Veiller : mon texte est une table de chevet est un texte pour toi

J’écris ce texte avec toi, Manon, pour conjurer nos nuits endolories. Je suis éveillée, réveillée par les douleurs et tu cherches, toi aussi, comment habiter l’insomnie. Maude, nous nous racontons nos veilles, petit à petit, nos phrases s’amoncèlent, nos présences se conjuguent. Nos « je » deviennent, ici, indistincts. Pour mieux saisir la nuit, je m’entoure de veilleuses : les projets d’Emma Jones, d’Anna Cowley Ford et de Hazel Meyer, ainsi que des mots d’Alicia Gallienne, de Sarah Bertrand-Savard, d’Anne-Marie Alonzo et de Claire Marin. Elles s’éclairent entre elles, comme tes phrases éclairent les miennes, et les miennes, les tiennes. La nuit, l’amitié est claire. Ici, toi et moi reconnaissons des &oelig;uvres qui, pourtant, semblent résister à se définir comme telles. Il y a les photographies accumulées sur le blogue d’Emma (TheGeographyOfIllness.com). Son Nightstand Collective (2015-) demeure non figé, ni dans le temps ni dans la forme ; l’artiste l’observe vivre depuis sept ans, le qualifie de documentaire ; elle l’a déjà présenté en tant qu’installation au Victoria and Albert Museum (Londres, novembre 2021) et en tant que pièce sonore, Voices from the Nightstands (intégrée au blogue) ; le collectif s’affirme protéiforme. Il y a A People’s History of Prednisone (2021), de Hazel, qui fait pour l'instant l'objet d’une publication Instagram plutôt que de s’insérer dans le corpus d’&oelig;uvres qu’elle assume sur son site. Puis il y a le Weekly Calendar/Tracker Journal (2017-) d’Anna, qui ne figure pas parmi les &oelig;uvres (« Migraine/Pain Work ») sur son site, mais se présente comme un outil pour la personne malade qui se le procure et, éventuellement, comme un dispositif de mise en relation avec l’artiste (« phase II »). Ainsi, ces trois projets actualisent une tension entre faire &oelig;uvre et « dés&oelig;uvrer » et, ce faisant, étudient le potentiel de la mise en récit de l’expérience de la maladie chronique tout en manifestant un désir de rassembler une communauté de personnes qui vivent avec la douleur. The Nightstand Collective réunit une série de photographies réalisées par des personnes vivant avec des maladies ou des affections chroniques. Inachevée – car inachevable –, cette collection est toujours ouverte à de nouvelles contributions. Je parcours les 77 tables de chevet qui sont documentées et, comme Emma, je m’intéresse aux constantes« L’objectif, à l’origine, était de réunir100 tables de chevet et de comparer les données pour voir si certains articles revenaient souvent » . Emma Jones dans un entretien avec Laura Baliman, « The Nightstand Collective: Bed Artists Revealing Telling Aspects of Their Lives », Disability Arts Online, 3 février 2022, accessible en ligne. : tubes de crème, verres d’eau, plantes, bibelots, amulettes, piluliers, lampes, cahiers, livres. Les photographies qui composent cette iconographie de référence sont titrées « Fibromyalgia » (fibromyalgie), « Diabetes » (diabète), « Endometriosis » (endométriose), « Major Depressive Disorder » (trouble dépressif majeur), etc. J’ai espoir d’y repérer le nom de ma maladie, mes objets, je voudrais me sentir incluse dans ce collectif, être amie, qu’il me raconte aussi. Emma Jones(de gauche à droite)Pulmonary Hypertension, 2017 ; Bi-Polar, 2021 © Sean Balko ; Major Depression, 2015 © Emma Jones. Photos : permission de The Nightstand Collective Emma se dit elle-même storytellerEmma Jones, « About », The Geography of Illness (blogue), accessible en ligne.. Les objets amoncelés sur les tables dévoilent nos outils, nos inquiétudes, nos prières, nos créations, nos devoirs et nos rages nocturnes ; sans autre forme d’explication, ils esquissent une narration déliée. Je te dis que j’ai peur, car je ne sais pas à quoi m’attendre de la nuit – mais en fait, j’ai peur, car je sais à quoi m’attendre d’elle. J’anticipe, je prévois, je m’équipe, je coche sur ma liste : trois oreillers pour soutenir les membres