Jenny Brown, Panic in Montreal, 2007.
photo : © Jenny Brown, permission | courtesy Congrès PURE-DATA 07

À l’heure où la logique économique ambiante génère une foule de ­problèmes sociaux et environnementaux, où le contexte ­géopolitique et climatique est chaotique, les bouleversements qui touchent notre monde actuel et son avenir donnent définitivement matière à ­s’inquiéter. Ces réalités et leurs enjeux deviennent des matériaux de prédilection pour l’artiste d’aujourd’hui. Suite à l’effondrement des tours jumelles en 2001, la relative sécurité dans laquelle vivait l’Amérique du Nord depuis la Deuxième Guerre mondiale s’est vue compromise. Affligée depuis par l’avènement de nouveaux ­phénomènes traumatiques – attentats suicides dans les transports de masse de grandes villes occidentales, représailles des extrémistes causant la mort de ­milliers de soldats américains et des troupes alliées en ­mission au Moyen-Orient, détournement par les services de ­renseignements de plans machiavéliques visant la destruction de l’économie et de la démocratie américaine et des pays alliés, montée des tensions multiculturelles, dans le giron même de leurs cités, canalisées par ­l’intégrisme religieux, peur de l’Étranger qui en découle –, cette ­société s’est imprégnée d’insécurité, vit dans l’anticipation du pire. Pour ­l’artiste actuel, il y a matière à réfléchir sur les tenants et aboutissants de cette angoisse collective qui a cours ; cette phobie latente qui s’est libellée dans nos quotidiens, prête à s’emballer à la moindre alerte. 

L’installation vidéo Panic in Montreal1 1 - L’installation Panic in Montreal a été présentée dans le cadre de l’événement L’Œuvre ouverte | Congrès PureData 07, qui se tenait du 21 août au 26 août 2007, à la Société des arts technologiques (SAT). PureData est un langage de programmation graphique dédié à la création musicale et multimédia en temps réel, distribué ­librement sur le web. Pour plus d’informations sur l’événement et sur les logiciels libres à codes ouverts, consulter le site www.pure-data.ca., que l’artiste ontarienne Jenny Brown présentait à la Société des arts technologiques en août ­dernier, s’inscrit ouvertement dans cette foulée. L’œuvre caricature la peur ­panique qui s’est emparée de la société depuis la montée du ­terrorisme, face à l’inconnu et à l’incontrôlable. Construite à partir ­d’éléments de films d’horreur, d’images de nouvelles sensationnalistes et de photographies récentes de la ville, la vidéo dépeint le scénario catastrophe d’une foule affolée, dans un Montréal terrorisé par un monstrueux nuage de poussière qui ravage la ville. Panic in Montreal est le deuxième projet d’une série que l’artiste développe sur notre façon de réagir aux événements du 11 septembre et aux médias de masse en général, dont le premier volet, Attack on Ottawa, a été réalisé en 2006. Dans les années à venir, Brown souhaite poursuivre cette réflexion en prenant des cités américaines comme lieux pour camper l’action de ces tragicomédies vidéographiques à teneur sociologique.

Le film Godzilla est le canevas de base de ce travail élaboré sur le thème des hantises qui désormais habitent nos vies quotidiennes : ­attentat terroriste, guerre, attaque nucléaire ou bactériologique et autres peurs, réelles ou fabulées. La référence n’est pas fortuite. Le ­scénario du film, initialement réalisé en 1954, mettait en scène un gigantesque ­dinosaure, réveillé par des émanations radioactives suite à des essais nucléaires menés en haute mer, qui se met à ravager Tokyo. Selon une théorie populaire, le film original serait, sous ses allures de ­divertissement, la réponse japonaise aux commotions de Hiroshima et de Nagasaki, un pamphlet critique sur les effets de la bombe nucléaire. Consacré comme film culte – il a été repris plus de 29 fois depuis sa création –, le film s’est vu investi d’une portée politique, polarisant en quelque sorte au fil des époques le caractère hégémonique et ­coercitif des puissances dominantes, devenant aussi un questionnement sur les impacts de l’armement dans le monde. Le sujet ne saurait être aujourd’hui plus actuel, dans un contexte géopolitique où la course au nucléaire ressurgit, menée par le fanatisme idéologique, la soif de contrôle et de pouvoir. À l’instar des multiples reprises du film, l’œuvre de Brown met en exergue ce caractère répétitif de l’histoire, un présent où s’actualise un lourd passé de guerre et de menace nucléaire. 

