karen elaine spencer,Palazzio del Quirinale, Rome, 2003.
Photo : Marie-Andrée Rho

le désir

Je m’arrête au contact du corps et de la nourriture. Je veux me reposer, rester là. Ralentir le temps et prolonger le moment avant l’absorption ou l’expulsion. Je veux exister côte à côte, éluder encore davantage l’inévitable spectacle de fusion ou d’exclusion. Mais je ne peux m’attarder longtemps; l’impulsion est si tendue, si vitale et imbriquée avec ce que j’appelle la vie et le vivant. Cet autre que je nomme nourriture me conjure d’exécuter envers moi et la vie la relation la plus intime. En rédigeant ce texte, je suis très subjective, si près qu’il n’y a pratiquement aucune distance qui nous sépare. Pour débuter, voici un récit : le récit d’un oignon.

l’oignon

Nous sommes le 27 juin 2003. Je suis à Rome. En compagnie de mes amis, je marche dans les jardins du Palais présidentiel. Un garde nous arrête et nous indique que l’accès est interdit. Je me dis, c’est l’endroit. Ici, au Palazzo del Quirinale, autrefois un palais pontifical, et maintenant le domicile du président de l’Italie. C’est le bon endroit pour peler l’oignon de la Sardaigne1 1 - C’est en Sardaigne, une île italienne, que les cinq membres du groupe (Vida Simon, Nicole Fournier, Marie-Andrée Rho, Taliesin McEnany et moi-même) résident depuis deux semaines. Nous y avons vu un nombre incalculable de bannières bleues avec des inscriptions blanches qui pendent des fenêtres et des balcons. Le texte en blanc dit «non» à l’établissement d’un site de déchets nucléaires. Le gouvernement italien négocie présentement pour que la Sardaigne soit un site pour l’entreposage de déchets nucléaires provenant d’autres pays..

Je demande à mes amis de m’attendre et je marche seule jusqu’à la grille d’entrée qui conduit au Palais présidentiel. Je m’accroupis sur le trottoir, le dos à la grille. J’ouvre mon sac à dos et je sors l’oignon. Je mets les mains autour et je commence très lentement à peler les couches. Le garde, le même qui nous a interdit l’accès du jardin, se tient debout à proximité. Il me regarde et me demande ce que je fais. Je lui réponds que je pèle un oignon.

karen elaine spencer
Palazzio del Quirinale, Rome, 2003.
Photo : Marie-Andrée Rho

L’oignon est magnifique. J’enlève d’abord la mince et délicate tunique ambrée, translucide à la lumière. Fragile, elle s’effrite facilement. Le son produit est celui du papier de soie froissé. Les morceaux sont si légers qu’ils partent au vent. Sous la pellicule ambrée, la pelure de l’oignon est exposée à nu. Elle est blanche, humide et dense. Le son produit en l’épluchant est celui de quelque chose qui se déchire – non, de quelque chose qu’on déchire –, et ensuite la mince pellicule transparente interposée entre les couches se détache et le son est plus aigu. C’est le son d’un objet qu’on sépare d’un autre. Chaque couche tombe par terre, suivie d’une autre, et d’une autre encore, car il n’y a pas de noyau caché, seules des pelures qu’on enlève jusqu’à ce qu’il ne reste rien.

Je pèle lentement les couches de l’oignon. Je laisse tomber la pelure sur le trottoir. Le garde me regarde et me surveille. Il quitte son poste et revient avec un autre garde. Celui-ci me demande ce que je fais et je lui réponds que je pèle un oignon. Il veut s’assurer que je ramasserai les pelures d’oignon tombées et je lui réponds que je le ferai. Il hoche la tête. Le premier garde s’avance et se place devant moi en me tournant le dos, mon corps caché par le sien. Du pied, il repousse vers moi les pelures d’oignon empilées déjà tombées. Je replace soigneusement en pile les morceaux d’oignon, mais ils sont endommagés et incrustés de saleté et de poussière. Je continue de peler l’oignon. J’aperçois Marie-Andrée de l’autre côté de la rue, par l’ouverture entre les jambes des gardes, et lui fais signe de prendre une photo avec son appareil. Les gardes appellent les hommes en uniforme de l’autre côté de la rue. Deux hommes en uniforme s’approchent et me demandent ce que je fais. Je leur réponds que je pèle un oignon, que c’est un geste inoffensif et que oui je ramasserai les pelures quand j’aurai terminé. Ils répliquent qu’on ne fait pas ce genre de chose en Italie devant le Palais présidentiel. L’un des hommes en uniforme prend mon sac à dos et commence à l’ouvrir. Je le lui enlève, l’ouvre moi-même et lui montre son contenu. Je continue lentement de peler l’oignon. Je dis que c’est un petit geste, et je veux ajouter que ce n’est ni une bombe ni autre chose du genre, mais je tais le mot bombe, en pensant que ce prétexte suffirait. Deux femmes arrivent et s’apprêtent à entrer dans le palais; le premier garde les arrête et me désigne d’un geste en ajoutant un commentaire que je devine sarcastique. Après avoir terminé de peler l’oignon, je me lève et je m’éloigne un peu pour prendre deux photos avec un appareil Kodak jetable. Je ramasse les pelures d’oignon et je les dépose dans un sac en papier blanc. Je m’apprête à partir et j’arrête le temps de jeter un regard au premier garde; je le regarde dans les yeux, je dis merci et lui fais un signe de la tête, comme si je savais qu’il sait ce qui s’est passé.

