L’expropriation comme pratique artistique

David A. J. Murrieta Flores
Dans la série intitulée White Paper (2014-2016), l’artiste italienne Adelita Husni-Bey remet en cause la relation entre la société, l’État et la propriété. Elle déploie pour ce faire un processus dialectique auquel participent des collectivités perturbées par l’aménagement urbain. Le résultat n’est pas seulement la mise en réseau, par la commissaire, des luttes menées par différentes personnes sur le plan international (Égypte, Espagne, Pays-Bas) pour défendre le droit à la propriété, mais aussi la production de documents juridiques qui, ébauchés lors de rencontres publiques, viennent donner une forme matérielle à la politique qui s’exerce en dehors des institutions nationales.

Le philosophe des Lumières John Locke, en 1689, défendait par un argument analogue son histoire naturelle de la propriété, en supposant d’abord que l’esprit était « du papier blanc, vierge de tout caractère1 1 - John Locke, Essai sur l’entendement humain, livre II, chap. 1, Paris, Vrin, 2001 (1690), p. 164. » : pour lui, le travail effectué sur la table rase d’un monde donné par Dieu à tous les hommes est ce qui confère à chaque individu le droit à une terre et à ses fruits. Remplir « la page blanche » ne signifie donc pas seulement qu’on acquiert une conscience (un soi), mais également qu’on se l’approprie et, cela posé, qu’on s’approprie la nature par le prolongement du soi dans le travail. Suivant cela, ce que Husni-Bey mobilise dans cette série d’œuvres est fondamentalement lié à l’appropriation, même si le concept a été employé souvent au sens plus général de « reproduction » et réduit parfois, à travers la lorgnette de l’histoire de l’art, à « un mouvement du monde des arts, un style ou une stratégie2 2 - John Welchman, Art after Appropriation: Essays on Art in the 1990s, New York, Routledge, 2013, p. 28. [Trad. libre] ». Des perspectives plus larges ont permis, à bon droit, de rattacher cette question aux théories de la propriété, mais cette idée, rarement développée, a donné lieu surtout à des positions selon lesquelles l’appropriation est un simple « vol » ou encore, dans l’avant-garde, à une explosion des significations et à la critique du concept d’autorat3 3 - Toutes ces idées sont présentées dans des livres et des articles dont les auteurs abordent la question de l’appropriation d’un point de vue théorique. Les principaux sont : Marcus Boon, In Praise of Copying, Cambridge, Harvard University Press, 2013 ; Dominic Pettman, « A Break in Transmission: Art, Appropriation and Accumulation », Genre: Forms of Discourse and Culture, vol. 34, no 3-4 (2001) ; Kenneth Goldsmith, L’écriture sans écriture : Du langage à l’âge numérique, traduit de l’anglais par François Bon, Paris, Jean Boîte Éditions, 2018 ; Howard Singerman (dir.), Sherrie Levine, Cambridge, The MIT Press (October Files), 2018.. Mon but ici est donc de proposer une voie pour explorer l’appropriation entendue comme un concept de l’histoire de l’art indissociable de l’arrière-plan économique et politique sur lequel se déploie la notion de propriété. C’est une idée que des artistes ouvertement politisés ont déjà exploitée, nombre d’entre eux suivant dans leur pratique l’exemple de l’Internationale situationniste (IS) : celle-ci avait employé le détournement comme technique d’appropriation, un moyen de révéler la relation étroite entre esthétique et politique dans les pratiques contemporaines de ce genre.

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Cet article parait également dans le numéro 97 - Appropriation
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