
Photo : courtesy of the artist
Ni artiste ni travailleur
L’insécurité économique est bien sûr compensée par le soutien accordé depuis longtemps à la culture par les gouvernements et les philanthropes. Après la Grande Dépression et la Deuxième Guerre mondiale, en effet, les gouvernements des pays occidentaux ont peu à peu amené l’art dans le giron de l’État-providence en mettant en place des politiques culturelles fondées sur l’idée que la culture ne devait pas être sacrifiée aux principes du libre marché. Mais depuis les années 1990, cette idée que la culture doit être protégée des forces du marché a été presque entièrement renversée, et l’on voit des politiques issues de l’industrie créative devenir le fer de lance de l’ouverture de nouveauxmarchés1 1 - Voir, par exemple, le discours prononcé devant le Conseil des relations internationales de Montréal le 17 avril 2017 par Mélanie Joly, ministre du Patrimoine canadien : « Industries créatives : saisir le potentiel des nouveaux marchés », <bit.ly/2H6LG2r> et <bit.ly/2Lb14gm>. Au sujet des politiques relatives aux industries créatives, voir Marc James Léger, « The Non-Productive Role of the Artist: The Creative Industries in Canada », Third Text, vol. 24, no 5 (septembre 2010), p. 557-570..

It’s Still Privileged Art (Homage to Condé & Beveridge), 2016.
Photo : permission de l’artiste
En dehors des expériences des pays socialistes, le cas classique de l’histoire récente est celui de l’Art Workers’ Coalition (AWC), qui, de 1969 à 1971, a défendu les droits des artistes ; exigé des institutions qu’elles deviennent inclusives et prôné la syndicalisation du personnel des musées et la refonte des revues consacrées à l’art ; travaillé à la démarchandisation de la production artistique ; et cherché par d’autres moyens à augmenter la maitrise économique et idéologique des artistes sur leur propre travail. Mais selon Julia Bryan-Wilson, le penchant à gauche et les efforts syndicalistes de l’AWC pour faire reconnaitre les artistes comme des travailleurs et l’art comme un travail n’ont pas su, malgré quelques réalisations, forger d’identité collective – sans parler d’unification des revendications politiques ou de toute autre approche semblable de la pratiqueartistique2 2 - Julia Bryan-Wilson, Art Workers: Radical Practice in the Vietnam Era, Berkeley, University of California Press, 2009..
Selon elle, le terme « travailleurs de l’art » serait même une sorte d’oxymore, dans la mesure où l’art, activité non utilitaire et non productrice, se définit par sa différence au regard de la plupart des autres activités, y compris les loisirs. On attribue habituellement à Karl Marx cette compréhension de l’art comme activité non productrice, en se référant aux Grundrisse (1857-1861), aux Théories sur la plus-value (1862-1863) et au Capital (1867, 1885 et 1894), ouvrages dans lesquels il pose la distinction entre un pianiste et un fabricant de pianos ou entre un écrivain et un éditeur, notamment. Alors que l’un fait de l’art, l’autre produit des marchandises. Une telle division du travail confère à l’art un excellent potentiel pour illustrer la notion de travail non aliéné ou gratuit. L’analyse récente la plus convaincante de l’art en tant que travail gratuit est celle de Dave Beech, Art and Value (2015), dont je parlerai ici assezlonguement3 3 - Dave Beech, Art and Value: Art’s Economic Exceptionalism in Classical, Neoclassical and Marxist Economics, Leiden, Brill, 2015. Dave Beech est membre du collectif FREEE Art (<http://freee.org.uk>). Au sujet de la relation entre l’art et la valeur économique, voir également les travaux de Hans Abbing, Arjo Klamer, David Throsby et Ruth Towse.. Alors que les théoriciens de la culture se rattachant au marxisme occidental et à l’École de Francfort se sont souvent contentés d’une économie politique marxiste, l’ouvrage de Beech a ceci d’unique qu’il cherche à montrer que l’exceptionnalisme de l’art est intrinsèque également à l’économie libérale classique et à l’économie néoclassique (néolibérale). Le principe essentiel de sa théorie est que l’art est une anomalie économique. Sans remettre en cause le fait que le capitalisme influence et absorbe le travail artistique, il soutient qu’il y a peu d’arguments pour étayer une adéquation entre la production artistique et l’échange de marchandises caractéristique du capitalisme.
Les artistes ayant du mal à gagner leur vie, même en cette époque faste de l’entrepreneuriat, ont tendance historiquement à se rallier à cette idée selon laquelle, à l’instar de tous les autres travailleurs des sociétés capitalistes, ils sont exploités.
