[In French]

Te voici de retour en Amérique, Ours-Tortue, tu les attendais, ces nouveaux Chasseurs/Chamans/Guerriers de l’art… Que fais-tu avec eux dans ce frêle Shapatuan, au dernier étage d’une grande manufacture désaffectée dont les fenêtres panoramiques surplombent Hochelaga-Maisonneuve avec, comme horizon, Kahnawake à l’Ouest ? De la contestation ? De la guérison ? De la magie…

Au Québec, l’imaginaire autochtone contemporain a surtout trouvé refuge dans les réseaux de l’art (centres d’artistes, maisons de la culture et événements ponctuels). C’est dans cette veine que l’événement Espaces émergents a accueilli, début octobre 2001, les installations et l’art action d’un collectif d’artistes amérindiens dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve de Montréal. Le Retour de l’Ours-Tortue a fait surgir un « territoire amérindien dans un espace/temps d’art ». Cette présence autochtone marquait la première étape d’une tournée1 1 - Hochelaga-Maisonneuve aura été le premier écho de l’esprit créateur qui s’est activé lors de l’expédition internationale Des Indiens d’Amérique au pays des Ainus du Japon dans deux festivals internationaux : Multi Media Art and Communication Festival (MMAC), Tokyo, et Aizu Art College Festival (AAC), Aizu-Mishima, 2000.. Bien des créateurs gardent en mémoire le fait que toute expédition vers l’étranger entraîne nécessairement un retour, un témoignage, une suite. « Aller se faire voir ailleurs c’est bien, mais pour l’artiste autochtone, une responsabilité de transmission chez les nôtres est tout aussi importante2 2 - Guy Sioui Durand, « Un Huron-Wendat à la recherche de l’art », Monde et Réseaux de l’art, sous la direction de Guy Bellavance, Liber, Montréal, 2001.. » Cette « zone d’art à risques s’est voulue une alternative aux incessants spectacles de folklorisation qui projettent la même image passéiste et emplumée des Amérindiens, comme ce fut le cas, aux yeux de plusieurs d’entre nous, lors des commémorations de la Grande Paix de Montréal 1701-20013 3 - Composée exclusivement d’artistes originaires de Premières Nations qui vivent au Québec, la manifestation devenait un contrepoids nécessaire à la Corporation des Fêtes de la Grande Paix de Montréal 1701-2001 (3 millions de dollars de subventions du gouvernement du Québec) et, entre autres, à l’exposition d’art visuel (présentée dans un petit local loué à la hâte dans l’édifice Belgo sur la rue Sainte-Catherine) Transitions 2. L’art contemporain des Indiens et des Inuits du Canada, produite par les Centres d’Art Indien et Inuit du ministère fédéral des Affaires indiennes et du nord canadien (Hull). Appuyée par un imposant catalogue, cette exposition itinérante n’incluait aucun artiste amérindien vivant au Québec…. »

Autour de l’armature d’un grand Shapatuan, étonnante sculpture faite de perches de jeunes bouleaux et d’ormes, ils investiront, durant trois jours en octobre 2001, cette « zone inventive et de partage ». Outre l’armature du Shapatuan qui est en soi une « architexture », il y eut les installations – Les déjà-départs de l’Oiseau Tonnerre de Raymond Dupuis (Malécite), Ils ont piétiné la Terre et Allégorie de Jasée Robertson (Piekuakamilnuatsh), Arbres à soi (made in Japan) et L’Arbre Sacré de Sonia Robertson (Piekuakamilnuatsh), La Chaîne d’Alliances et La Fête des Morts de Sylvie Paré (Huronne-Wendat). Puis tout s’animera avec l’art action à la brunante du lundi 8 octobre. La vendeuse de paniers (évocation brève) de Sylvie Paré, Sushi or not Sushi? d’Yves Sioui Durand (Huron-Wendat), Mishtuk de Sonia Robertson et La cervelle doublement renversée de moi-même (Huron-Wendat) feront revivre Ours-Tortue pour la centaine de personnes présentes.