endoloris, tisane de tilleul, rideaux opaques bien tirés, poids des couvertures bien réparti, chaussettes bien serrées. Je dresse des listes semblables à celles qui accompagnent chacune des photographies du collectif, semblables à celle-ci : 1. Abat-jour – avec des poils de chat.2. Crème à mains – The Ordinary.3. Huile à cuticules.4. Boite en verre contenant des souvenirs.5. Trois livres : — Ill Feelings, par Alice Hattrick — Everybody : A Book About Freedom, par Olivia Laing — Visions and Longings : Medieval Women Mystics, par Monica FurlongAnonyme, « Myalgic Encephalomyelitis. Endometriosis. Generalized Anxiety Disorder. » Dans Emma Jones, « The Nightstand Collective », Geography of Illness (blogue), accessible en ligne. Malgré les précautions et la liste cochée, je suis prise de court : la nuit est blanche. Emma Jones(de gauche à droite et de haut en bas)Complex PTSD, 2017 ; Major Depression, 2015 © Emma Jones ; Fibromyalgia, 2021. Photos : permission de The Nightstand Collective Je commence, aujourd’hui, l’ingestion d’un nouveau médicament. Je te dis que le petit pot est posé sur ma table de chevet – mais mon pilulier est étranger à ma chambre, il n’y entre jamais, il reste sur la tablette des légumineuses. Je fais mentir le réel pour transposer mon expérience, j’utilise le vocabulaire du Nightstand Collective. Même si Emma dit adopter une approche non commissariale, elle pose une contrainte : pour atteindre « le c&oelig;ur de l’expérience brute, immédiate, de la maladie chroniqueKatie Dupere, « Photos of Nightstands Empower People with Chronic Illnesses », Mashable, 9 février 2017, accessible en ligne. », il faut prendre la photographie sans scénographier la table de chevet. Mais j’imagine que les amoncèlements sont peut-être, malgré l’avis d’Emma, arrangés, comme les mots qu’on choisit pour partager ses douleurs. Ni le choix des mots ni la prise de vue ne semblent alors réductibles à l’honnêteté. Ce sont des représentations qui visent à nous rapprocher, à nous reconnaitre plutôt qu’à nous connaitre. Si je sens qu’« à distance de mon lit / tout s’effondreSarah Bertrand-Savard, Les forces vitales, Montréal, La Mèche, 2021, p. 28. », c’est que la manière dont j’ai disposé mes objets près du lit raconte tout ce qu’il m’est possible de partager, en ce moment, pour me lier à toi. Mais je sais que cet arrangement est fragile, impossible à fixer, comme mon corps qui ne trouve plus de position confortable pour dormir. La prednisone me soutient autant qu’elle me garde éveillée ; je l’inscris sur ma liste d’équipement, sans toutefois entamer le récit de ses effets secondaires, car il me faudrait d’abord trouver les mots, puis avoir confiance en leur possible réception. Une courte vidéo cadre la couverture d’un livre blanc ; je vois s’y écrire, à main levée, « A People’s History of Prednisone – Edited by Hazel Meyer ». Hazel vit avec la maladie de Crohn. Dans sa pratique, elle réfléchit, entre autres, à l’état lacunaire de nos histoires qui dépendent de la matérialité des archives dont nous disposons pour les raconter. Or, certains faits mémoriels et sensoriels ne s’archivent pas. Hazel, en quelques secondes, ouvre un espace – celui du livre – qui contiendra, je l’imagine, une histoire des personnes qui soulagent leurs douleurs avec de la prednisone. Mais l’artiste s’arrête au titre, elle laisse les pages blanches, en reste donc à l’invitation, à l’expression du désir de « faire communauté ». Des questions émanent de la rencontre des &oelig;uvres d’Emma et de Hazel. Le besoin de narrer se frappe-t-il à l’impossibilité du récit ? Y a-t-il un moment où l’envie de reconnaissance prime sur le projet de constituer son histoire individuelle ? Et alors, une histoire collective de la douleur est-elle possible ? Hazel MeyerA People’s History of Prednisone, capture vidéo, 2021. Photo : permission de l’artiste Si vivre avec la douleur s’avère foncièrement une expérience de déliaison – s’éprouver fragmentée, avoir une histoire difficile à constituer