Dans la pratique de l’entraide, qui remonte jusqu’aux plus lointains débuts de l’évolution, nous trouvons ainsi la source positive et certaine de nos conceptions éthiques; et nous pouvons affirmer que pour le progrès moral de l’homme, le grand facteur fut l’entraide, et non pas la lutte. Et de nos jours encore, c’est dans une plus large extension de l’entraide que nous voyons la meilleure garantie d’une plus haute évolution de notre espèce1 1 - Pierre Kropotkine, L’entraide, Un facteur de revolution, Écosociété (Retrouvailles), Montréal, 2001, p. 366..

Pierre Kropotkine

Le troc, associé dans l’imaginaire aux premiers balbutiements des civilisations, donne aujourd’hui l’impression d’être littéralement réanimé par les efforts de réseaux et de groupes d’entraide et de solidarité. À mon avis, le troc subit plutôt une actualisation – une revitalisation de ses principes – puisqu’en fait, il n’a jamais frôlé la mort malgré qu’on ait tenté, en vain, de l’étouffer et de le faire disparaître sous le poids de la théorie du marché.

En 1776, Adam Smith publie son Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations. Sont alors jetées les bases théoriques d’un système de pensée qui persiste toujours avec puissance à notre époque. Selon la théorie de Smith, les lois «naturelles» du marché invitent les individus et les communautés à quitter progressivement la pratique primitive du troc au fur et à mesure que s’organisent ledit marché et la division du travail.

Selon cette vision, le troc serait un archaïsme, une forme de rapport économique propre aux sauvages, un «système économique primitif» (Petit Robert). Jacques Adda, auteur d’un ouvrage sur le thème de la mondialisation de l’économie, résume parfaitement ce mythe du marché qui fait du troc une pratique appelée à disparaître avec l’évolution de l’humanité et de son marché mondialisé :

«[À] l’origine, les unités économiques de base (familles, clans, villages) vivent repliées sur elles-mêmes et consomment l’essentiel de leur production; l’organisation autarcique de la production ménage toutefois un espace aux échanges en cas d’apparition d’un surplus, celui-ci pouvant être troqué contre d’autres biens produits par d’autres unités; ainsi se forment des marchés, lieux de circulation des surplus sur lesquels, bien vite, la monnaie fait son apparition et se substitue au troc, démultipliant les possibilités d’échanges. L’existence des marchés et la diffusion des usages monétaires font progressivement craquer le cadre autarcique de la production domestique et favorisent la spécialisation des activités, la production étant désormais tournée vers le marché et stimulée par le mobile du gain. Dès lors, la division du travail ne cesse de s’approfondir, au rythme du déploiement de la sphère marchande, qui recouvre progressivement l’ensemble des activités et étend son réseau bien au-delà des frontières jusqu’à former un seul marché planétaire2 2 - Jacques Adda, La mondialisation de l’économie – 1. Genèse, La Découverte, Paris, 1997, p.8.

La théorie de Smith séduit encore aujourd’hui bien des gens, penseurs de métier et simples citoyens, tant elle porte avec force une apparente cohérence. Le rêve d’une planète mondialisée grâce au pouvoir financier est un mythe dont la logique, comme celle de tous les discours fondateurs, demeure fonctionnelle au fil du temps puisqu’elle évolue avec les pratiques et profite de ce qu’il y a de créatif dans les explications que j’être humain se donne au sujet du monde :

«De même que les intempéries modèlent lentement un paysage en emportant ses parties les plus friables, de même la pensée mythique travaille-t-elle la matière narrative, élimine ses éléments instables, anecdotiques ou inadéquats, ne laissant plus en saillie que des processions de blocs erratiques parfaitement polis par l’usage. Aussi les mythes se présentent-ils toujours et partout comme des histoires où plus concrètement qu’ailleurs est perceptible le travail de la pensée appliquée à une organisation systématique de l’univers3 3 - P. Bidou, «Mythe», Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Quadrige/Presses Universitaires de France, Paris, 2000, p. 500.

Une bonne portion des sociétés capitalistes cultive activement en son imaginaire collectif cette idée du commerce humanisant le globe au fur et à mesure qu’augmentent l’homogénéisation de la consommation et la division du travail entre les individus et les peuples.«Le mobile du gain», symbolisé par l’argent, serait l’unique moteur d’une mondialisation aussi naturelle que la dernière glaciation. Les avantages évolutifs de l’entraide, la curiosité, l’envie d’entrer en contact avec l’autre et sa différence, le goût d’une conscience planétaire croissante, sont autant de facteurs évolutifs évacués par Smith. Certains penseurs invoquent maintenant, afin d’appuyer le mythe du marché et du gain comme vecteur d’évolution, un postmodernisme constitué essentiellement par la montée d’un individualisme croissant qui ne serait que recherche personnelle du profit matériel, ce que réfute l’anthropologue Yvan Simonis :

«[L]e postmodernisme n’est pas l’éclatement redouté, [ … ] il est au contraire un retour aux pratiques et aux responsabilités. Le postmodernisme accompagne la fin des utopies et s’accommode bien des projets provisoires d’humains moins gourmands. Il est sensible aux hybrides, ces réalités complexes où se pratique l’art de la co-présence4 4 - Yvan Simonis, Le retour des hybrides retour à la pratique, libres propos au carrefour de la postmodernité, de l’institution et des apparences, pour le volume d’hommage auprofesseur Jean Remy, Département d’anthropologie, Université Laval, Québec, 1994,p.l.

