L’économie domestique

Le commissariat d’exposition, un « travail d’amour » Malgré plusieurs vagues de critique institutionnelle, ainsi que les études en commissariat d’exposition qui attirent l’attention sur le pouvoir de la mise en espace et sur la façon dont les commissaires créent du sens, les analyses consacrées au commissariat d’exposition féministe portent largement sur ces questions identitaires. Comme relativement peu d’études se sont penchées sur la sexospécificité des conditions de présentation dans le monde de l’art, cet article propose d’étendre le champ d’analyse à la question de l’économie politique des expositions et de la division genrée du travail. À partir d’homologies euristiques entre les musées et l’espace domestique, avec leurs économies (représentationnelles) respectives, je montrerai, dans une perspective féministe, comment les pratiques commissariales et le positionnement des sujets dans ce domaine sont conçus de manière à compléter, voire à concurrencer ceux des artistes, ce qui entraine un certain nombre de problèmes de reconnaissance, de statut et de rémunération. Avant la fin des années 1960, époque où des commissaires ont commencé à acquérir une certaine reconnaissance en tant qu’auteurs, la pratique commissariale consistait généralement en un travail invisible de conservation effectué dans les coulisses des musées. Par contraste, l’auteurisation du commissaire d’exposition peut être comprise comme une « masculinisation » de la pratique commissariale faisant du commissaire un méta-artiste charismatique ou un concepteur d’exposition dont le travail n’est plus simplement perçu comme un travail reproductif de maintenance du musée, soit prendre soin des collections et veiller à la protection des objets exposés, mais comme un travailcréatif de production d’expositions en tant qu’« &oelig;uvres d’art ». Avec Großvater, ein Pionier wie wir (Grand-père, un pionnier comme nous), par exemple, Harald Szeemann a marqué l’histoire des expositions. C’est après avoir dirigé l’évènement d’envergure documenta 5, en 1972, qu’il a proposé cette exposition intimiste consacrée à la vie et à l’&oelig;uvre de son grand-père, un coiffeur original. Présentée dans son trois-pièces à Berne en 1974, il s’agit d’une des premières expositions orchestrées par un commissaire et ne comportant aucune &oelig;uvre. En tant qu’exposition (auto)biographique sur la vie quotidienne d’un homme plus ou moins ordinaire, elle marque une étape importante dans le développement de la notion du commissaire en tant qu’auteurVoir Søren Grammel, Ausstellungsautorschaft: Die Konstruktion der auktorialen Position des Kurators bei Harald Szeemann. Eine Mikroanalyse, Francfort-sur-le-Main, Revolver, 2005, p. 36-41.. À peu près à la même époque où les féministes politisaient la vie privée avec le slogan « le personnel est politique », Szeemann utilisait son domicile afin de rendre publique son histoire familiale personnelle. Ce faisant, il constituait une lignée de pionniers masculins, dans laquelle il s’inscrivait lui-même, non sans une certaine présomption. Le pathos héroïsant avec lequel un tel récit masculiniste glorifie les actes exécutés par des hommes, pour en faire des réalisations exceptionnelles accomplies par des individus remarquables, semble encore opérer de nos jours. Hans Ulrich Obrist, par exemple, n’inclut que des hommes dans le canon des « pionniers du commissariat d’exposition », tel qu’il l’appelle. Fait intéressant, il a lui aussi lancé sa carrière avec une exposition intimiste dans sa propre cuisine, détournant ainsi la banale fonction première du lieu, soit la très domestique préparation des repasHans Ulrich Obrist, Ways of Curating, Londres, Allen Lane/Penguin, 2014, p. 60-65, 81-87.. J’aimerais ici contester la logique du récit « dominant » en attirant l’attention sur les soins moins prestigieux qui sont prodigués par les femmes et d’autres « autres ». Leurs tâches reproductives et leur contribution à la mise en valeur artistique et économique restent généralement dans l’ombre, même si elles fournissent la possibilité à la vie et à l’&oelig;uvre de la figure d’auteur de se manifester publiquement. Mon objectif n’est pas simplement d’ajouter au canon d’autres soignants, commissaires et producteurs culturels invisibles, mais de remettre en question la logique sous-jacente de la singularité en examinant l’économie politique du commissariat et en portant attention à ses faiblesses. Puisque d’éminents économistes aussi différents qu’Adam Smith et Karl Marx étaient d’avis que le travail domestique était « improductif », les féministes marxistes des années 1970 ont réclamé un salaire au travail ménager, afin de donner une visibilité à la contribution constitutive des femmes au foyer, mères et autres dispensateurs de soins à la production sociale de valeurVoir Mariarosa Dalla Costa et Selma James, The Power of Women and the Subversion of the Community, Bristol, Falling Walls Press, 1972.. Leur critique de la naturalisation du travail domestique en tant que « travail d’amourSilvia Federici, Wages Against Housework, Bristol, Falling Walls Press, 1975, p. 2. », pour lequel aucune rémunération n’est attendue, correspond en quelque