Poser la question de l’art vidéo aujourd’hui a-t-il encore un sens ? Depuis son apparition, en 1963, l’art vidéo n’a eu de cesse de chercher son propre langage, ses propres codes d’expression. Certes, il s’est donné des genres, s’appelant tour à tour fiction, documentaire ou récit vidéo, vidéo danse, vidéo théâtre, vidéo performance; il a emprunté de nombreuses formes : abstraite, poétique, narrative ou figurative; il a repris, copié, phagocyté presque toutes les autres disciplines artistiques, et est partie prenante de nombre de pratiques artistiques actuelles. La vidéo est partout; on la célèbre dans la quasi totalité des pays de ce monde, et les musées, cette « instance de validation de l’art », la reconnaissent comme tel. Née de la télévision en réaction avec ce qui déjà, dans les années 1960, était qualifié de machine à fabriquer du réel par la surenchère de ses images, la vidéo dite d’art se compare trop souvent aujourd’hui – et défavorablement – à cette même télévision avide d’images à consommer, cette « machine de vision » (Paul Virilio) pourvoyeuse de malvoyants, la quintessence du spectaculaire dans cette société du spectacle déjà décrite et décriée par Guy Debord en 1967. Je pose l’hypothèse : la vidéo, en tant que médium artistique, est peut-être la seule forme d’art à avoir échappé au devoir de prouver sa capacité à représenter le réel. Par un curieux retournement de situation, elle est en passe de parcourir le chemin inverse, s’évaluant à l’aune du réel fabriqué, omniprésent et tyrannique de la télévision et, bientôt, de l’informatique. Quarante ans à peine après son apparition, l’art vidéo est-il en train de disparaître, bouffé, digéré et réinvesti par la télévision et l’informatique ?

L’effet de réel

Dès la première moitié des années 1960, la télévision occupe déjà une place prépondérante dans la sphère des communications au sein du monde occidental développé. Aux États-Unis, on évalue à 90 % la pénétration dans les foyers de ce nouveau médium1 1 - Michael Rush, Les nouveaux médias dans l’art, Thames & Hudson SARL, Paris, 2000, p. 78-79.. Quinze ans à peine après sa commercialisation, la télévision adopte et développe un langage qui en fera un mode de communication universel. L’absence d’intermédiaire entre la réalité captée et sa diffusion, ce que ni la photographie ni le cinéma n’avaient réussis à produire, va donner le direct et, son corollaire, l’effet de réel. L’image télévisuelle, avec son usage excessif du gros plan et des regards plongés dans la caméra, son absence de hors-champ et le cloisonnement de l’espace à la surface du petit écran, va renforcer et consolider cette impression de réalité qui, aujourd’hui encore et malgré tous les effets de montage et de traitement électronique et numérique de l’image, perdure. Tous ces éléments formels vont codifier et donner forme à un nouveau langage, entièrement dirigé vers la communication.

« Les nouveaux médias ne sont nullement des manières de nous mettre en relation avec l’ancien monde “réel”; ils sont le monde réel et refaçonnent à volonté ce qui reste de l’ancien monde », écrivait Marshall McLuhan en 19692 2 - Michael Rush, op. cit., p. 80.. La vidéo, en tant que pratique artistique, est apparue comme une réaction à cet excès de réalité que la nouvelle invention, la télévision, commençait déjà à surproduire. La vidéo n’avait nullement cette obligation de démontrer sa capacité à représenter le réel, la télévision s’en était chargée, et plus encore : elle se posait comme étant le réel. L’enjeu était plutôt d’en démontrer la nature illusoire et de montrer comment s’attaquer au médium lui-même en investissant les codes propres à la télévision.

Nouveau langage pour un nouvel art

L’art vidéo se démarque donc radicalement de la télévision dès les tous débuts en refusant l’esthétisation de la réalité de ses images pour s’attaquer à ce qui fait la nature propre, le langage de toute pratique artistique : le médium lui-même. En 1963, l’artiste Nam June Paik présente ses 13 distorted TV sets, 13 télévisions alimentées par 13 magnétophones (ou générateurs de fréquences) qui ne diffusent aucune image, mais plutôt des lignes, ratures et autres cafouillages électroniques.