Les installations

L’architecture des perches de bois semble anormale, en équilibre précaire, déposée sur un plancher de béton. On dirait une libellule, une araignée fragile.

L’érection, au cinquième étage de l’American Can, d’une grande armature en perches de bouleaux et d’aulnes, sur plus de six mètres, capte les regards dès l’entrée. Ce Shapatuan détonne. L’ossature frêle évoque la grande tente innue.

C’est à dessein. Voilà un territoire imaginaire amérindien stratégiquement ouvert sur les mémoires cumulatives de l’histoire du bâtiment, du quartier, de la cité. Il s’est d’abord immiscé dans un autre espace-temps d’art. Reflétant une de ces nouvelles attitudes comportementales dans le champ de l’art, il squatte de l’intérieur une autre zone événementielle d’art, les Espaces émergents4 4 - Organisé par le groupe communautaire Faites de la musique, l’événement Espaces émergents s’est ouvert aux réseaux d’arts visuels en plus d’une forte programmation musicale. Un colloque et des ateliers exploraient l’art en marge ainsi que le renouveau culturel du quartier Hochelaga-Maisonneuve. Le commissaire de l’événement a accepté la proposition d’inclure la manifestation amérindienne dans son événement.. Et, au-delà des grandes fenestrations, sa présence porte un regard sur la superposition plurielle des territoires culturels dans un même espace géographique : le quartier populaire d’Hochelaga-Maisonneuve dans Montréal avec, plus à l’ouest, l’horizon de la communauté Mohawk de Kahnawake.

Le Shapatuan attend les gens, prêt à leur offrir une oralité signifiante, des actes pour l’art et les rythmes conviviaux du teweegan (tambour en langue montagnaise).

Les déjà-départs de l’Oiseau-Tonnerre

En hommage à sa grand-mère malécite qui lui a appris, tout jeune, malgré un climat d’interdiction, comment jouer avec de petits ossements et des bouts de bois pour créer des formes, Raymond Dupuis a inséré Les déjà-départs de l’Oiseau-Tonnerre dans l’espace, un « dessin/matière » qui appelle la proximité. Les détails sont des composantes fragmentées d’appareils médiatiques (radio, télévision, vidéos, etc.), fixés sur des morceaux de bois en forme tantôt de tomahawks, tantôt d’oiseaux. Une calligraphie de couleur, mixant mythologie et lumière des Hopis et des Navajo, recouvre et lie entre elles ces technologies démembrées de la communication. Cette fresque de « déconstruction sculpturale », combinée avec la fluidité des gestuelles, livre une poésie inédite. Judicieusement installée au mur près de l’entrée où l’Oiseau-Tonnerre prend son envol au-delà de l’environnement trash de l’étage, elle en appelle au fracas de celui-ci pour conjurer le destin difficile des Malécites :

Loin de la tristesse, qui s’envase

Contre l’innombrable errance

Au bord d’une Nation oubliée

Wakinyan-Tanka … Oiseau-Tonnerre

Ouvre mon œil du cœur

Fais-moi marcher en allumant le jour

Sur le sentier sacré…

J’installe ma tente près des

fresques de l’absolu

Avec l’os de la baleine des déjà-départs

Redécouvrant le rythme de la grande ourse

Les chapeaux, colliers pelisses et festins

Oeuvrant la mémoire forgée par l’histoire de l’art quant aux représentations des Amérindiens, Sylvie Paré fonde son travail de création sur le besoin de « faire sortir » ces images d’art figées dans l’histoire et l’ethnographie des Arrivants. Elle donne à ses personnages leur pleine dimension symbolique, géopolitique et stylistique, cette fois dans le champ de l’art avec des in stallations (Le Conseil, La ChaÎne d’Alliances, La Fête des Morts) et des performances (La vendeuse de paniers).