Beech postule que l’art n’a pas accompli la transition du féodalisme au capitalisme et qu’il fonctionne encore, à la manière d’une industrie artisanale, selon un mode de « petite production marchande » plutôt qu’un mode « capitaliste ». Le travail des marchands d’art, des collectionneurs et des commissaires-priseurs ne nous dit rien sur la production de l’art. Dans ses mots : « L’art ne devient pas économique sous prétexte qu’on levend4 4 - Ibid., p. 24.. » Plus encore, l’exceptionnalisme de l’art n’est pas la conséquence d’un refus héroïque de « se vendre ». L’analyse de Beech n’est pas sans présenter de failles ; notamment, du point de vue social, la situation de l’art en tant que petite production dépend d’une division générale du travail prévoyant la production de biens de consommation – il admet d’ailleurs que l’exceptionnalisme de l’art pourrait servir à dédouaner lecapitalisme5 5 - Ibid., p. 19.. Quoi qu’il en soit, pour Beech, la production artistique n’est pas du même ordre que son sort au sein du capitalisme. Les artistes, si l’on entend les définir comme tels, contrôlent leurs moyens de production, même s’ils exploitent les procédés capitalistes et les mécanismes du marché. Les artistes qui se servent des techniques capitalistes créent un art qui ne peut que succomber à l’« illusion fétichiste » qui le montre paré du caractère énigmatique de marchandise. Le problème avec cette perception est qu’elle fournit une solution magique à un problème plus difficile : s’il est vrai que l’art est socialement subsumé par le capitalisme, il n’est pas pour autant économiquement subsumé par le capital. Par conséquent, les politiques culturelles – spécialement celles qui cherchent à protéger la culture des forces du marché ou à présenter la culture comme une force du marché – ne devraient pas reposer sur des arguments qui ne résistent pas à l’analyse économique.
Autrement dit, et dans la perspective du libéralisme classique : contrairement aux travailleurs qui produisent de la valeur au moyen de l’échange de biens, les artistes sont frivoles et non productifs ; les artistes génèrent des profits pour les capitalistes ; les artistes peuvent vendre le produit de leur travail, mais ils ne vendent pas leur main-d’œuvre ; le travail des artistes de la performance est consommé sur-le-champ ; le prix des œuvres d’art, dont certaines deviennent des produits de luxe, est établi selon la rareté et le monopole, qui sont les bornes naturelles de l’offre ; ces œuvres rares, habituellement attribuées au talent de l’artiste, ne peuvent pas être consommées ; il est impossible d’établir un prix en fonction du temps de travail nécessaire à la production de l’art, et l’on ne peut augmenter la main-d’œuvre nécessaire à sa production, du moins selon la théorie de la valeur-travail. Bref, selon le modèle classique, le prix de l’art et la main-d’œuvre artistique ne se plient pas à la loi de l’offre et de la demande. Dans le modèle néoclassique ou néolibéral, l’utilité marginale de l’art représente une forme d’exceptionnalisme ; les consommateurs imposent leur volonté aux producteurs par la demande, mais, dans le cas de l’art, les artistes occupent la place du consommateur et agissent contre la valeur du marché ; la production de l’art est irrationnelle et s’expose aux risques de la pauvreté – ou encore : l’art est un risque calculé qui augmente le cout de production. Et selon l’approche marxiste : l’intérêt économique des travailleurs n’est pas un actif pour les travailleurs, mais pour les capitalistes ; si la circulation du capital dans le mouvement argent-biens-argent est la force motrice de la société, l’art continue de fonctionner suivant le mouvement biens-argent-biens ; le prix des œuvres d’art et l’utilité de l’art pour les consommateurs ne permettent pas de faire la distinction entre des produits fabriqués ou non selon un mode de production capitaliste ; parce que l’art n’est pas produit de la même manière qu’une marchandise, la théorie classique de la valeur-travail ne s’applique pas et les artistes ne sont pas exploités comme les autres travailleurs.
Malgré tout cela, et au-delà de la fonction de l’art dans une société de classes, Beech affirme que la meilleure façon de déterminer si l’art a été colonisé par le capitalisme consiste à examiner la transformation de la main-d’œuvre dans les sociétés postfordistes, où les services, y compris les services culturels, sont de plus en plus indexés aux mesures de marché et aux indicateurs de performance, ce qui transforme les artistes en capitalistes productifs. Selon Beech, le seul moyen de sauver l’art, dans le contexte du capitalisme mondial, est d’en faire une composante des ressources culturelles et intellectuelles communes, libre du contrôle bureaucratique et économique. Les artistes, pendant ce temps, ont trouvé d’autres moyens depuis l’AWC de se construire des identités collectives et communes contre le capitalisme. Gregory Sholette, par exemple, s’intéresse à la manière dont certains artistes ont cherché à « échapper » à la revue de célébrités mise en scène par le milieu artistique et à critiquer son économie politique. Ces artistes, soutient-il, se voient de plus en plus comme appartenant à une catégorie en soi, existant par et pour elle-même – une prise de conscience renforcée par les réseaux de communication capitalistes6 6 - Gregory Sholette, Delirium and Resistance: Activist Art and the Rise of Capitalism, Kim Charnley (dir.), Londres, Pluto Press, 2017, p. 214..
