mutation. La publication aux Éditions Citadelles et Mazenod de L’Art du Grand Nord (2001) est un événement. Avec ce livre, la complexité de la philosophie sauvage de ces hommes trouve un éloquent témoignage. La beauté saisissante des masques, ivoires, costumes, la renaissance contemporaine de cette créativité artistique, la sophistication des gravures sur ivoire relevant d’une intelligence ésotérique des nombres sacrés d’inspiration scytho-sibérienne et peut-être du Chinois Lao-Tseu, apparaîtront au lecteur stupéfiantes. Est-il possible qu’il ait fallu attendre l’aube de l’an 2000 pour qu’un illustre musée comme le Louvre veuille bien consacrer quelques salles à cet art, et que l’Occident accepte de le sortir de ce que le Président de la République, inaugurant le musée Guimet renové, a appelé le “carcan ethnographique ou exotique”1 1 - Jean Malaurie : « Indignations », Le Nouvel Observateur hors- série, n° 45, octobre 2001.. »

« Il n’existe pas de culture hermétiquement fermée. Toutes les cultures sont influencées par d’autres cultures, sur lesquelles elles influent à leur tour. Aucune n’est non plus immuable, figée ou statique. Toutes sont soumises à d’incessantes fluctuations, mues par des forces tant intérieures qu’extérieures, qui peuvent être accommodantes, harmonieuses, bienfaisantes et librement consenties, ou imposées par la violence2 2 - Javier Pérez de Cuéllar (dir.). Notre diversité créatrice, UNESCO, Paris, 1996, p.58.. »

Voir ou ne pas voir

Aucun pays (ou presque?) ne peut aujourd’hui se targuer de ne pas violer, de manière implicite ou explicite, faible ou substantielle, les droits culturels (tels qu’actuellement définis dans les instruments normatifs existants et ceux en cours d’élaboration). Chaque État a se minorité – plus ou moins minoritaires – et ses entorses. Les Français ont leurs Basques, leurs Bretons et leurs Corses, les Espagnols leurs Catalans, les Amériques leurs Autochtones, les Australiens leurs Aborigènes, les Finlandais leurs Lapons, les Indiens leurs Musulmans ou leurs dalits (intouchables), les Japonais leurs burakumi, les Turcs leurs Kurdes, les Russes leurs Tatars ou leurs Iakoutes, les Chinois leurs Ouïgours (et que dire des Tibétains?), les Sri Lankais leurs Tamoules, les Malais leurs Chinois, les Ukrainiens leurs Polonais, etc. Chaque État a aussi ses problèmes de reconnaissance, de conflit, d’iniquité et d’intégration. Les États multiculturels sont aujourd’hui une réalité bien tangible avec lesquels les sphères politiques, sociales, culturelles et même artistiques n’ont d’autre choix que de composer.

Les droits culturels sont donc l’affaire de tous. Ce sont nos cultures et notre création qui se trouvent en cause aujourd’hui. Pas uniquement celles des autres, États, peuples et habitants d’un lointain exotique et inconnu, ou encore celles des pays les plus pauvres ou en développement. Les déclarations de Jean-Marie Messier, p.d.g. de Vivendi Universal, annonçant en décembre 2001, et de manière à peine voilée, l’intention pour son groupe de mettre fin à l’exception culturelle, sont malheureusement là pour nous le rappeler. Dur coup pour le cinéma. Sans une conscientisation aiguë des États comme des institutions supranationales aux problèmes des droits culturels, c’est tout un pan de la richesse culturelle et artistique planétaire qui est en danger aujourd’hui, et avec elle, des millions d’individus. La survie des six mille langues constituant l’archipel langagier de notre planète en dépend.