Jenny Brown, Panic in Montreal, 2007.
photo : © Jenny Brown, permission | courtesy Congrès PURE-DATA 07

Marqué d’humour et de clichés, son montage vidéo élaboré à ­partir du principe du collage traduit avec justesse l’état d’esprit du monde actuel, exposant par ailleurs les mécanismes qui interviennent dans la médiatisation de l’information et qui influencent notre manière de la ­percevoir et de l’assimiler. La bande débute sur un thème musical, ­évoquant l’amorce d’un téléjournal. Dès lors, le ton est donné. Les ­scènes apocalyptiques se succèdent, dans une mixture visuelle et sonore qui met en lumière la dramatisation souvent inhérente à la présentation de ­nouvelles tragiques. L’insertion de séquences animées dans les plans fixes, mises en exergue par un cadrage et montrant de manière ­répétitive une même scène – une collision entre deux voitures où celle d’un ­hélicoptère contre un édifice, par exemple –, s’avère à ce titre efficace. 

Le dispositif d’installation met habilement le visiteur en contexte. Les captations photographiques de la ville, en parties reconnaissables, contribuent à situer l’action dans la réalité montréalaise. Qui plus est, par une habile stratégie interactive, le visiteur se trouve littéralement ­intégré dans la tragédie qui se déroule à l’écran. Dans le cadre de l’exposition à la SAT, la vidéo grand format est projetée sur le mur d’un espace clos du sous-sol. Le regardeur, pénétrant dans la pièce pour visionner l’œuvre, a tôt fait de remarquer des silhouettes qui se profilent à l’écran, mobiles, furtives, superposées en transparence aux images de fond de la vidéo. Dès lors, il cherche la source de cette activité, sortant même de la pièce. C’est qu’une webcam est installée au plafond dans la pièce adjacente, ­enregistrant les mouvements ambiants. Un logiciel procède à une ­analyse en temps réel des captations, les comparant à une image source de la pièce exempte d’individus. Lorsqu’il y a action, le logiciel prend l’information ne correspondant pas à l’image initiale et projette cette séquence sur l’écran situé dans l’autre pièce. Cette seconde vidéo vient s’insérer dans le montage préexistant, montrant des individus réels qui se meuvent en négatif, sans aucun élément de l’environnement réel dans lequel ils évoluent2 2 - Ce logiciel agit en quelque sorte à la manière de l’écran vert au cinéma, où les acteurs jouent leurs scènes sans les décors. Ces derniers sont ajoutés par la suite au montage, le logiciel soustrayant toutes les surfaces vertes du plan initial pour ne garder que les protagonistes dans l’image, qui viennent se juxtaposer au décor voulu. . L’intéracteur, qui est bel et bien physiquement présent, se trouve ainsi malgré lui plongé au cœur d’une situation ­apocalyptique et surréelle, déambulant dans un état de nonchalance tout à fait inapproprié dans les circonstances. La position passive du regardeur devant l’écran n’est guère plus convenable. Un délai de 10 secondes précède cette insertion, de sorte que lorsqu’il découvre la stratégie, celui-ci peut dès lors agir consciemment dans ce rôle qui lui est attribué.