Trois vecteurs de sens s’ouvrent aux inventions in situ de l’artiste. Débarrassée de l’interprétation allochtone, la symbolique des éléments offre la possibilité de comprendre en quoi la géopolitique des nations amérindiennes fonde un rapport entre l’art et la politique. L’apparat politique était un support de l’imaginaire amérindien qui se concrétisait notamment dans les ceintures stylisées des Wampums, dans l’ornementation des costumes par l’inclusion et l’adaptation des artefacts des Autres et non pas comme signes d’acculturation. De plus, la manipulation des artefacts amérindiens porteurs de mémoire permet à l’artiste d’introduire l’histoire de sa vie, de s’ajouter au passé historique comme mémoire cumulative. Enfin, ses œuvres laissent une large part à l’inspiration et aux rythmes in situ.

La Chaîne d’Alliances

La Chaîne d’Alliances est une œuvre en évolution (work in progress). À la Maison Tsa8enhohi de Wendake en juin 2000, Sylvie Paré avait présenté Le Conseil lors de la journée nationale des Premiers Peuples, version restreinte dans son étalement. La Chaîne d’Alliances s’inspire de la structure formelle de Presentation of a newly elected Chief of the Huron Tribe (1838, coll. Musée du Château Ramezay, Montréal), la célèbre peinture représentant des Chefs Hurons de Wendake en habits protocolaires, par Henry D.Thielcke. La Chaîne d’Alliances deviendra, sous l’influence du site, chaotique. Elle se dramatisera avec l’ajout performatif de La vendeuse de paniers, avec une trame musicale intimement liée au vécu de l’artiste.

Sylvie Paré s’est laissée « imbiber » de l’esprit des lieux en y passant plusieurs jours. Ce corridor sombre, aux murs laissant entrevoir des lambeaux peints en style psychédélique, évoquait un des incendies ayant frappé la manufacture. Il a teinté de son chaos l’installation: dans un coin, le chapeau de castor et la redingote du Grand Chef « flottent » en suspension au-dessus de quatre boîtiers ouverts dont un laisse entrevoir la coiffe traditionnelle en aluminium; les bracelets guerriers courent sur le mur de tôle et, au centre, sept autres boîtiers (en référence à la Fédération des Sept Feux) entourent le foyer. Ce que l’on a appelé la Fédération des Sept Feux réunissait les Diplomates des nations amérindiennes de la Vallée du Saint-Laurent dont Kahnawake était le « Feu Central » (parlement)5 5 - Jean-Pierre Sawaya, La Fédération des Sept Feux de la Vallée du Saint-Laurent. XVIIe-XIXesiècle, Les éditions du Septentrion, Sillery, 1998.. La géopolitique d’antan a été contaminée par le présent : des pelisses et manteaux (fourrures et cuir qui appartiennent à l’artiste) se sont ajoutés tels des personnages !

La fête des morts

« La Fête des Morts6 6 - La Fête des Morts, aussi appelée celle de la chaudière ou chaudron par les Français, consistait en l’enterrement collectif de tous les décédés dans une fosse commune à tous les 12 ans en moyenne, et devenait un véritable « phénomène social total », une occasion de réguler l’entière vie sociétale des clans à l’occasion de cérémonies et de festins. Traités et alliances politiques, règlements commerciaux et cours de justice, mariages et rituels de passage, médecine chamanique et choix de nouveaux emplacements pour des communautés semi-nomades, toute la société s’incarnait lors de la Fête des Morts. La dernière Fête des Morts a eu lieu en 1636 à Ossosane et est décrite par le père Brébeuf dans ses Écrits en Huronie. est la cérémonie la plus célèbre qui soit parmi les Hurons. Cette fête est toute pleine de cérémonies, mais vous diriez que la principale est celle de la chaudière. » Jean de Brébeuf, Écrits en Huronie, 1636.