le petit pois

Ce qui s’est passé.
Le récit des petits pois. J’étais très jeune. Il y avait une loi : manger tout ce qui se trouve dans son assiette. Mon père me faisait manger et je donnais l’impression de manger tout le contenu de la cuiller portée à ma bouche. À vrai dire, je n’avalais pas tout; j’entreposais les petits pois, comme l’écureuil, dans un coin de ma bouche. J’avalais tout le reste. Mais pas les petits pois. À la fin du repas, mon père, frustré, me soulevait et me transportait jusqu’à la salle de bains et me maintenait au-dessus de la cuvette. J’ouvrais la bouche et je crachais les petits pois dissimulés. Personne ne me forcerait à avaler ce que je ne voulais pas.

La loi. La violence de la loi.

Avaler est un réflexe. Avoir des haut-le-cœur aussi. Dresser une barrière entre soi et cet autre. Exercer une influence sur son corps, séparer les choses de soi. En crachant les petits pois, vous créez des divisions, des exclusions. Vous revendiquez votre corps comme votre territoire et vous-même comme le souverain.

le corps et la nourriture

Les frontières mêmes de votre être, la circonférence de votre identité, débordent pour dévorer cet autre. Et cet autre, l’oignon par exemple, s’il est livré à lui-même, produira une longue et mince pousse verte, ses racines se propageront dans la terre. Il grandira et prospérera. Il est vivant, après tout.

karen elaine spencer
Évènement Prescription présenté par Folie/Culture, Québec, 2003.
Photo : Yvan Binet

Une force vitale en dévore une autre; recueillie dans la bouche, mastiquée, ingurgitée, passée dans l’estomac et les intestins, digérée, transformée et absorbée. Cette énergie est transformée en muscles, en nerfs, en tissus, en os et en cellules. Vous vous nourrissez de cette autre vie pour maintenir la vôtre. Vous utilisez cette matière pour développer et réparer votre corps, et lui donner de l’énergie. La substance même de votre corps dépend de cette matière physique externe, une matière qu’il faut absorber, ingérer.

Et c’est la loi. Sans nourriture, vous mourrez. Être nourri ou se nourrir. C’est votre lien à la vie. Contrairement à la respiration, c’est un acte délibéré, un acte conscient. C’est un acte de pouvoir.

le pouvoir et l’autorité

Le rapport entre le pouvoir et l’autorité est intéressant. Car malgré l’autorité de mon père sur moi lorsque j’étais enfant, j’ai le pouvoir de refuser son autorité, cracheuse de petits pois que je suis. Et le refus de l’autorité invalide cette même autorité, car l’autorité est un rôle de position. C’est un rapport qui exige qu’un autre exécute le rôle de soutien qui garantit son existence2 2 - Par exemple, vous traversez la rue à une intersection lorsque le feu est rouge. Vous voyez le feu rouge, vous reconnaissez son existence, et vous êtes conscient de sa signification et des structures qui fixent ses règles, mais vous n’obéissez pas. Vous ne jouez pas le rôle qu’exige le feu rouge (et tout ce qu’il signifie); par conséquent, à ce moment, à l’instant où vous traversez la rue, le feu rouge n’exerce aucun pouvoir..

karen elaine spencer
American can(‘t), Espaces émergents, Montréal, 2003.
Photo : Guy L’Heureux

L’acte de rejet de l’autorité par le refus rend manifeste le pouvoir qui réside dans le fait d’être celui qui confère ou non la position d’autorité. Car, il existe dans chaque exigence la possibilité du refus d’obéissance. Cette fragilité conditionnelle de l’autorité, la possibilité de son rejet en tout temps, la place dans une situation étrangement vulnérable. Cette vulnérabilité, toutefois, est vigoureusement protégée. Les artifices juridiques et sanctionnés, soutenus par des instruments de violence présumée ou réelle, tentent de créer l’illusion de stabilité d’une position toujours incertaine. Ceux qui demandent veulent l’assurance que leurs exigences seront satisfaites.

Refuser au corps de se nourrir est souvent, dans les cas extrêmes, le dernier pouvoir que possède le corps sur lui-même par rapport à une autorité oppressive. Le dernier lieu où peut se manifester l’acte de souveraineté. C’est ce qu’a compris Mahatma Gandhi à sa 17e grève de la faim contre la puissance coloniale britannique. C’est aussi ce qu’avait compris Bobby Sands à la prison de Long Kesh, en Irlande du Nord.

