Francisco López, Blind City, événement Cité Invisible de Champ Libre, Montréal, 2006.
photo : Sylvette Babin

Bruit. Bru(i)t. Brut. L’origine.

« Le souffle de Dieu planait sur la surface des eaux », raconte la Genèse. Le souffle, seulement cela. Un élan, une vibration, une oscillation jusqu’à ce que la poussière tourbillonne et que la vitesse devienne si grande que le ciel crache le feu. C’est le tohu-bohu, ouvrage du jour un de la création. « Ne pas déranger. Do not disturb. »

(B)ruit. Bereshit. En hébreu. Première lettre du premier mot de la genèse. « Au début de… »

Bruit. (B)r(uit). Release

C’est le bang (l’explosion, boum, bang) qui relâche, libère, expulse, propulse le souffle et toutes les forces contenues, retenues. C’est le déclenchement, l’élan qui vient à nous. 

C’est le souffle sur l’arête du shakuhachi. 

C’est le grésillement constant de la galaxie, le crépitement des ­étoiles, le choc des gaz, le flux qui force l’allure et la poussée et tend les parois de la gaine, c’est le choc numérique, le mur affranchi du son, la bousculade atomique, c’est un moustique agitant la nuit, c’est le chant. 

Bru(i)t. Un interstice temporel. 

Du temps relâché à grande vitesse. 

Brui(t).

Juillet 2006, une image de guerre au Liban. 

Trois militaires, un char d’assaut, des obus sur le sol prêts à être chargés. Deux des trois militaires se bouchent les oreilles avec leurs index. Un d’entre eux, à l’avant-plan de la photo, un jeune homme, a le visage crispé, tordu par l’effroi et l’effort. Son effort à éloigner la réalité du lieu, du champ sonore de la guerre, est à la mesure de la puissance des tirs qui emprisonnent le ciel.

La signature de la guerre se fait par le son, dans l’attente de la ­tombée finale, du glissando qui vient de plus bas que les nuages, avant la ­fragmentation de l’air. Dans le vacuum et la peur. 

La coupure, la déchirure, l’ennemi, l’autre, l’adversité, la différence intolérable, l’insupportable différence, c’est le bruit. Le bruit, c’est la rupture, la cassure.

Boum. Crac. Tchiiiiiiit. Pftrumplmqucccch.

Temps, intensité, itération, tolérance. Contexte.

Noise. No I se. No eyes. No I see. Sans yeux. 

Il reste les oreilles. L’écoute du monde. L’état vibratoire, la sensation, la connexion. Le continu. Le discontinu. La relation. La capacité à choisir, à trier. 

Trouver, chercher son chemin (par le son). La canne blanche sur le trottoir, frappe, gratte, écoute le territoire. Qu’est ce bruit ? 

Qu’est-ce que le bruit ?

Le son, le bruit, le son, le bruit. 

Les deux mots circulent à égale vitesse dans ma boîte crânienne. Elle n’arrive pas à délimiter, à capturer le territoire de l’un et de l’autre. Elle y trouve des signes distinctifs, génériques, des intersections, des nuances à travers les repaires esthétiques, historiques, ­techniques, sociaux, culturels. 

Les deux entités complices, son-bruit, se rejoignent dans un point de fuite, se défilent à nouveau dans l’éternité. Nada Brahma, le monde est son.

La perception et le mot pour la dire hésitent, à l’écoute d’une ­musique, d’un « son » indésirable, d’un cri, d’une harangue, d’une voix nasillarde, d’une percussion déchirante, d’un système d’accord microtonal, d’une mécanique fait de bruissements, de frottements, aux timbres cachés dans ses ressorts, ses crépitements, sa boîte acoustique, dans la distorsion d’un amplificateur, la réverbération indue d’un espace acoustique. 

Tracer son territoire (par le son) à la manière des aborigènes ­australiens. Leurs Songlines sont des pistes chantées par ­lesquelles les marcheurs musiciens et géographes dessinent, décrivent et tracent le chemin. Détaillant les aspects physiques du littoral, les Songlines créent le territoire en retraçant l’histoire de la création et le passage des Ancêtres. Les Songlines sont des réseaux, des fils ­conducteurs, au cœur des éléments célestes et terrestres. 

Les rhizomes de connexions de la voie électronique contemporaine constituent nos songlines, nos frontières territoriales, en dehors du regard, placent l’homme au cœur de la circulation. 

La réalité physique change.

Bruit (12e siècle), de bruire, de braire, rugir, pleurer et crier comme un âne. 