sorte à la proclamation par Pierre Bourdieu et Alain Darbel de « l’amour de l’art » comme forme socialement re/produite et re/produisante de distinction de classe : tous deux remettent en question l’idée selon laquelle prendre soin de l’art ou des autres sont des activités « extraéconomiques ». Dans le domaine du commissariat d’exposition (en anglais « curating », dont la racine latine curare signifie « care », prendre soin), toutefois, l’intervention du commissaire doit encore souvent aujourd’hui demeurer invisible, telle celle du travailleur domestique (voire colonisé), de façon à ne pas menacer la singularité de la signature et l’autonomie esthétique des « chefs »-d’&oelig;uvre. En fait, pendant une bonne partie du 20e siècle, la conservation des collections et le travail domestique effacé généralement exécuté par les femmes pouvaient être mis en parallèle en tant qu’activités de soutien qui étaient peu reconnues publiquement, mais qui observaient une séparation des domaines où l’autorité et l’autonomie de l’artiste, tout comme celles des hommes, étaient assurées par les soins invisibles dispensés respectivement par les commissaires et les femmes (et les autres « autres »). L’idéologie du « cube blancBrian O’Doherty, Inside the White Cube: The Ideology of the Gallery Space, Santa Monica, Lapis Press, 1986. » du 20e siècle – qui, comme l’explique Brian O’Doherty, fait écran au pouvoir d’agir du commissaire d’exposition au profit de la prétendue autonomie des &oelig;uvres d’art – correspond ainsi à l’idéal de féminité pure incarné par l’« ange de la maison » de l’époque victorienne, qui devait exécuter ses tâches domestiques discrètement afin de fournir à son mari une vitrine où il pouvait se projeter en tant que maitre de la maison. Même aujourd’hui, la figure de l’ange de la maison, notoirement critiquée par Virginia WoolfVirginia Woolf, « Professions for Women », The Death of the Moth and Other Essays, Londres, Hogarth Press, 1942., trouve son pendant chez les commissaires d’exposition qui déclarent humblement leur innocence. Conformément à l’idéal de l’hôtesse et de la mère désexualisée qui prend soin de ses proches et de ses invités, les commissaires d’exposition, peu importe leur sexe, soutiennent qu’ils ne font que préparer le terrain pour les artistes, qui sont les protagonistes, et qu’ils n’ont aucune ambition à titre d’auteurs. Il est donc important de remettre en question non seulement l’innocence de l’espace d’exposition, symbolisée par la pureté du cube blanc, mais aussi de réfléchir aux conséquences économiques découlant de la sexospécificité des pratiques commissariales et du positionnement des sujets dans ce domaine. Depuis les années 1970, les artistes et historiennes féministes théorisent sur la relation de complémentarité entre les notions de féminité et d’auteur dans la grande histoire des beaux-arts, où les femmes se voient attribuer le rôle de soutien et d’assistance de génies masculins. Comme l’a souligné la critique d’art et commissaire Lucy Lippard en 1971 : « Il est beaucoup plus facile de réussir comme femme critique, commissaire ou historienne que comme femme artiste, car il s’agit d’activités de second plan, de “tâches domestiques”, considérées comme nettement plus naturelles pour les femmes que l’activité de premier plan consistant à faire de l’artJulia Bryan-Wilson, Art Workers: Radical Practice in the Vietnam War Era, Berkeley, University of California Press, 2009, p. 164. . » Afin d’attirer l’attention sur l’économie représentationnelle des musées et la division sexiste du travail qu’elle implique, les performances Maintenance Art de Mierle Laderman Ukeles établissent clairement le lien entre les tâches domestiques invisibles exécutées par les femmes et par les commissaires. Dans Hartford Wash (1973), elle a nettoyé un musée, frottant les planchers, essuyant les escaliers et époussetant les présentoirs, sans annoncer la performance, ce qui explique pourquoi son ménage du musée est passé pratiquement inaperçu. Malgré la coïncidence historique des critiques institutionnelle et féministe d’un ordre symbolique et économique qui occulte systématiquement les soins et les pratiques commissariales sans lesquels les &oelig;uvres (artistiques) et les travailleurs (salariés) ne pourraient être reconnus comme des sources de valeur indépendantes, il faut mentionner au moins une différence importante : dans le contexte de la critique institutionnelle, les commissaires d’exposition se voyaient surtout reprocher d’avoir trop de pouvoir et de faire ainsi concurrence aux artistes en qualité d’auteurs, tandis que la critique féministe dénonçait le manque d’autorité des femmes et de reconnaissance en tant qu’auteures au sein des structures de pouvoir patriarcales. Si la mise en scène de soi de Szeemann à titre d’auteur a ouvert la voie à l’émancipation générale de la pratique du commissariat, le combat féministe pour la rémunération des travaux ménagers, l’égalité politique et professionnelle, et une meilleure reconnaissance en tant qu’artistes et auteures a quant à lui eu moins de succès. Les réalisations de Lucy Lippard, engagée dans la défense de l’art conceptuel, n’ont que récemment été pleinement reconnues. Qu’il