« Le geste de Paik, inventant “la télévision abstraite” en la décollant de la “télévision figurative” ouvre la voie à une autre pratique – y compris figurative – de la télévision : l’image électronique n’est pas vouée irréversiblement à la reproduction mécanique du réel. On peut la détourner, la travailler, la sculpter, la peindre. Il ne reste plus qu’à inventer les instruments capables de le faire3 3 - Jean-Paul Fargier, Nam June Paik, artpress, 1989, p. 27.. »

Ces 13 distorted TV sets ne sont qu’une simple transformation du signal électronique reçu et généré par un appareil de télévision; mais ce faisant, ils exposent d’emblée la factice réalité de l’image télévisuelle et glissent clairement dans le champ de l’art. Si le signal est le matériau à la base de la vidéo, son instrumentalisation en tant que langage artistique est la manipulation du signal, ou ses effets, non pas au sens cinématographique des trucages, mais comme intervention dirigée ou aléatoire sur le signal pour produire une nouvelle esthétique.

« Dans la vidéo, matériellement, il n’y a plus d’image. Mais un signal électrique en lui-même invisible […] L’image vidéo n’est plus une matière mais un signal. Pour être vue, elle doit être lue par une tête enregistreuse4 4 - Régis Debray, Vie et mort de l’image, Gallimard, 1992, p. 377-378.. »

Les premières machines à trafiquer le signal ne datent pas du débarquement massif de l’informatique, mais apparaissent bel et bien dans la foulée de l’art vidéo naissant. Dès que les premiers outils techniques sont disponibles (caméra, 1965; synthétiseur d’images, au début des années 1970), les artistes les investissent massivement; mais contrairement aux ingénieurs électroniques de la télévision, ils s’intéressent avant tout au fonctionnement artistique de la vidéo, non à la qualité de la transmission et de la diffusion des images5 5 - Michael Rush, op. cit., p. 88-91.. Ce qu’ils recherchent, c’est la création d’images nouvelles, entièrement différentes de la réalité telle que reproduite, un langage nouveau pour un art nouveau.

Traitement et éclatement de l’image : de nouvelles réalités

Dans la foulée de Paik et de Vostell, les artistes vidéo de la première génération (Vito Acconci, Bruce Nauman, Peter Campus, Taka lmura, Richard Serra, Douglas Davis, Joan Jonas, Robert Cahen, pour ne nommer que ceux-là), et ce dès 1970, vont utiliser l’immédiateté de la vidéo pour déjouer « la nature illusoire du langage et de l’image enregistrée, à travers des vidéos conçues de manière à altérer la perception6 6 - Michael Rush, op. cit., p.87. ». Venus pour la plupart d’autres disciplines et fortement influencés par les grands mouvements artistiques de l’époque qui prônaient une transformation radicale des pratiques en art, ils vont transposer leurs préoccupations personnelles et esthétiques dans ce nouveau médium. Intervenant sur le signal par brouillage, parasitage, saturation et autres procédés analogiques de manipulation, récupérant les techniques de la télévision, tels le direct, le gros plan et l’absence de hors-champ, ils visent à confondre le (télé)spectateur et à le faire douter de la réalité de l’image télévisuelle d’abord, puis de toute image vidéo. Leurs interventions porteront essentiellement sur ce même aspect, quoique à partir de sujets et de styles tout aussi différents que multiples; ce qui est en jeu, alors, est d’expérimenter et de découvrir par quels procédés le nouveau médium peut ouvrir de nouveaux champs exploratoires à l’expression.

Les réflexions sur le langage (Gary Hill, Robert Cahen), les expérimentations sur le temps et la perception (Bill Viola, Steina et Woody Vasulka), les questionnements sur l’identité sexuelle et sociale (Joan Jonas, Da ra Birnbaum), les investigations sur le corps (Hannah Wilke, Vito Acconci, Bruce Nauman) vont concourir à l’élaboration d’un discours original sur des thèmes et des contenus déjà traités ailleurs. Cette expansion de la vidéo va prolonger les recherches initiales sur le médium, son matériau, son langage en s’attaquant à démonter non plus seulement les procédés techniques de communication de la télévision, mais la nature idéologique des contenus véhiculés.