Avant ? L’homme n’est-il pas déjà agacé, saturé, épuisé par le tumulte de sa propre violence et de celle de la nature ? Ignore-t-il cette ­distinction de genre, à l’instar des cultures primitives ? 

Et depuis ? La géographie sonore se sectorise, se spécialise, reflète les nouveaux rapports sociaux, rapports à la nature, à l’agriculture, à l’architecture, au travail, à la migration, à la circulation, à la vitesse, à l’art, à la puissance, à l’éthique, au jeu. « Le paysage sonore ­change », écrit R. Murray Schafer. « L’homme moderne habite un univers ­acoustique qu’il n’a jamais connu 1 1 - R. Murray Shafer, Le paysage sonore, Paris, JCLattès, 1979, p. 15.», nous rappelle-t-il.

Les signes de la communication changent aussi. L’amplification du signal audio, sa transformation, sa diffusion, sa mise en réseau, créent des effets d’accumulation, dispersent le sonore et le ­renvoient vers d’autres systèmes qui, à leur tour, amplifient, transforment, diffusent, dispersent. Nous transitons dans une généalogie sonore sans ambiguïté historique, qui donne accès à des structures ­intimes, à l’ADN du son en quelque sorte. Nous sommes à même ­d’entendre des clashs de puissance infinie, d’en produire et d’épier des ­chuchotements interstellaires.

Le bruit accompagne la nature révélée, celle de la poussée originelle. Mais allons-nous plus vite ? Sommes-nous entraînés dans un flux au débit plus fourni, accéléré et plus dense ? Sommes-nous poussés, propulsés à des vitesses infiniment grandes, invités à pénétrer plus avant dans la course insensée vers l’origine ?

Notre vitesse s’accélère-t-elle ou se ralentit-elle ? Et quelle position y prenons-nous ? Résistant ou allant ? Passeur ou transformateur ?

Comment nous percevons-nous ? 

Nous nous savons faits de mouvements, de traces multiples et anciennes. Nous savons nous décoder. Nos connaissances en ­génétique nous montrent de plus en plus uniques et de plus en plus semblables. Nous nous assimilons et nous nous distinguons. Nous ­faisons corps avec le flux et nous cherchons à le tordre, à ­l’interrompre.

En cardiologie, un bruit peut refléter une turbulence du flux sanguin. Le flux est un mur et une marée. Il est opacité et cycle.

Le bruit vient avec la vie. 

L’environnement quotidien est tapissé de trames d’alarmes. Systèmes de sécurité : maison, auto, boulot, transport, commerce, code barre, sonnerie de téléphone, alarmes multipliées, balises sonores sans fin, comme un fil frontière de la propriété individuelle et culturelle. Fil de l’exclusion, de l’interdit, de l’intolérable, de la non-appartenance. Fil de la migration, fil reliant comme une religion, fil encodeur des ­appartenances, fil virtuel espion de la nuit, fil transparent dans la transmission des données.

Le bruit vient avec la peur.

Comment puis-je hésiter, comment puis-je résister à admettre que « je suis pour le bruit » ? Des machines, de l’électricité, de l’eau, du sable, de la carapace des coccinelles, des turbines des navettes ­spatiales, des protéines, de la soie, du vent sur l’embouchure du shakuhachi, de la distorsion, du feed-back, je suis pour les décibels, les basses fréquences, le bruit blanc, le bruit rose, l’égalisation à outrance dans les hautes fréquences. Je suis pour le signal vidéo transféré en signal audio et l’inverse. Je suis pour le choc du ­premier coup d’archet. Je suis pour le bruit du silence dans les oreilles quand tout veille, la rumeur, la tempête électrique lorsque le câble de la télévision flanche, les moteurs à deux temps, les mécaniques ­déglinguées et celles des grands chantiers. 

Le signe-bruit, pris hors de son contexte utilitaire, libéré de sa ­fonctionnalité, peut alors être transformé et devenir objet ­d’esthétique, se laisser découvrir et proclamer sa légitimité et ­dévoiler une nature du son inattendue, étonnante, vive, libre. 

J’aime voir travailler les artistes sonores qui l’approchent avec patience, le charment, le cernent, l’attaquent et le précipitent dans des marées de watts ou l’épient dans des mètres de câblages, des ­circuits saturés, parasites de l’hydro-électricité. J’aime les voir ­préparer la danse de la terre, la fête tellurique.

Alors ? 

Annuler le bruit en retournant sur ses pas, à la recherche de ­soi‑même-bruit-signe ? Tiiiiiiiiurb.

Francisco López, Hélène Prévost
Cet article parait également dans le numéro 59 - Bruit
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