Cette mise en scène est une fort pertinente métaphore de notre posture de spectateur face à la diffusion médiatique des drames qui ont cours dans le monde. Elle traduit les sentiments ambivalents que l’on éprouve, sorte de dualité compassion-désaffection, devant des ­événements tragiques vécus au quotidien par procuration, par écrans et textes interposés, qui sont à la fois une menace lointaine et imminente. Outre la mise en perspective de nos agissements en de telles situations, le but avoué de l’artiste est de créer une prise de conscience chez le visiteur, en ce qui a trait à la manipulation tacite que certains médias – qu’ils soient télévisuels, journalistiques, radiophoniques, voire même filmiques – exercent sur l’auditoire en privilégiant un angle de présentation qui fausse la réalité, conditionnant notre regard, influençant nos décisions. La surenchère et le matraquage d’idées et d’images participent aussi de ces stratégies de renforcement qui peuvent autant engendrer la paranoïa que l’indifférence, deux états d’esprit inquiétants qui ont cours dans nos sociétés actuelles. En procédant par découpage et assemblage de divers sujets pour construire une réalité composée de toutes pièces, Brown dénonce la désinformation, dans la mesure où ce procédé, courant dans les médias, consiste justement à « monter » la nouvelle, à bricoler les faits pour servir des intérêts opportunistes, avec pour effet de dénaturer le propos initial. Par son traitement journalistique et sensationnaliste, jouant à la fois sur les registres du réel et du fictif, l’œuvre met également en cause l’impact qu’ont sur l’auditoire les pratiques médiatiques trompeuses que sont l’info-spectacle et le docu-fiction lorsqu’elles sont appliquées au domaine de l’information. À la croisée du divertissement et du reportage, ces perspectives confondantes qui brouillent les frontières peuvent de fait avoir de graves conséquences si prises au pied de la lettre. 

L’œuvre du subversif collectif d’artistes The Yes Men est à ce titre exemplaire. Opérant aussi un travail critique sur les médias de masse et les enjeux de l’information, ils ont maintes fois ­démontré le laxisme dont peuvent faire preuve les médias et le public en matière de validation des contenus et les dangers qui en découlent. Leur dernier coup de théâtre remonte au 14 juin 2007. Surfant sur l’appréhension qu’engendrent l’épuisement des ressources pétrolières et les changements ­climatiques, ils ont concocté un scénario qui relève de la plus pure hérésie. En tant que spécialistes invités dans le cadre d’un congrès nord-américain pour la Gas and Oil Exposition à Calgary, ils expliquèrent aux congressistes avec le plus grand sérieux du monde « que les changements climatiques étaient bel et bien une réalité, quoi qu’en disent certains ténors de l’industrie, et que, par réalisme, l’industrie devrait cesser de nier l’évidence et plutôt faire preuve d’imagination pour faire face à l’épuisement des réserves mondiales. Grâce au programme de recherche qu’ils dirigent à Washington, prétendait le faux S.K. Wolff, l’industrie doit regarder d’un œil intéressé ces millions de personnes qui vont mourir pour causes de canicule et de sécheresse extrêmes, causées par le réchauffement du climat 3 3 - Tiré de l’article « Le vivoleum pour remplacer le petroleum », publié dans Le Devoir, édition du mardi 19 juin 2007, rédigé par Louis-Gilles Francoeur.». Chiffres et présentation visuelle à l’appui, ils proposèrent leur découverte, le Vivoleum, un substitut du pétrole fait à base d’une huile qu’il serait possible d’extraire de toutes ces dépouilles inutiles, pouvant ainsi être recyclées et rentabilisées. Les deux complices ont même fait circuler des prototypes de chandelles dont l’huile était, selon leur dire, issue des restes d’un concierge ayant travaillé chez Exxon et mort des suites d’un cancer, qui a donné son corps pour le ­développement de cette industrie pour laquelle il a œuvré de son vivant.

The Yes Men, Exxon’s Climate-Victim Candles, 2007.
photos : © The Yes Men

Ayant dupé un auditoire de plus de 300 représentants du domaine pétrolier pendant quelques minutes, ceux-ci n’ont réagi qu’à la présentation d’une vidéo mettant en scène le défunt employé, témoignant de son vivant du désir d’être transformé en chandelle. Le truculent ­canular a fait le tour des plus grands quotidiens de la planète, mettant en perspective les dérives potentielles de la spéculation et de la crédulité, en l’occurrence celle des décideurs d’une industrie dont notre vie contemporaine est grandement dépendante. S’infiltrant dans les médias d’informations pour véhiculer d’aussi fausses que farfelues nouvelles mais toujours élaborées à partir de l’actualité, les comparses ont ainsi mystifié la presse internationale ainsi que le public à plusieurs reprises4 4 - Pour prendre connaissance des détails de la performance Vivoleum et des multiples canulars du collectif, consulter le site : www.theyesmen.org. Voir le texte de Stephen Wright, L’irrévérence tactique dans le numéro 56 de la revue esse, hiver 2006, p. 12-15..