« Pour moi, la vidéo prend sa source dans le direct. […] Au cinéma, l’enregistrement sur pellicule est indissociable de l’essence du médium. On n’a pas besoin d’un magnétophone pour faire de la vidéo. […] La vidéo est plus proche du son que du film ou de la photographie. […] tout est connecté, un système dynamique vivant, un champ d’énergie. Il n’y a pas un instant de discontinuité, d’immobilité dans le temps7 7 - Bill Viola, « L’espace à plein dent », Où va la vidéo ?, op. cit. p.65.. »

Bien que la monobande existe depuis 1968, une des formes privilégiées explorées dans les années 1970 et 1980 est l’installation parce qu’elle est « une reconnaissance de l’espace situé hors de l’écran du moniteur vidéo. Mais aspect non moins important, l’installation permet une exploration du temps, notion centrale pour les vidéastes, bien plus développée8 8 - Michael Rush, op. cit., p.117..» Les installations vidéo vont contribuer activement à stimuler le spectateur pour qu’il réagisse à l’objet regardé. A cet égard, une des techniques utilisées dans les débuts est celle de la vidéo de surveillance. Jouant au maximum de cette perception en direct que la télévision a contribué à forger, l’intérêt pour cette technique reposait également sur l’impact qu’elle pouvait produire sur le spectateur, questionnant par ce fait « la nature même de la télévision qui semble continuellement observer le spectateur alors même que ce dernier la regarde9 9 - Michael Rush, op. cit., p.122. ».

C’est à partir de la seconde moitié des années 1980, alors que le matériel vidéo en général devient plus accessible, « que l’art vidéo cesse d’être un art de réaction face à la télévision ou simplement un transfert des tendances existant dans les arts plastiques (telles que l’art conceptuel, le body art ou le process art), et commence à se forger une identité propre. Émergent des artistes qui ne sont pas des sculpteurs, des photographes ou des peintres intéressés par la vidéo, mais qui sont principalement des vidéastes ou le deviennent10 10 - Michael Rush, op. cit., p.104. ». Corollaire ou coïncidence, s’amorce alors un déplacement important où les préoccupations passent d’un travail sur le signal dont résultent les images11 11 - « Ce qui m’intéresse dans cette image, c’est qu’on part d’une anarchie totale, celle de l’image électronique, qui provient d’un son, c’est-à-dire un amas de fréquences, mais une fois mise en forme, rebalayée et passée par cette trame, l’image s’organise totalement. » Steina Vasulka, extrait d’un échange avec Woody Vasulka à propos d’un travail vidéo intitulé Objects, in Vidéo, Communications n°48, Seuil, 1988, p.261. aux recherches esthétiques sur les images elles-mêmes.

L’aventure québécoise : la vidéo du réel

Alors qu’au Canada anglais et aux États-Unis, la vidéo d’art se développe principalement dès le début des années 1970, la petite histoire de la vidéo québécoise diffère quelque peu de ce schéma. A l’exception de quelques rares essais produits au début des années 1970, la vidéo apparaît comme « un outil d’intervention salutaire et de militantisme fervent dans les mains d’individus et de collectifs visant l’érosion des classes dominantes et l’abolition des valeurs obscurantistes cléricales et bourgeoises. […] C’est l’explosion du cinéma-vérité, de l’enquête sociologique, de la télévision communautaire12 12 - Marie-Michèle Cron « Circonvolutions : écritures, vidéographiques, paroles nomadiques », catalogue édité par Opéra, 1995, p.34. … ». Cette tendance militante n’est pas unique, puisqu’elle s’est développée un peu partout en Amérique du Nord, parallèlement au développement artistique de la vidéo. Ce qui est spécifique, par contre, c’est que cette tendance va dominer et occuper presque totalement tout le champ de la pratique vidéo au Québec jusqu’au début des années 1980 et influer fortement sur l’ensemble du développement de la pratique.