Adossée à un mur, une grande robe de velours noir de trois mètres de hauteur, cintrée d’une ceinture de cuir magnifiquement brodée de motifs floraux et de perlages, se dresse et s’étale. Sa traîne forme un cercle au sol qui accueille divers objets de métal (plateau d’argent, clés anciennes, louche, couteau, brûleurs de laboratoire, loupe…) et surtout un chaudron contenant une image. Une coiffe et un châle brodés, montés sur de grandes perches, viennent compléter le somptueux triptyque. Apparat d’une « princesse amérindienne », d’une Chef matriarcale huronnewendat, robe de bal ? Assurément, ces broderies recèlent une esthétique unique.

Artisanat, robe de sa grand-mère et instruments de l’époque moderne sont ici utilisés par Sylvie Paré pour sa seconde installation. Découverte dans une commode, cette robe de sa lignée maternelle fait référence à une longue période de mise au rancart, de dépouillement et de silence pour les Premières Nations. Sylvie Paré y a ajouté des instruments de laboratoire appartenant à sa lignée paternelle.

Le savoir-faire de Sylvie Paré combine donc trame historique et histoire personnelle dans cette « robe noire » qui ranime La Fête des Morts. L’image photocopiée tapissant le chaudron au pied de la « robe noire », que l’on pouvait même détailler du regard en utilisant la loupe, fournit une des clés de compréhension sociale et sacrée de l’ornementation : le dessin photocopié dans le chaudron illustrait l’ouvrage du Jésuite Lafitau, Mœurs des sauvages américains (1724), sur la plus grande fête rituelle et diplomatique de la confédération des Hurons-Wendats. Il faut savoir qu’en août 1999, après dix ans de revendications, La Fête des Morts renaissait de ses cendres, rassemblant à nouveau la diaspora des Nations Huronnes-Wendates. La Fondation Agondashia de Wendake obtenait du gouvernement provincial de l’Ontario et du Royal Ontario, Museum (ROM) de Toronto, la restitution du cimetière d’Ossosane comme territoire huronwendat et surtout le droit de ré-enterrer les ossements des cinq cents Aînés, pillés en 1947 avec la découverte de la fosse par les archéologues du ROM. Renversement de l’histoire ? Les trois Nations en sol états-uniens (Wyandotte Tribe of Oklahoma, Wyandot Nation of Anderdon, Wyandot Nation of Kansas) et la Nation Huronne-Wendat de Wendake (Québec) reviendront remonter la rivière Rye à l’embouchure du grand lac Huron. Lors de cette alliance politique renouvelée, un chaman officiera l’enterrement des ossements des Ancêtres. Sylvie, Yves et moi, nous en étions.

Comme quoi l’art peut s’inspirer des rêves et changer le cours des choses.

Terre et Mer

Josée Robertson a aussi créé deux installations à l’American Can : Ils ont piétiné la Terre, entre le Shapatuan et les grandes fenêtres donnant vers l’est du quartier Hochelaga-Maisonneuve; et Allégorie, dans une salle obscure, près de L’Arbre Sacré de sa soeur Sonia.

Ils ont piétiné la Terre

C’est le cri dessiné d’une conscience écologique étalée et un effort pour refermer bien des blessures. Au sol, un dessin, fait avec de la terre, esquisse les contours du Québec. Des livres anciens y sont ouverts. Autour, un texte écrit à la craie donne (et invite à piétiner) son message, en fonction des quatre axes d’orientation. Ils ont piétiné la Terre se positionne à dessein près de l’armature du Shapatuan dans la manufacture, symbole/ réservoir de la culture innue dont la transmission aux jeunes passe par la vie partagée sur le territoire et par l’oralité. De l’autre côté, les larges fenêtres donnent à voir l’édifice de la bibliothèque de quartier. Là, le savoir est codifié et compilé en livres, eux-mêmes révélateurs de la science des Autres (et de ses égarements). Ramenant la matière de l’institution (les livres) à l’intérieur de l’édifice et du dessin du territoire, Josée Robertson a placé deux types d’ouvrages : des livres de comptabilité et des ouvrages d’histoire aux pages ouvertes :

–  Les premiers laissent voir des dessins. Sur les réserves, il n’y a pas si longtemps au temps de l’acculturation systématique, les pages «blanches »  de ces rapports comptables furent souvent les seuls espaces vierges qui permirent paradoxalement à de jeunes Indiens de dessiner, d’imaginer en traits ce qui alors n’appartenait qu’à leur mémoire et aux récits oraux. On pouvait voir de ces dessins au crayon.