Parce que les grandes compagnies transnationales pratiquent une globalisation sans limite et sans scrupule; parce que les géants des médias accaparent la pensée et l’intimité du citoyen comme jamais auparavant en lui offrant un modèle unique de culture, une forme à peine déguisée d’impérialisme. Parce que la culture et les cultures, et que dire des arts et de la création artistique, ne sont pas considérés dans les grandes transactions économiques mondiales; parce que le racisme n’est pas une espèce en voie d’extinction; parce que les guerres de toutes sortes profitent à une poignée d’individus tous plus influents les uns que les autres. Parce que l’OMC s’en fiche de la culture et du patrimoine; parce que c’est le cadet des soucis du FMI; parce que le non-respect des droits d’auteurs, le marché illicite de l’art et la fraude dans le domaine ressemblent à des épidémies sans cure, et que la censure face à la création artistique est encore aujourd’hui une réalité bien tangible, il est urgent de faire quelque chose.

Urgent de prendre le problème en main avant qu’il ne devienne irréversible. Urgent de conscientiser – ou du moins tenter de le faire nos décideurs nationaux et internationaux. On semble souvent oublier aujourd’hui que les Émile Zola, Oscar Wilde, Charlie Chaplin, James Joyce, Robert Musil, Nina Berberova, Vladimir Nabokov, Anna Akhmatova, Boris Pasternak, Jorge Luis Borges, Reinaldo Arenas, Tan Dunn (pour en nommer bien peu), de même que nombre d’artistes allemands sous le régime nazi, ont tous souffert à des degrés divers de la censure et du non-respect de leur droit à la liberté d’expression. « La liberté reste toujours à conquérir et à défendre », nous rappelle Emmanuel Decaux, directeur du Centre de droit international de l’Université de Paris-X Nanterre.

En l’absence d’une volonté réelle des pouvoirs politiques en place, d’instruments internationaux solides, d’une législation qui permette de punir la multitude de dérapages et de violations dans le domaine, sans ce que Halina Nieć, professeur adjoint de droit à l’Université Jagellon en Pologne appelle des « mécanismes de contrôle », de même que sans l’exigence du citoyen à un respect et à une conservation de sa (et des) culture(s), et son engagement dans l’application de ces mêmes exigences, il est fort peu probable qu’il y ait un quelconque changement dans le respect, l’application et la

promotion des droits culturels. Bien qu’ils aient été tous deux d’une complexité rare, le génocide du Rwanda et la destruction des grands Bouddhas de Bamiyan – « Un crime contre la culture » selon le directeur général de l’UNESCO, Kôïchiro Matsuura – n’ont pu être empêchés en partie à cause de ces multiples lacunes. Bien sûr, dans le cas des grands Bouddhas, l’UNESCO et la communauté internationale se sont indignés et ont tenté d’intervenir. Mais comment pouvaient ils le faire réellement ? Le mollah Omar avait décrété la destruction de tous les monuments et œuvres d’art figuratives sur le sol afghan, et rien, dans l’état actuel des choses, ne semblait pouvoir y faire quoi que ce soit. Il fallait agir très vite, mais sans l’infrastructure et la législation adéquate, c’était peine perdue. Quant au Rwanda, que dire ? Mon Dieu, que dire ?

Non seulement l’impunité est monnaie courante dans le champ des violations des droits en matière de culture, mais il semble que dans le domaine de l’art et de la culture, on confond encore trop souvent « droit » et « possibilité ». Si certains États – plusieurs même, à en juger par le nombre d’entre eux à avoir signé le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (129 États, soit 86% de l’ensemble des États à la publication par l’UNESCO du World Culture Report 20003 3 - Des pays comme l’Afghanistan, le Rwanda, l’Afrique du Sud, la Bosnie, le Mexique, l’Iraq, l’Algérie et le Cambodge ont notamment signé ce pacte.) – reconnaissent la nécessité de protéger et de promouvoir les droits culturels et la création artistique sous toutes ses formes, il est déjà moins certain que ces mêmes États s’impliquent réellement et de manière significative dans leur développement. Or, une création artistique et des droits culturels sans une possibilité véritable de développement, d’évolution et d’enrichissement demeurent des réalités mortes pour une matière morte.