Une autre particularité, qui se retrouve un peu partout au Canada mais avec un ancrage marqué au Québec, est la constitution et le développement dans le champ de l’art, de structures autonomes gérées par les artistes. Adoptant le modèle, les praticiens de la vidéo vont se regrouper au sein de leurs propres structures appelées Centre d’accès, de distribution, de production et (ou) de diffusion de la vidéo indépendante. Toutefois, et à la différence des centres d’artistes autogérés, ils visent avant tout à offrir au public l’accès à « du matériel de tournage ainsi que les services d’une équipe technique et d’un atelier de montage où est appliquée la philosophie d’une liberté la plus totale des auteurs sur le contenu de leurs oeuvres13 13 - Marie-Michèle Cron, loc. cit., p.34. ». Les individus qui s’y regroupent ne le font pas sur la base d’une communauté d’intérêts artistiques mais sur celle d’une liberté d’expression, définie sous le concept de « vidéo indépendante ». Le résultat sera un mixage permanent – encore présent aujourd’hui dans la plupart des centres – des divers intervenants de la vidéo, animateurs sociaux, communicateurs, techniciens, artisans et, par la suite, créateurs et artistes, mixité qui influencera durablement la vision et l’approche de la vidéo. Souvent, il est très difficile de faire la part des choses entre les bandes dites d’art et celles qui affichent néanmoins un haut contenu artistique. Ce qui est affirmé, en revanche, est le caractère indépendant des créations, quels qu’en soient les genres, les styles ou les formes.

C’est peut-être pourquoi au Québec l’art vidéo a tendance à se confondre avec la pratique vidéo en général (autant documentaire que narrative, de fiction que d’art), et qu’elle est restée plus près d’une formulation réaliste et parfois même figurative.

La vidéo se donne des genres

« Manifestement devenues inadéquates, les sous-catégories standards couramment employées pour décrire la vidéo aujourd’hui – vidéo documentaire, narrative, ou le traitement de l’image – n’avaient aucune valeur pertinente à la fin des années 1970. L’artiste Steina Vasulka remarque « Nous savions tous que nos intérêts étaient divers, que la synthèse vidéo ou la vidéo électronique étaient sans commune mesure avec la vidéo de type communautaire, mais nous ne nous estimions pas dans des camps différents. Nous luttions tous ensemble et nous utilisions tous les mêmes instruments14 14 - Marita Sturken, « Les grandes espérances et la construction d’une histoire », Vidéo, Communications n° 48, éditions du Seuil, 1988, p. 131.. » L’affirmation de ces différents genres, et ce dès le début des années 1980, a contribué à poser une distance avec la vidéo comme outil démocratique d’enregistrement de l’image et à opérer une redéfinition de l’art vidéo. Pourtant, et cela est assez paradoxal, la vidéo dite d’art, qu’elle soit narrative ou expérimentale, opère un retour de plus en plus marqué vers le réalisme de la représentation. En outre, elle adopte des modes de diffusion qui se présentent de plus en plus soit sur le modèle de la télévision – programme thématique qui se visionne seul ou en groupe face à un moniteur-, soit sur celui du cinéma – l’équivalent d’un long métrage composé de sketches différents et projeté dans une salle noire. Cette volonté d’affirmation s’accompagne d’une recherche de qualité dans la création des images. Il y a là un désir marqué de concurrencer, du moins par la technique, les productions commerciales de la télévision. Il faut dire qu’à la même époque se développe un courant revendicatif qui vise à convaincre les stations de télévision de télédiffuser les productions indépendantes et, surtout, de payer des redevances aux auteurs15 15 - Depuis les années 1970, un courant s’est développé dans le milieu de la vidéo prônant la lutte pour la diffusion de la vidéo indépendante par les stations de télévision. Au Québec, une même position a prévalu quelque temps, et des expériences de collaboration avec des chaînes ont eu lieu, notamment avec TVS et son émission Kaléidoscope, au début des années 1990. Au Québec, des tentatives ont été faites auprès des télévisions communautaires qui, parfois, se sont montré intéressées, mais sans avancer les argents demandés pour payer les droits de diffusion. À coup sûr, il faut cependant replacer ces interventions dans le contexte de la lutte pour le respect des droits des auteurs. Toutefois, cette position radicale a conduit, au début des années 1990, à refuser toute diffusion des vidéos représentés par un distributeur s’il n’y avait pas de droits payés, et ce même dans un contexte indépendant. Quoique différente, l’expérience de télédiffusion de Vidéaste recherché·e, événement consacré à la relève vidéographique, mérite également d’être mentionnée : Radio-Canada (région de Québec) qui fut un partenaire majeur depuis 1995 et, par la suite, Télé-Québec (en 2000) avaient compris tout le potentiel que représente ce bassin de jeunes réalisateurs. Leur intérêt portait principalement sur les fictions, acceptant malgré tout les bandes dites d’art et expérimentation. Toutefois, des commentaires sur la qualité technique étaient régulièrement émis et lorsque pour la première fois, en 1998, la production primée fut une animation et non une fiction, il y eut quelques réticences à poursuivre le projet. C’est d’ailleurs suite à cela qu’est né le projet « Entrée côté “court” » de Radio-Canada, ne conservant que deux genres : fiction et documentaire..