–  Les ouvrages imprimés, pour leur part, sont des exemplaires de ces premiers ouvrages d’histoire et d’anthropologie décrivant les Amérindiens comme des « sauvages ». Des ratures (actions de l’artiste) y sont visibles, tels des coups de censure à l’envers.

–  Autour, il y a l’écrit à la craie sur le plancher de ciment. D’un coup, l’étage ne devenait-il pas une grande ardoise, un tableau noir comme ceux qui sont dans les classes du pensionnat de Roberval, près de Mastheuiatsh ? Comme ailleurs, dans d’autres de ces institutions, bien des jeunes autochtones, sortis de force des communautés, ont appris à se perdre (leur langue, leurs repères, les liens avec les Aînés, l’apprentissage en forêt). Paradoxalement, certains jeunes y ont aussi appris l’art, selon la définition des Autres.

Allégorie 

Allégorie, la seconde installation de Josée Robertson utilise sons et lumières de manière minimale. Recluse dans la pénombre voulue d’une des salles du cinquième étage, un souffle anime un grand rideau plein jour. Celui-ci occupe la pièce de manière transversale sur fond d’éclairage bleu-vert. C’est le vent que l’on sent, c’est la vague qui roule, c’est le battement d’un cœur, une respiration ou un ventre maternel qui se gonfle doucement mais avec ampleur. Le regard de ce rythme de vagues exige l’écoute du son du grand lac auquel s’emmêlent voix, chuchotements et cris d’enfants. Le charme de la quiétude est rompu. La trame audio déclenche en nous de ces souvenirs enfouis, de ces peurs, de ces cauchemars, de ces paniques qui tissent aussi la vie, le destin, les erreurs, les blocages. Il y a de ces vents qui se lèvent sur le grand lac Piekuakami annonçant des tempêtes dans nos rêves. Le chaos intérieur. Cette vague qui soudain se gonfle, qu’une autre suit, puis une autre, de plus en plus près. Elles deviennent trop nombreuses à déferler. Ça dégénère. Des peurs paniques déclassent le calme intérieur tandis que la lucidité s’agrippe : on perçoit la dérive, le délire, le dérapage. Des voix, des complaintes. Rien n’y fait. Temps d’arrêt pour une époque indiciblement floue qui a séduit tout le monde par sa simplicité efficace.

De l’in situ généreux

Fidèle à sa conception de création in situ chaque fois inédite, Sonia Robertson a créé deux installations (Arbres à soimade in Japan et L’Arbre Sacré) et déclenché en finale des performances un « happening sonore » avec les gens (Mishtuk).

Arbres à soi (made in Japan)

« En ces temps-là, le japon était, effectivement, l’autre bout du monde … Les récits de ceux qui y étaient allés … disaient que, dans cette île, on produisait la plus belle soie du monde. Et cela depuis plus de mille ans, selon des rites et des secrets qui avaient atteint une exactitude mystique. »

Alessandro Barrico, Soie

Arbres à soi (made in Japan) occupait une des deux petites pièces en décrépitude, face au monte-charge et en marge de la grande salle.

Dans l’embrasure, un grand capteur, au tissu déchiré par le poids des plumes d’outardes, tenait lieu de porte.

A l’intérieur, l’artiste avait accroché sur des perches trois autres « capteurs » de l’esprit des animaux. Une projection photographique d’arbres et du vent mettait en relief ces suspensions dans la pénombre, notamment le léger vacillement de l’un d’entre eux.