Bien sûr, des recherches en histoire et en anthropologie, entre autres, ne corroborent pas la vision rendue célèbre par Adam Smith. Par exemple, en 1944, Karl Polanyi démontre dans La Grande Transformation (à l’aide des travaux de Bronislaw Malinovski et Richard Thurnwald) que le marché, en tant qu’institution, n’a joué qu’un rôle secondaire dans l’activité économique des différents peuples jusqu’à la révolution industrielle :

«Le propre des sociétés précapitalistes, du point de vue de l’organisation économique, est en effet que l’économie n’y existe pas en tant que sphère autonome mais se trouve systématiquement encastrée dans les relations sociales. En d’autres termes, le système économique, dans ses dimensions de production et de répartition du produit, est géré non en fonction d’une rationalité individuelle fondée sur la quête du gain, mais selon des mobiles non économiques aux premiers rangs desquels figurent les relations de parenté et les représentations religieuses5 5 - Jacques Adda, op cit., p. 9.

En marge et au dehors de la pensée économique il n’y a donc pas de consensus autour des fondements «naturels» de la théorie d’un marché guidant spontanément les priorités du monde ainsi que les valeurs et les slogans portant son élan de mondialisation. Et dans les sociétés où les individus réalisent de plus en plus que c’est leur statut de consommateur, avant celui de citoyen, qui leur permet d’agir concrètement sur leur environnement – prenant conscience qu’ils votent quotidiennement avec leurs dollars – , il ne me semble pas étonnant de voir le troc repensé en tant qu’idée et revitalisé en tant que pratique.

Le troc trouve des adeptes, entre autres, parce qu’il donne à l’individu la possibilité d’assumer son pouvoir de juger, d’agir et d’échanger ce qu’il possède et ce qu’il crée. Deux troqueurs ont toute liberté, en principe, de convenir des conditions de l’échange qui les concerne.

Par nature, le troc ne favorise pas l’accumulation de richesses puisque les biens sont échangés directement contre d’autres jugés équivalent par les deux parties engagées. Troquer ne concerne pas prioritairement la recherche du profit, mais plutôt l’obtention d’une solution à un besoin concrètement éprouvé.

Pour diverses raisons – l’intérêt, le souci de la taxation duquel l’État tire son budget ou le manque d’imagination – , il est possible de penser qu’un monde économiquement fait de troc n’est pas pensable. La banque et le système monétaire apparaissant comme d’incontournables intermédiaires.

Effectivement, dans le contexte actuel, cette idée est difficilement imaginable. Mais ce n’est pas parce qu’une pratique, dans l’immédiat, ne permet pas de remplacer adéquatement un système entier, dans le respect de tous les individus et de leurs croyances, qu’elle ne doit pas être activement réfléchie et dynamisée. Des regards nouveaux émergent des formes nouvelles.

Depuis quelques années, par le commerce équitable, des producteurs troquent, d’une certaine façon, un travail et une existence plus digne et plus juste contre leur production. Parce que le troc, à notre époque, se caractérise moins par l’absence de l’utilisation de l’argent que par la présence d’un dialogue véritable entre des parties prêtes à réaliser un échange, où l’on trouve, entre ce qui est donné et reçu, une valeur jugée équitable.

C’est là une perspective où il peut être fécond de voir le troc. Non pas comme un système global, mais comme une expérience et un acte humain liés à l’altérité et la réciprocité.

Assurance d’un climat d’humanité, puisqu’il ne peut se produire que s’il y a dialogue, le troc porte en lui quelque chose qui concerne à la fois des éléments de fondation et d’idéaux recherchés depuis l’aube du projet humain. Parce que l’humanité commande le rapport à l’autre et que c’est dans le rapport à l’autre que je m’humanise, l’échange, ou le troc, apparaît comme un passage obligé. Et la destination vers laquelle guide cette activité humaine, sa fin visée en tant qu’acte d’art, acte de dialogue, me semble être l’amitié.

Lorsque je troque mon inertie pour dynamiser par ma présence l’effort qu’exige la co-présence, lorsque je laisse un moment mon nombril pour penser et vivre communément une portion d’existence, la trace laissée est trace d’art, ancrée dans l’instant, à la fois lien vivant et mémoire.

Jean-Étienne Poirier
Cet article parait également dans le numéro 49 - Le Troc
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