Multipliant ses genres, la vidéo affiche ouvertement ses emprunts en récupérant les codes et les formes propres à la discipline : vidéo-peinture, vidéo-sculpture, vidéo-portrait, vidéo-poème, vidéo-performance, vidéo-danse, vidéo-théâtre, vidéo-musical, la vidéo explose littéralement et pille sans vergogne les autres médiums. La vidéo s’attaque à tout, s’attache à tout. Elle investit les autres champs artistiques, les pervertit, les phagocyte, en copie les genres et les styles, s’en approprie les formes, en fait les objets de ses traitements. La vidéo est impure, bâtarde, métissée. « C’est en particulier parce que l’art vidéo naît de la télévision qu’il se trouve en situation de reprise, de transformation et de mise en circulation par rapport à tous les autres arts. À chacun il emprunte quelque chose et le lui rend, familier et méconnaissable. L’art vidéo est avant tout un art de passages16 16 - Raymond Bellour et Anne-Marie Duguet, « la question vidéo », Vidéo, Communications n° 48, Seuil, 1988, p. 5.. »

Mais, il ne suffit pas d’adopter les formes et le langage artistiques des autres disciplines pour que l’art opère par effet de transfert; il importe avant tout que la vidéo y applique son propre vocabulaire. Aussi raffinées que soient les technologies utilisées et aussi complexes parfois que soient les trames sonores et visuelles déployées, la vidéo et les objets de sa diffusion (téléviseur, projecteur, écran) ne sont pas de l’art vidéo s’ils ne traitent pas, ne s’attaquent pas ou n’exploitent pas le médium pour lui-même; si, dans ces créations, l’objet est autre que la vidéo. Comme le dit Douglas Davis, en 1978, il faut savoir regarder l’envers de la télévision17 17 - « “Video” is not the issue. The activity that uses video is not for the most part about video. We started, most of us, believing that television was the issue/ennemy, to say nothing of art itself… » (Douglas Davis, « The End of Video: White Vapor », New artists video, E.P. Dutton, 1978, p. 26). ! De la même manière que ce n’est pas le médium mais l’artiste qui fait l’art, ce ne sont ni les genres ni les formes adoptés, mais l’intention et l’approche du médium qui font l’art vidéo18 18 - Considéré comme l’un des vidéastes les plus influents au Québec, Robert Morin s’est toujours refusé à endosser une quelconque pratique de l’art vidéo. Pour lui, comme pour nombre d’autres créateurs, la vidéo n’est qu’un outil, une technique comme une autre, pour exprimer ses idées, ses concepts, et développer ses thématiques. Le vidéo Le dortoir de François Girard, une adaptation de la pièce du même nom créée par Carbone 14, est un bon exemple des questions soulevées ici. Pour les besoins de la vidéo, Girard a fait modifier certains mouvements, certaines scènes de la pièce, ce qui, sans nul doute, a permis d’en faire un vidéo d’une grande qualité artistique. Mais est-ce pour autant de l’art vidéo, au sens d’une recherche sur le médium et ses possibilités expressives d’un sujet donné ? Dans la même veine on retrouve les travaux vidéo de Chris Burden, artiste américain de la performance. Dans une bande célèbre, Shoot (1971), on le voit se tirer une balle dans le bras, devant un public sélect et très restreint. Ce que le public verra de cet « acte performatif » ne sera finalement que sa retransmission par vidéo interposée, qui agit ici comme intermédiaire, comme mémoire pour