Le Japon, on le sait, cultive des vers à soie. Le titre de l’installation et la substitution de la babiche tressée par un tissu filé en soie dans trois des quatre cerceaux en forme de raquettes, les capteurs de rêve ou les structures ovales pour tendre et faire sécher les peaux de castor, se chargent de faire référence au pays du soleil levant. Les animaux de la forêt, les poissons des cours d’eau et les oiseaux dans le ciel sont piégés par les quatre Arbres à soi. Passant à travers, ils y laissèrent poils (castor), écailles (ouananiche) et plumes (outardes). Outre l’esprit des animaux, omniprésent dans son travail, ce dispositif installatif a le mérite de faire ressortir l’importance de la lumière et de la photographie dans l’art de Sonia Robertson. Elle cherche ainsi à capter de manière audiovisuelle les Okis (esprits) du vent, des arbres et des animaux. Le flou dans ses images n’est pas que mouvance, il est d’ordre spirituel.

L’arbre sacré

Sa seconde installation, L’Arbre Sacré, laisse découvrir au sol les fines aiguilles du porc-épic, à la fois utiles pour coudre mais aussi pour orner les habits, coffrets et paniers. Les minuscules perles qui déferlent depuis le plafond sont aux couleurs traditionnelles des quatre directions du cercle sacré, avec, en son centre, le grand Arbre de la Paix (blanc/nord, sud/rouge, est/jaune, ouest/noir). Au centre, en signe de guérison l’artiste a suspendu sa plume d’aigle, en partie brûlée au cours de l’été alors qu’elle a perdu plusieurs de ses biens, dont son embarcation. La nuit venue, une projection photographique aux couleurs d’un feu de forêt transperçait l’accrochage à la verticale des perlages sur tissus, pour embraser le mur de cette manufacture qui avait résisté aux incendies. Mémoire et survivance.

Les actions

Le lundi soir 8 octobre, quatre « actions » ont rapproché la centaine de gens venus pour une vision du monde de l’art amérindien pour le XXIe siècle, en appelant à des créations interdisciplinaires, multimédias, qui ne craignaient pas de s’écarter des stéréotypes, des disciplines et des rituels traditionalistes.

La cervelle doublement inversée

En ouverture, en tant que « manitou » de l’expédition, j’ai progressivement développé un « trajet/manifeste » d’accueil se déployant comme un serpent/rivière fondé sur l’oralité7 7 - L’idée du trajet s’inspire de la légende huronne-wendat qui donne son nom à la rivière Kabir-Kouba (la rivière aux mille détours) reliant Wendake à Québec. La réserve se trouve à la tête de la chute, à Lorette. La cervelle doublement renversée se réfère encore aux réflexions des Anciens Indiens écoutant les invariables discours de conversion par les missionnaires : « en plus de prendre nos terres, ils veulent nous renverser la cervelle », dirent certains d’entre eux.. Après avoir déposé au sol une dent d’ours à côté d’une petite tortue, j’ai invité tout le monde à me suivre d’installation en installation. Commentant la temporalité de la conscience historique qui se contracte dans ces mises en espace, tantôt poétique (Les déjà-départs de l’Oiseau-Tonnerre, Allégorie), tantôt politique (Ils ont piétiné la Terre, La Chaîne d’Alliances), tantôt spirituelle (Arbres à soi, made in Japan, L’Arbre Sacré, La Fête des Morts), je me déleste à chaque site d’une peau, d’un vêtement, de ma parure.

En fin de parcours, je me couche au sol. Raymond Du puis et Éric Sauvé – lequel co-habite au cinquième étage avec deux installations dramatiques En verre et contre tous et Cocooning (la déchéance des drogués et autres exclus) – s’amènent. Ils m’empoignent par les chevilles et me soulèvent, tête en bas. Me voilà la cervelle « réellement » renversée. Sylvie Paré dépose un ghetto blaster sur mes pieds et le met en marche. En langue japonaise puis en français, mon manifeste Contre les Famines de l’Esprit se fait entendre. Quatre minutes. Ce type d’art action nomade, en mouvement, se voulait porteur de vive voix du parti-pris pour l’art contre l’aliénation. Parmi les nombreux vecteurs d’expérimentation de l’art action que sont les maneuvres, les « installactions », les esthétiques relationnelles et interactions multimédias, l’assise du trajet/ démonstration demeure une piste performative conviviale qui noue l’esthétique et l’éthique autochtones : « faire confiance à la vie ».