Bobby Sands

En 1976, Bobby Sands, membre de l’Armée républicaine irlandaise (IRA), est arrêté en raison de la découverte d’un revolver dans la voiture où il prenait place avec cinq autres hommes. Lors de sa détention et du procès qui s’ensuit, Sands refuse de reconnaître l’autorité du tribunal, en se limitant à déclarer ses nom, âge et adresse. Il est condamné à une peine de 14 ans d’emprisonnement à la prison de Long Kesh3 3 - La lutte pour l’autodétermination de l’Irlande du Nord est une longue et complexe bataille. Bobby Sands n’est pas le premier ni le seul à s’être lancé dans une grève de la faim; cependant, c’est un cas concret et bien documenté, devenu un symbole de cet acte de privation. Je m’intéresse ici à comprendre le lien inextricable qui se crée entre ce refus de manger et les questions de souveraineté et d’autorité – ainsi que les conséquences de cette action..

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Bread Bed, galerie Verticale, Laval, 2003.
Photo : Stéphan Bernier

En 1980, les prisonniers de l’IRA organisent une grève de la faim pour le rétablissement de leur statut de prisonnier politique. Après 51 jours de grève, le gouvernement britannique accepte leurs demandes pour ensuite se rétracter. En 1981, sous la direction de Bobby Sands, les prisonniers émettent un communiqué :
Nous, les prisonniers de l’Armée républicaine irlandaise du bloc H de la prison de Long Kesh, ainsi que nos camarades de la prison d’Armagh, avons le droit au statut de prisonnier politique et réclamons ce droit, et nous rejetons aujourd’hui comme nous n’avons jamais cessé de le faire depuis le début de la protestation générale – le 14 septembre 1976, la tentative du gouvernement britannique de criminaliser nos actes et notre cause4 4 - Pour obtenir le texte complet ainsi qu’un compte rendu détaillé de la grève de la faim, consultez le site www.bobbysandstrust.org/blanket.asp.

Commence alors une grève de la faim illimitée comme preuve de leurs convictions politiques. Bobby Sands est le premier prisonnier à entreprendre la grève. Soixante-six jours plus tard, le 5 mai, il repose sur un lit d’eau pour protéger ses os et il est dans le coma. Il meurt à 27 ans5 5 - Neuf autres prisonniers sont également décédés au cours de la grève de la faim de 1981 : Francis Hughes, Raymond McCreesh, Patsy O’Hara, Joe McDonnell, Martin Hurson, Kevin Lynch, Kieran Doherty, Thomas McElwee et Micky Devine..

cette matière commune

Quand la position de l’autorité est insupportable, quelle que soit la raison, la grève de la faim illimitée est un acte extrême de refus. Le prisonnier intègre en lui le double rôle du dominant et du dominé, en exécutant et en exprimant la violence de l’oppresseur sur son propre corps. On assiste à une prise de pouvoir du prisonnier, qui s’attribue la souveraineté sur son corps au mépris de toute autre autorité. Cet acte place l’oppresseur dans le rôle du spectateur passif de l’exécution lente et délibérée de la violence résolue du prisonnier. Les identités basculent et le corps du prisonnier, par une sorte de mimétisme à outrance, usurpe le rôle d’autorité – c’est maintenant lui qui émet une exigence.

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Bread Head, action avec Jessica Maccormack sous l’échangeur Turcot, Montréal, 2003.
Photo : Guy L’Heureux

Le corps solitaire, par son refus d’ouvrir la bouche, de se nourrir, écarte le monde physique dans lequel je suis et je me développe comme être vivant. L’acte de séparation désigne toujours l’entité dont il s’est détaché. Ce corps solitaire, offert à la mort, rend donc compte de l’interdépendance profonde entre mon corps et toute la matière vivante. Entre mon corps et cet autre corps. Je pleure cette mort, car ce corps a été arraché du mien. Je tombe en pièces.

Ce corps inerte à la portée de son oppresseur sait que l’autorité repose sur un corps vivant sans quoi elle s’effondre, car c’est un construit relationnel vécu. Entre individus. L’autorité sépare, elle place les individus en position hiérarchique. La mort, en revanche, dissout les distinctions, c’est notre destination commune. Personne, du côté de la vie, n’a d’autorité sur la mort. Et la mort n’a pas besoin d’instruments pour proclamer et conserver sa position, car elle n’a jamais essuyé de refus.

ultime autorité

Je prends cette énergie, cette vie, et je la laisse tomber par terre. Elle tombe là où vos pieds revendiquent le territoire. Elle perturbe quelque peu votre ordre, votre autorité.

Votre corps aussi tombera par terre, votre énergie vitale envolée, il se décomposera et deviendra un déchet. Toutes les couches de votre vie, d’une beauté aussi intense que l’oignon dans votre main, tomberont par terre. Il ne restera rien d’autre que cette matière inanimée que certains voudront repousser du pied et d’autres laisser reposer.

Dès que la vie surgit, la mort s’installe à demeure. C’est un fait, tout ce qui vit est à la portée de la mort à tout moment.

Traduit de l’anglais par Gabriel Chagnon

karen elaine spencer
Cet article parait également dans le numéro 50 - Nourritures
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