accréditer la véracité de son acte. Déjà discutable sur le plan de la pratique performative – qui par essence exclut sa répétition théâtralisée – sa diffusion et sa reconnaissance par le biais de la vidéo élimine d’emblée tout usage artistique de la vidéo pour ne laisser place qu’au support. Tout différents sont les vidéos de Peter Campus (Dynamic Field Series, 1971; Three Transitions, 1973), autre artiste de la performance à utiliser la vidéo : « Utilisant ce médium pour créer une métaphore du moi intérieur et du moi extérieur, Campus crée des illusions de transformation : il apparait en train de se poignarder dans le dos, d’effacer la surface de son visage ou de se hisser à travers son propre dos ouvert. » Dans ces cas, il n’y a pas de performance préalable puisque ne pouvant exister sans l’apport des possibilités intrinsèques de la vidéo (Michael Rush, loc. cit., p. 101).. À l’inverse de cette tendance, les autres disciplines intègrent la vidéo dans leurs créations. À la vidéo narrative, documentaire, de fiction et d’art, s’ajoutent de nouveaux genres : danse vidéo, théâtre vidéo, performance vidéo. C’est la grande époque du trans-inter-multi… média, bien que cette pratique de mixité existe depuis la fin des années 1960. Cette intégration de la vidéo aux autres disciplines représente, du point de vue de la vidéo, une tentative de poursuivre les recherches propres à ce médium. d’écoute, pour réinvestir un espace dans lequel ses propriétés peuvent se redéployer : le direct, la surveillance, les rapports entre images et spectateurs, le statut du regard, le point de vue des projections, l’effet de réel et l’expérience du temps. Cependant, comme le souligne encore Anne-Marie Duguet, pour que la performance vidéo, par exemple, dépasse le simple cadre de l’enregistrement de l’action ou de support pour en illustrer l’idée ou le concept, il faut qu’elle se définisse « comme une action dans laquelle existe une relation essentielle entre la présence physique d’un “actant” (peintre, danseur, acteur, etc.) et un dispositif vidéographique19 19 - Anne-Marie Duguet, Vidéo, la mémoire au poing, éditions L’Échappée belle/Hachette littérature, 1981, p.230. ». Il en va de même avec la danse vidéo où la caméra doit pouvoir danser -, et le théâtre vidéo20 20 - Les exemples de cette intégration de la vidéo et de son usage en tant que médium ne sont pas légion. Dans certaines de ses pièces, la danseuse Isabelle Choinière fait appel à l’image vidéo pour retransmettre en direct les mouvements d’une seconde danseuse s’exécutant dans un autre espace. La corrélation qui s’établit entre l’artiste et l’image de la seconde danseuse oblige à regarder l’image non pas tant pour sa représentation que ses qualités de signal et de mouvement qui enclenchent une réaction. Mais plus évident, peut-être, est l’adaptation théâtrale multidisciplinaire Les Bacchantes du défunt Arbo Cyber, théâtre (?) qui a créé une mise en scène dans laquelle l’appareillage vidéo devient un acteur de premier plan. Des caméras étaient confiées à des spectateurs dans la salle afin que ceux-ci filment les comédiens dissimulés derrière la structure. Les images retransmises par les moniteurs disposés face aux spectateurs devenaient ainsi la seule forme visible du jeu, rendu subjectivement par le biais du regard du « porteur de caméra »..

Les effets de mes effets sont mes effets !