La vendeuse de paniers (évocation brève)

Symboliquement sortie de la cape nippone et du chapeau de castor accrochés sur un des murs de son installation la Chaîne d’Alliances, Sylvie Paré a brièvement évoquée La vendeuse de paniers. En cet été de spectacles folkloriques dans le cadre la Grande Paix de Montréal et de l’expo Cornelius Krieghoff au Musée McCord – qui, après valse-hésitation et sous prétexte que son mandat était l’histoire, avait décliné l’offre faite d’exposer La Chaine d’Alliances de Sylvie Paré pendant La Grande Paix -, l’évocation brève comme art action redonnait vie à l’icône… , se voulant une sortie du stéréotype créé par l’Autre et qui fige (ou tente de figer) dans l’image d’antan, la reproduction de ce qu’est (ou doit être) une Indienne, avec comme corollaire l’artisanat comme finalité de la création autochtone.

Sushi or not sushi ?

Tout le public s’est déplacé vers le coin où les grandes fenêtres embrasées par la lumière fauve du coucher de soleil dessinent le centre-ville au loin. Il arrive, un sac sur le dos. Rituellement, il déballe un autre espace, un autre temps. Des personnages fabuleux de tous ces âges de la culture sont conviés dans cette zone purifiée par les volutes du foin d’odeur et l’offrande du tabac. Ours-Tortue est un crâne d’ours du temps où les animaux et les humains conversaient. Hamlet du théâtre de Shakespeare lui fera la conversation, avant de céder sa place au militant de l’American lndian Movement, Leonard Peltier, qui croupit injustement en prison depuis Wounded Knee. Mais le meneur de destin sera encore plus magique et inquiétant : Faux Visage en masque iroquois géant et aux longs cheveux noirs des Ainus du Japon. Traversant les zoos humains des colonialistes français, Oka et Burnt Church, les Indiens de plastique de la Grande Paix, ce cannibale qui aura à choisir entre manger les enfants qu’il attrape dans l’audience ou le poisson/cellulaire d’une technologie qui achève de tuer la Terre-Mère aura à choisir : Sushi or not Sushi?

Performance choc à l’American Can, Sushi or not Sushi? synthétise les manipulations in situ de symboles chamaniques, de l’animalité sacrée et de la conscience politique par un des nouveaux Chasseurs/Chamans/Guerriers (Yves Sioui Durand) qui s’interrogent sur la signification d’être des Hommes et des Femmes. Performance aux confins de la théâtralité8 8 - Yves Sioui Durand vient du théâtre. Ondinnok, mis sur pied avec Catherine Joncas, est la seule compagnie professionnelle de théâtre autochtone au Québec. En 1999, sur la place publique du marché Hochelaga, Ondinnok avait orchestré la manœuvre Le Roi d’Hochelaga. Le secret le mieux gardé de Montréal, première des 12 Messes pour le début de la fin des temps (Momentum). Une grande tente de plus de 10 mètres y avait été dressée (l’armature du Shapatuan au cinquième étage de l’ American Can en ravivait la mémoire)., de la création in situ, de l’hybridité interdisciplinaire, de l’oralité et du rituel, Sushi or not Sushi?, sur fond de rapports politiques entre Amérindiens, Québécois et Canadiens, n’a laissé personne indifférent.

Interdisciplinarité, vision mythologique et interculturalisme

Cette performance expérimente par métissages audacieux une adéquation contenant/contenu/contexte de l’Amérindianité du XXIe siècle. La mémoire collective transcende ici les clivages de civilisations, de races et de nations. L’ « être ou ne pas être » se métamorphose ironiquement en « Sushi or not Sushi ? », ramenant en Amérique l’antique mémoire des Ainus du Japon, tout en actualisant ce temps mythologique alors que les Hommes dialoguaient avec les Animaux, un temps où la magie disputait à la rationalité le merveilleux et que les animaux, comme Corbeau, Coyote et Carcajou, assuraient la cohésion de l’humanité en harmonie avec les règnes animal et végétal.