Les œuvres de W.A.G.E., de BFAMFAPhD ou d’Arts & Labor – groupes qui, assez curieusement, envisagent leur activité comme une source de valeur – présentent différentes formes de ce que Sholette appelle une « échappologie ». Inspirée en partie par la grille tarifaire du Front des artistes canadiens (CARFAC), l’organisation d’activistes W.A.G.E. (Working Artists and the Greater Economy) accorde depuis 2008 des certifications à des organismes étatsuniens, généralement à but non lucratif, qui offrent aux artistes une rémunération adéquate et indiquent, ce faisant, qu’ils valorisent leur travail7 7 - Voir le site web de W.A.G.E.: <wageforwork.com/home>. W.A.G.E. exige des établissements qu’ils consacrent de 1,3 % à 2,3 % de leur budget annuel aux frais d’exposition.. Tout en admettant que ses efforts ont, en définitive, un caractère réformiste, W.A.G.E. refuse le positionnement de l’artiste en tant que spéculateur. Le collectif BFAMFAPhD produit des rapports et du matériel pédagogique qui sensibilisent le public à l’impact de l’insécurité économique sur la vie des artistes, notamment des rapports sur les moyens de survie des artistes dans l’économie générale, sur la distribution des inégalités entre les races, les classes et les genres, et sur les stratégies permettant d’établir des organismes alternatifs, y compris des centres d’artistes autogérés, des coopératives de travailleurs, des archives communautaires et des initiatives de solidarité économique. « Qu’est-ce qu’une œuvre d’art, à l’époque où un diplôme en arts vaut 120 000 $ ? », demandent-ils8 8 - BFAMFAPhD <bfamfaphd.com> rapporte qu’en 2014, un diplômé moyen aux États-Unis avait 37 000 $ de dette en prêts étudiants. Le solde total des prêts étudiants est de plus de 1 200 milliards de dollars, plus que toute autre composante de la dette des ménages, à l’exception des hypothèques. Les artistes qui occupent un emploi pour joindre les deux bouts sont habituellement éducateurs (18 %), sans emploi (17 %), gestionnaires (9 %), artistes (8 %), à l’emploi dans les services (8 %), ouvriers (5 %), à l’emploi dans les affaires et la finance (4 %), à l’emploi dans les sciences et la technologie (4 %), à l’emploi en médecine (2 %) ou à l’emploi dans divers autres domaines (11 %).. Arts & Labor, un groupe de travail fondé en même temps qu’Occupy Wall Street, a entrepris semblablement d’exposer et de corriger les conditions de travail qui relèvent de l’exploitation. Les activités du groupe comprennent des actions contre les stages non rémunérés, des campagnes d’information contre l’embauche de main-d’œuvre contractuelle non syndiquée par la foire d’art Frieze de New York, et des appels à mettre fin à la biennale du musée Whitney9 9 - Voir le site web d’Arts & Labor : <artsandlabor.org>..

womanifesto, 2008. Affiche réalisée dans le cadre de la campagne de financement Wages 4 W.A.G.E., 2014.
Photo : permission de W.A.G.E.
Bryan-Wilson mentionne les groupes Artists Meeting for Cultural Change, Artists for Economic Action, Artists’ Community Credit Union, Visual Artists’ Rights Organization, Artists’ Rights Association, Women’s Caucus for Art, Group Material et REPOhistory. On ajoutera à cette liste le travail de la Global Ultra Luxury Faction (Gulf Labor Artist Coalition) et, au Québec, les Entrepreneurs du commun. Entre autres activités, ces derniers ont proposé de construire un monument aux victimes de la liberté (capitaliste) en réaction au projet de la Commission de la capitale nationale d’Ottawa d’en construire un aux victimes du communisme. Selon Slavoj Žižek, dans le pacte entre le peuple et les anciens États socialistes, les pénuries économiques avaient pour effet de cultiver chez les gens une distance cynique vis-à-vis du pouvoir, mais aussi la recherche de petits avantages qui rendaient la viesupportable10 10 - Slavoj Žižek, Incontinence of the Void: Economico-Philosophical Spandrels, Cambridge, The MIT Press, 2017, p. 159.. Tous les efforts que nous faisons pour nous adapter à la fin de match du néolibéralisme ne risquent-ils pas de soulever des problèmes similaires ? Dans l’idéal communiste envisagé par Marx et Engels, la production générale crée la possibilité « de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon [son] bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur oucritique11 11 - Voir Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande (1845-1846), <marxists.org/francais/marx/works/1845/00/kmfe18450000c.htm>. ». On pourrait dire la même chose de l’artiste et du travailleur, puisque les besoins, dans une société postcapitaliste, modifieraient considérablement la fonction de l’art et le statut du travail.
Traduit de l’anglais par Sophie Chisogne