« Dans un média fortement dépendant de la technologie, ces changements techniques deviennent en définitive des changements esthétiques. […] l’esthétique en vidéo est irrémédiablement liée à sa technologie, et son évolution a suivi un rythme pareillement accéléré; l’image digitale et le montage rapide à l’image près ont remplacé le temps réel comme styles esthétiques prédominants21 21 - Marita Sturken, loc.cit., p. 128.. » Avec le développement et l’accessibilité des tables de montage et des mélangeurs vidéo et audio, les traitements d’images adoptent souvent une standardisation imposée par les équipements. On retrouve des styles, des effets clairement associés à des machines précises. Ce qui auparavant, avec les effets, correspondait à une recherche syntaxique du langage de la vidéo est devenu une forme de perception normalisée des images électroniques. Certes, les artistes peuvent pousser un média afin d’exprimer quelque chose, mais seulement dans les limites de cette technologie. Le langage adopte des formes convenues qu’on retrouve de plus en plus systématiquement dans les productions de la télévision, là où, l’argent étant disponible, le renouvellement technologique est beaucoup plus rapide et, surtout, son emploi systématisé. « Les trucages électroniques ont largement contribué par exemple au déplacement du statut de l’image vers celui d’objet, au développement de l’activité ludique et manipulatoire, aboutissant le plus souvent à une mise entre parenthèses du sens. Grâce au direct et dès l’invention des premiers synthétiseurs, nous nous sommes familiarisés avec une “image qui répond” immédiatement22 22 - Anne-Marie Duguet, « Dispositifs », Vidéo, Communications n° 48, éditions du Seuil, 1988, p. 240. ».

L’arrivée des systèmes informatiques (Avid, Média 100, Première et Final Cut) ne fait qu’exacerber cette tendance. Devenus la norme dans toute production, ils contribuent à effacer graduellement les frontières entre créations et productions commerciales. Aujourd’hui, la télévision produit et diffuse plus de produits « artistiques » que le milieu de la production indépendante. Alors qu’au départ, les artistes, seuls ou avec l’aide d’ingénieurs, créaient des machines pour manipuler le signal et faire surgir des images (abstraites ou figuratives), ce sont dorénavant les paramètres des systèmes actuels qui imposent leurs configurations non plus au signal mais aux images, et ces mêmes configurations se retrouvent autant dans les salles de montage indépendantes que dans les studios de télévision23 23 - Aujourd’hui, autant des chaînes généralistes (Radio-Canada et Télé-Québec) que spécialisées (Canal D, ArTV, Z, Historia, etc.) diffusent plusieurs fois par heure de courtes bandes de 30 secondes pour annoncer leurs émissions, qui se présentent dans une forme hautement artistique. Certes, ce n’est pas de l’art vidéo; la question ne se pose même pas. Toutefois, il est intéressant de souligner que bon nombre de vidéos issus du milieu de la vidéo d’art présentent les même caractéristiques formelles, sans pour autant y développer un contenu plus substantiel.. A partir de la fin des années 1970, la télévision a systématiquement récupéré les innovations techniques et artistiques des artistes et artisans indépendants. Aujourd’hui, la norme est au montage rapide à l’image près, aux cadres décentrés, à la caméra instable, aux multiples points de vue dans une même image, aux concepts artistiques dans les ouvertures, à la provocation des téléspectateurs, à l’usage de la télésurveillance24 24 - Il est intéressant de constater à quel point l’usage de la « caméra de surveillance » s’est développé à la télévision, donnant des émissions telles que Loft Story et Big Brother, sur la chaine britannique ITV – , qui, tout récemment, a appliqué le même concept à huit catholiques et protestants d’Ulster filmés pendant 5 jours sur une île. Un autre concept développé par les artistes, celui de la « caméra comme confessionnal », devant laquelle le public est invité à se confier (Everyman’s Mobius Strip, installation de Paul Ryan, 1969; Love Tapes de Wendy Clarke, 1981) a été repris par Musique Plus qui invitait les passants à confier de courts messages à une caméra placée à l’extérieur de leurs studios, ceux-ci étant diffusés sans censure sur la chaine. Bien entendu, il faut entendre cette non censure comme une non-intervention dans le message diffusé, ce qui n’exclut pas le rejet pur et simple de ceux jugés, à tort ou à raison, offensants par Musique Plus..