Rituel et art

Sushi or not Sushi? démontre bien les liens entre rituel et art amérindien. Elle conjugue spiritualité et art, rituel et tragédie. Le performeur débute par une purification de l’espace par la fumée du foin d’odeur, l’usage du masque iroquoien de la Société des Guérisseurs, l’offrande de tabac et le choix tragique pour Faux Visage entre le règne animal (manger les enfants kidnappés) ou le règne des Hommes (manger le poisson cru). De telles œuvres participent, par la pratique, au débat amorcé dans les milieux culturels amérindiens sur l’exclusivité ou à tout le moins sur les limites d’usage des symboles sacrés. Pour les tenants du traditionalisme, artefacts et gestes cérémoniels ne doivent pas être utilisés pour la création artistique ni comme objets muséals, artistiques ou ethnologiques. D’autres, comme Yves Sioui Durand, sont des tenants de la liberté dont dispose l’artiste de manipuler les symboles de tout usage pouvant vivifier la culture immémoriale, de critiquer les tentatives d’acculturation mai s surtout d’investir dans l’art une authentique vision autochtone sans pour autant s’assujettir aux canons de la tradition.

L’éthique politique

Finalement, Sushi or not Sushi? renforce, par la création, la nécessaire critique amérindienne d’un art amérindien (ou pseudo-autochtone) aliéné par des stéréotypes. Plus important, la part chamanique (la guérison et la réconciliation du genre humain) l’emporte sur les dimensions du guerrier (les affrontements : Faux Visage) et choisit l’Humain. Moins d’un mois après le 11 septembre 2001, cette performance apaisait, nonobstant sa complexité d’adéquation Contenant/Contenu/Contexte superbement maîtrisée. En finale, Sonia Robertson a subtilement et habilement convié et métissé le rythme mnémonique japonais, le feu/lumière et l’exotisme de la rue. Pour sa mélopée en chœur mélangeant les langues japonaise (elle a tenu à la présence d’une voix nippone), anglaise et française, la pureté de sa voix en langue innue suivra le chœur :

Je suis la chaleur de ton foyer, L’ombrage ami lorsque brûle le soleil d’été. Je suis la porte de ta maison Le lit dans lequel tu dors. Laisse-moi vivre pour te protéger des tempêtes et des grands vents.

Laisse-moi vivre pour que puisse couler l’eau des rivières.

Progressivement, une femme/castor se métamorphose en castor/arbre (Mishtuk). Au centre du Shapatuan, avec les gens tout autour, Sonia Robertson est recroquevillée près d’un minuscule bonsaï en verre acheté dans un commerce d’exotisme sur la rue en bas – le dehors est dedans – et qu’une lumière transforme en flammes. La performeuse se lève tout en lenteur et torsions du corps inspirées de la danse butô, tandis que le chœur des autres artistes récite en boucle sa prière implorant un meilleur avenir pour les arbres et les Humains. Ce chant va vite devenir battements collectivement rythmés. Sonia distribue des bois de grève qu’elle a cueillis sur les rives du grand lac Piekuakami. Un jam s’amorce sur les perches et transforme, par son énergie festive, cette armature amérindienne en grande « tente tremblante ». C’est le teweegan collectif, l’art comme énergie en partage. Mishtuk, par sa finale sonore et rythmée, assurera la transition entre le territoire amérindien et l’art audio du « cabaret lounge » des Espaces émergents, largement axés sur les créations multimédias et musicales, et lui laissera un acteur indispensable en art : un public engagé.

Éric Sauvé, Guy Sioui Durand, Guy Sioui Durand, Henry D. Thielcke, Josée Robertson, Raymond Dupuis, Sylvie Paré, Yves Sioui Durand
This article also appears in the issue 45 - Amérindie
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