« Étant donné la nature intrinsèquement positive des droits économiques, sociaux et culturels, leur mise en œuvre implique, à n’en pas douter, une obligation de résultat, en ce sens qu’un État ne saurait se contenter d’accepter ces droits et de les reconnaître. C’est la politique du gouvernement ainsi que ses programmes et l’impact qu’ils peuvent avoir pour le ou les bénéficiaires qui témoignent de l’application effective desdits droits4 4 - Halina Nieć, « Poser les fondements de la mise en œuvre des droits culturels », Pour ou contre les droits culturels, UNESCO, Paris, 2000, p.288.. » Allez demander aux Polonais d’Ukraine ou aux Ouïgours de Chine ce qu’ils pensent de l’appui de ces États au développement de leur culture et de leur création…

Même avec une politique gouvernementale appropriée, l’application effective desdits droits reste en partie tributaire de l’interprétation d’une sphère politique donnée de ces mêmes droits et du développement artistique et culturel qui l’accompagne- ou devrait l’accompagner. La dimension invariablement mercantile de l’art et A de la culture, comme l’établissement de plus en plus rapide d’un modèle unique de culture à travers une industrialisation sans limites ont incontestablement un impact sur la manière dont on peut penser l’art, la culture et les politiques qui s’y rattachent.

L’exemple du film Atanarjuat de Zacharias Kunuk , premier long métrage de fiction de l’histoire du cinéma mondial à être tourné entièrement en inuktitut, demeure en ce sens révélateur. Avant la production d’Atanarjuat, les programmes d’aide et de financement de longs métrages de fiction au Canada ne prévoyaient aucun financement pour des films dans une langue autre que le français ou l’anglais. Les Autochtones et les Inuits, même avec la reconnaissance de leurs droits ancestraux, ne pouvaient donc espérer financer (du moins décemment) un long métrage de fiction dans leur propre langue. Pourtant, tout le monde sait qu’on accorderait peu de crédibilité à un film basé sur une légende traditionnelle inuite, tourné au Nunavut et joué de surcroît par des Inuits, dont les protagonistes parleraient anglais ou français.

Il semble que les institutions canadiennes en matière de financement cinématographique aient malencontreusement confondu « droit » et « possibilité ». Bien sûr, le gouvernement canadien reconnaît depuis déjà un bon moment le droit des Inuits à leur culture. Cela ne fait aucun doute. Mais que vaut la reconnaissance d’une culture sans la possibilité de la maintenir vivante, de la promouvoir et de la développer sous des formes diverses et pas uniquement sous son aspect traditionnel, dans le cas des peuples Autochtones ? Tout simplement rien. Le film de Zacharias Kunuk n’aurait jamais pu voir le jour avec la seule reconnaissance des droits des Inuits à leur culture. C’est parce que Kunuk et son producteur ont pu renverser le règlement selon lequel aucun long métrage de fiction dans une langue autre que le français ou l’anglais ne pouvait être financé au Canada, et qu’ils ont pu amasser le financement adéquat pour la production du film (environ 2 millions de dollars canadiens, ce qui n’a rien d’une excentricité pour un long métrage de fiction) qu’Atanarjuat a pu voir le jour et obtenir le succès mondial qu’on lui connaît aujourd’hui5 5 - Atanarjuat a été sélectionné en octobre 2001 pour représenter le Canada aux Oscars, à Hollywood.. C’est cela la possibilité de développer à la fois son art et sa culture. La reconnaître n’est en rien suffisant. Il faut plus. Une volonté, des possibilités tangibles et les instruments qui permettent de rendre tout cela effectif.