Aussi désopilantes soient-elles, les interventions des Yes Men et les réactions qu’elles suscitent donnent à réfléchir sur le rôle et l’impact qu’ont les médias dans la passation des idées et de l’information. Fabuleux vecteurs de communication, ces émetteurs-transmetteurs peuvent autant éclairer que tromper notre regard sur les choses. Information, manipulation et leurre peuvent volontiers aller de pair. À cet égard, la ligne éditoriale de certains médias, orientée selon les idéologies et allégeances politiques de leurs dirigeants ou sous le poids de l’influence, a un effet tendancieux sur les idées véhiculées. C’est d’autant plus vrai à l’ère de la convergence, où les propos se font écho, se validant l’un l’autre pour crédibiliser un système de pensée. Le ­contrôle de l’opinion publique est certes une redoutable arme d’influence, mais le pouvoir que l’auditoire concède aux instances de l’information est encore plus pernicieux. Dans le cadre occidental de la surenchère de contenus, d’une présumée liberté de choix, d’opinion et d’expression, l’individu a une mainmise possible sur les propos qui lui sont présentés, dans la mesure où il dispose, a priori, de la latitude et des ressources pour décanter et nuancer les idées reçues. Le piège de l’uniformité étant le foyer de l’intégrisme, qu’il soit social, politique ou religieux, l’impératif pour le citoyen de s’alimenter à plusieurs sources s’impose, pour penser et agir en toute liberté. C’est d’autant plus crucial aujourd’hui, alors que les frontières du commerce et des communications sont ­largement ouvertes sur le monde, instaurant une dynamique interactive où les actions des uns font effet sur les autres. Par ailleurs, la menace extrémiste qui pèse, bien réelle, trouve aussi ses ramifications dans les états excessifs de la démesure et de l’indifférence – comportements que peuvent encourager les procédés médiatiques de l’endoctrinement idéologique et du bombardement d’images –, de potentiels générateurs d’intolérance, de ségrégation et d’insensibilisation. 

Baudrillard, penseur de l’ère contemporaine, critiquait les médias et leurs effets retors sur la société, stipulant qu’ils nous confinaient à une perception factice du monde. Dans son livre Simulacres et simulation, il appuie notamment son propos en citant la célèbre formule du sociologue canadien MacLuhan, the medium is the message5 5 - Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée (Débats), 1981, p. 123., un concept qui en dit long sur l’emprise qu’exercent les médias sur les contenus qu’ils véhiculent. En cette époque où l’information se propage et s’immisce dans les moindres recoins de nos vies privée et publique, par le biais de l’action combinée des médiums électroniques, audiovisuels et imprimés, il y a tout lieu de s’inquiéter des conséquences qu’engendre l’influence des médias et la manipulation des idées. Le travail de Jenny Brown et des Yes Men met cette problématique en perspective. Usant de réalités préoccupantes comme assises, puis les inscrivant dans le contexte de l’information par le recours aux codes et tactiques inhérents au monde des médias et de la communication – l’un par le prisme de la parodie, l’autre par celui du canular –, ils démontrent l’impact de la propagande médiatique sur l’imaginaire collectif et les incidences du détournement d’information sur les choix de société. Ils illustrent comment ces deux pratiques alimentent et exacerbent les sentiments de peur qui affligent l’homme occidental contemporain, et qui, pouvant se traduire en gestes de méfiance, d’intransigeance, voire même de haine et de violence, participent au cycle qui génère les conflits mondiaux du temps. Baudrillard disait encore qu’il « faut vivre en intelligence avec le système et en révolte contre ses conséquences. Il faut vivre avec l’idée que nous avons survécu au pire 6 6 - Id., Cool Memories 41955-2000, Paris, Galilée (Incises), 2000, p. 10.». Il semble que ces artistes s’inscrivent dans cette ligne idéologique en pourfendant les forces gouvernantes actuelles, abordant dans la même veine la responsabilité des corps individuel et collectif quant à l’impact du citoyen et la portée du faire ensemble sur les grands enjeux de sociétés. Ce faisant, ils interpellent la réflexion et le sens critique de l’auditoire, le sollicitent comme instigateur positif de changements, le convoquent comme acteur d’un avenir meilleur.

Chantal Tourigny Paris, Jenny Brown
Cet article parait également dans le numéro 62 - Peur II
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