et à archiver, sinon au moyen d’un vocabulaire individuel –, écrire à main levée est, peut-être, une façon pour le corps de laisser sa trace, que ses tremblements restent au-delà des mots. Faut-il tenir un agenda ? Je commande à Anna un exemplaire du Weekly Calendar/Tracker Journal, qui propose d’ordonner le vécu, de le consigner dans des catégories préétablies : « aliments », « exercice », « médicaments », « heures de sommeil », « buts/choses à faire », « humeur » et « points positifs ». Anna compose elle-même avec les symptômes invisibles des migraines chroniques, une partie de son travail explore les diverses manières de communiquer sa douleur et de saisir celle des autres, « d’entamer un dialogue ». Anna établit une contrainte (éthique, esthétique) similaire à celle d’Emma : ne pas mentir, « plus les descriptions sont honnêtes et authentiques, plus le projet aura un effetAnna Cowley Ford, Weekly Calendar/Tracker Journal, page de garde. ». Elle espère, pour la personne malade, des bienfaits de cet archivage du quotidien, mais mon rapport à la mise en récit de la douleur défie sa proposition ; « dire le mal ne me servirait qu’à dire. La douleur m’est intime, farouchement personnelle. / Se partage peuAnne-Marie Alonzo, L’immobile, Montréal, L’Hexagone, 1990, p. 19. » (même avec soi). Cet agenda met paradoxalement en lumière mon désir de taire certains temps, mes nuits d’insomnie, non pas pour (me) mentir, mais pour vivre. Ainsi, pour que l’agenda n’ajoute pas à la fatigue de devoir expliquer quotidiennement les désordres du corps malade, je m’accroche à son invitation ouverte : « Appropriez-vous cet espaceAnna Cowley Ford, op. cit., page de garde. », car il faut que des pages puissent rester blanches, qu’elles gardent la trace de mes nuits silencieuses ou désordonnées, qu’elles accueillent une langue qui se cherche dans le noir. Anna Cowley FordWeekly Calendar/Tracker Journal, 2017. Photo : permission de l’artiste Cela iraJe n’ai pas peur du noirEt puis il n’y a pas de vautoursDans les étoilesAlicia Gallienne, « L’astre noir », op. cit., p. 218. Dans les &oelig;uvres d’Emma, de Hazel et d’Anna, qui explorent différentes tentatives d’archivage brouillant temps et matière (ici, le temps et la réalité de la douleur chronique), se trouvent le chaos sur des tables de chevet, le morcèlement des temporalités de l’agenda, le silence des histoires qui restent à écrire et de celles qui s’entament à main levée. Je prends la mesure de la difficulté, voire de l’incapacité, à proposer des récits structurants, et plus encore, à élucider cet espace de la douleur, le nôtre, « un espace de silence où les objets parlent d’eux-mêmesEmma Jones dans un entretien avec Elizabeth Rooklidge, « The Nightstand Collective », Able Zine, no 2 (2021), p. 71. ». « Il y a des matins où l’on est épargné, où la douleur nous a oublié. Des matins où l’on est guéri. On se dit que, peut-être, demain encore, ce sentiment incroyable d’être juste en vie, en bonne santé pourra perdurer. Évidemment, la nuit le tue et parfois se vengeClaire Marin, Hors de moi, Paris, Allia, 2008, p. 123.. » Maude, si je fais mentir le réel, que j’oublie parfois la douleur – parce qu’elle m’oublie un matin –, que je ne parviens à lier ni les répits ni les nuits qui se vengent, que je ne me suffis plus, seule, pour croire à ce qui m’arrive, c’est que la possibilité d’un récit est minée par le cours de la détérioration. Alors, Manon, si je te dis, dans la lueur des veilleuses, que je peux au moins me rendre attentive à ce qui se dérobe à l’archivage, à ce qui se détache de la langue ? Si j’essayais une langue issue de cette « dés&oelig;uvre » de mon corps, de mon histoire, une langue qui me viendrait de la nuit, une langue de veille ? Une communauté ne m’apparait plus nécessairement soudée par un récit commun, mais précisément, et simplement, dans l’action de veiller ensemble. Anna Cowley Ford, Emma Jones, Hazel Meyer, Manon Huberland, Maude Pilon

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