ait fallu tant de temps pour que Lippard soit élevée au rang d’importante « pionnière du commissariat d’expositionVoir Hans Ulrich Obrist, A Brief History of Curating, Zurich, JRP Ringier et Les Presses du Réel, 2009, p. 196-233. » et intégrée au canon de la pratique aux côtés des Szeemann et Seth Sieglaub Voir Cornelia Butler et coll., From Conceptualism to Feminism: Lucy Lippard’s Number Shows 1969–74, Londres, Afterall, 2012., en dit long. L’imposition de modèles masculinisés de l’art de création a entrainé une forme d’héroïsation des commissaires d’exposition, devenus aujourd’hui des modèles pour les pratiques créatives des entrepreneurs de soi, tandis que la relocalisation du travail féminisé de reproduction, d’entretien et de soins dans la sphère publique aboutit plus souvent à la précarité et à un maigre salaire qu’à l’apologie de réalisations exceptionnelles. Un double standard genré persiste également dans le domaine des arts, comme en témoignent non seulement la hiérarchie des statuts, mais diverses ambigüités dans l’exercice du travail de commissaire. Sarah Rifky, par exemple, écrit qu’elle « imaginait “le commissaire” comme suit : une femme attirante, avec les gènes de l’homme blanc typique, la puissance capable de faire avancer les choses… un hybride entre l’artiste, l’universitaire et le politicienSarah Rifky, « What Do You Do Exactly? Sarah Rifky on Being a Curator », Egypt Independent, 10 janvier 2011. ». Il n’en demeure pas moins qu’un grand nombre de commissaires, dont beaucoup s’identifient au genre féminin, perpétuent une approche posthéroïque du commissariat d’auteur. Ils reproduisent même parfois malgré eux un modèle traditionnel de distribution du travail, où la femme joue dans l’ombre un rôle de soutien, de facilitatrice et d’aidante permettant aux artistes d’occuper l’avant-scène. Une telle distribution des rôles fait écho aux relations stéréotypées entre mari et femme ou mère et enfant. La production et la reproduction des sujets créatifs et la croyance en l’existence de personnes exceptionnelles – qu’il s’agisse d’artistes ou de commissaires – reposent donc sur une multitude d’autres facteurs qui « créent les créateurs », pour reprendre l’expression de Bourdieu. Afin de préserver les mythes de l’autonomie, de l’indépendance et de la singularité des personnages importants, les « autres » doivent travailler dans l’ombre. Par exemple, les commissaires adjoints, les « gallerinas », les éducateurs et les stagiaires obtiennent très peu de crédit à titre d’auteurs pour leur contribution, sans compter qu’ils travaillent souvent gratuitement ou pour un salaire de misère. Cela ne semble possible que parce que leur engouement et leur amour pour l’art sont considérés comme étant aussi naturels que l’amour d’une mère pour son enfant, de sorte que demander un (meilleur) salaire apparait presque comme une hérésieBien sûr, la notion d’« amour maternel » est en soi un cliché naturalisant. Outre le fait que toutes les mères n’aiment pas leur enfant, il serait plus approprié d’utiliser l’expression « amour parental » ou « amour des soignants ».. Lorsque leurs tâches accomplies avec amour obtiennent une reconnaissance publique, elles sont perçues comme « décoratives », et non pas comme une réelle contribution au travail. Cette naturalisation, occultation et précarisation persistante du travail de soins dans le domaine des arts s’explique en partie par l’idée de l’exceptionnalité, qui serait compromise s’il devenait plus évident à quel point la créativité individuelle repose sur l’effort collectif ou le privilège d’être soutenu par de précieuses personnes. Pour rendre compte des conséquences politiques changeantes de l’économie domestique du commissariat d’exposition au fil du temps, il importe par ailleurs d’examiner la relative persistance des stéréotypes sexospécifiques dans le contexte de la transformation des conditions socio-économiques Voir Nanne Buurman, « CCB with… : Displaying Curatorial Relationality in documenta(13)s The Logbook », Journal of Curatorial Studies, vol. 5, nº 1 (juin 2016), p. 78-101.. Face à la biopolitisation de la production dans les sociétés post-fordistes, nous devons prêter une attention particulière non seulement à la précarité du travail de soins, mais aussi à la façon dont les constructions de la féminité assument une multitude de fonctions gouvernementales. Puisque les régimes post-fordistes du travail immatériel et affectif supposent un affaiblissement de la frontière entre travail et loisirs, une reconnaissance croissante de la valeur de l’affect et l’attente que les gens travaillent par amour, ils sont également envisagés comme des régimes de « féminisation du travailVoir ibid. pour une analyse des controverses entourant ce terme. ». Dans le contexte d’un tel déploiement capitaliste d’amour, il est impérieux de chercher des moyens pour que les pratiques féministes et féminisées, ainsi qu’artistiques et commissariales, puissent être libérées de la récupération dont elles ont fait l’objet sous les régimes biopolitiques de re/production. Traduit de l’anglais par Nathalie de Blois Nanne BuurmanNanne BuurmanNanne Buurman

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