Dans cet océan de digressions et de violations, il arrive que les États, les sphères politiques et juridiques, prennent des initiatives pour le moins audacieuses, prouvant clairement que beaucoup de choses sont possibles, faisables. Le Native American Graves Protection and Repatriation Act est probablement l’une des initiatives les plus avant-gardistes prises depuis des décennies. Cet acte donne aux Autochtones le droit de récupérer les objets traditionnels et les restes humains qui leur ont été dérobés lors des multiples guerres et conquêtes au cours de l’histoire, et qui font aujourd’hui partie des collections des petits et des grands musées aux États-Unis. Signée par George Bush père en novembre 1990, cette loi « tente de réconcilier deux systèmes de valeurs radicalement différents, l’un fondé sur la primauté de la raison et de la science, et l’autre sur des valeurs spirituelles et religieuses. La loi impose à tous les musées et organismes fédéraux possédant des dépouilles ou des objets indiens dans leurs collections d’en dresser un inventaire, d’identifier les tribus d’origine et de signaler ceux-ci auprès des tribus descendantes6 6 - Kinzer Stephen, « Les totems rentrent à la maison », Le Courrier de l’UNESCO, avril 2001.. »

À l’heure actuelle, on estime que les musées américains détiendraient les restes humains d’environ 500 000 Indiens, de même que des millions d’objets. Depuis la signature de cet acte, et selon les chiffres du National Park Service 20 000 lots de dépouilles et quelque 385 000 objets ont déjà été restitués. Le Museum of the American Indian du prestigieux Smithsonian lnstitute de New York dont le conservateur en chef Rick West est lui-même un Indien Cheyenne, a à lui seul restitué environ 2 000 objets à des tribus indiennes des États-Unis, du Canada et d’Amérique du Sud. Bien sûr, la restitution ne s’est pas faite toute seule. La loi a créé des insatisfactions et soulevé des réticences chez les directeurs de musées alors que certaines de ces pièces comptent parmi les plus belles de leurs institutions. Leur demander de s’en défaire n’est pas facile.

Lorsque Will Kymlicka, professeur de philosophie à l’Université d’Ottawa, affirme que les questions des minorités et des droits culturels soulèvent des interrogations difficiles qui touchent les fondements mêmes de nos principes politiques, il va sans dire que le Native American Graves Protection and Repatriation Act constitue un exemple probant de cette remise en question des fondements de nos principes politiques, voire sociaux et culturels. Accepter qu’au nom d’une reconnaissance des droits ancestraux des tribus indiennes puissent récupérer une partie des objets qui font la gloire d’un musée, c’est poser un geste à la fois politique, légal, culturel et humain ébranlant sérieusement l’attitude impérialiste et colonialiste du Caucasien, le fameux Homme blanc.

C’est aussi ouvrir la porte à de nouveaux modèles – dont on a tant besoin · – , à une nouvelle manière de penser notre relation à la culture, aux biens culturels, comme à l’art et à l’objet (œuvre) d’art, et de permettre enfin que les peuples aient droit à leur culture, à leur création et à leur patrimoine dans le respect de leurs traditions et de leurs visées. Il n’y a, de prime abord, aucune raison pour qu’un peuple, aussi minoritaire soit-il, ne soit pas en mesure, lorsqu’il le désire, de protéger, promouvoir et développer sa propre culture et son art; qu’il soit du Nord, du Sud, de l’Est ou de l’Ouest.

C’est aussi cela conserver une culture vivante et un art dynamique.

« Sans intervention de l’État, la tendance historique générale est en effet à la destruction des cultures minoritaires par le jeu des rapports de pouvoir des sociétés modernes, du système économique, du poids des médias et de la presse, ainsi que des politiques éducatives courantes. Tant que les droits des minorités culturelles ne seront pas pris au sérieux et que les États et les organisations internationales ne mettront pas en place des mécanismes pour promouvoir activement, protéger et renforcer les cultures minoritaires, des cultures seront perdues, même hors de toute volonté de les détruire. Tant qu’on ne prendra pas des mesures appropriées, on verra de plus en plus de “destructions nationales” camouflées en “constructions nationales” (en d’autres termes, les “nations” sociologiques fondées sur des identités culturelles communes laisseront la place à des “nations” politiques identifiées à un “État”). Ce processus […] est aussi mondialement connu sous le terme “d’ethnocide”7 7 - Stavenhagen Rodolfo, « Les droits culturels : Le point de vue des sciences sociales », Pour ou contre les droits culturel, UNESCO, Paris, 2000, p.37.. »

Andrée Martin
Cet article parait également dans le numéro 45 - Amérindie
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