La vidéo live, cette forme hybride de travail de l’image en direct, qu’on retrouve de plus en plus et sous de multiples formes dans le cadre de manifestations culturelles et artistiques, est une autre tentative de sortir la vidéo, de son cadre de diffusion, et d’explorer de nouveaux agencements entre le direct et les éléments composés. Le concept n’est pas nouveau, cette pratique s’étant développée depuis les années 1980 par le mixage « en direct » de sources analogiques. Si les possibilités de l’informatique ajoutent à la texture et au mouvement et décuplent le potentiel de multiplication des images et de rapidité d’exécution – qui donnent ces environnements visuels et sonores si chers à la culture techno -, il resterait à déterminer en quoi la création de ces environnements ajoute au médium. D’autant plus que, bien souvent, sous sa forme multimédiatique, les spectateurs se retrouvent assis, comme dans un concert ou un cinéma, pour entendre et voir ces spectacles où se mélangent le son, l’image et parfois la performance25 25 - Certains artistes ont utilisé cette technique de diffusion en direct pour expérimenter diverses approches de déconstruction du signal vidéo. Je pense ici notamment aux travaux de l’artiste Boris Firquet qui, seul ou au sein de collectifs (El Tractor ou le Grand Orchestre d’Avatar), a dépassé le simple cadre de création d’environnements. L’un des premiers au Québec à avoir expérimenté sur une base régulière ce type de travail, il a articulé ses recherches sur la perception par le biais de l’entrelacement ultra-rapide des images. À l’aide des systèmes informatiques et de logiciels disponibles, il a travaillé à la construction de séquences contenant jusqu’à 180 images à la seconde, soit trois fois le rythme normal. Toutefois, et le problème demeure entier, il est impossible pour l’instant de les diffuser (sur bande ou par projection) hors du système clos de l’ordinateur : la limite du signal électronique, en Amérique, étant le 1/60 seconde..

Je retiens une phrase de Jean-Paul Fargier, qui semble fort appropriée pour parler de ces manipulateurs d’images, qu’on appelle également VJ (pour Video Jockey) : « Où va la vidéo ? Disons d’abord : de là à là. Du magma à l’image. En passant par cette machine qu’on tient dans ses mains, qu’on met devant son oeil. On ne monte que ce que l’on a tourné. On ne truque que ce que l’on a monté. Vérité de base à ne jamais oublier. Sinon vous n’êtes qu’un graphiste26 26 - Jean-Paul Fargier, « Les électrons ont la vie dure », Où va la vidéo ?, loc. cit., p. 4.

Art électronique, art numérique

L’omniprésence de l’informatique dans la production vidéo d’aujourd’hui appelle ce que certains décrivent comme « Une cinématographisation de la vidéo27 27 - Cette dénomination est empruntée à Michael Rush (op. cit., p. 165). Cette cinématographisation n’est pas le seul fait des systèmes de montage numériques. Déjà, la vidéo narrative, avec sa voix hors-champ et ses images qui appartiennent au genre cinématographique et non à la vidéo, avait opéré ce glissement. La plupart des vidéos de Monique Moumblow, Nikki Forest et Nelson Henricks notamment, et ce sans aliéner leur très grande qualité artistique, procèdent de cette tendance. ». Autant par le montage, les effets, que le traitement, nous sommes à la charnière de ces deux médiums entièrement différents, quoique complémentaires. Mais ce qui est plus fondamental dans cette distinction est le changement radical que cette technologie prépare : la réalité virtuelle. Mais là n’est pas notre propos. Cette nouvelle technologie, à des années-lumière de la télévision et de la vidéo, constitue une révolution puisqu’elle ne se contente pas de s’approprier toutes les formes existantes d’arts, de cultures, de moyens de communication, mais la réalité elle-même. Pour l’instant, il est encore difficile de déterminer, dans la vidéo, ce qui déjà n’est plus de l’art électronique et pas encore de l’art numérique, les deux étant trop étroitement entrelacés. L’utilisation des effets par les artistes de la vidéo avait d’abord pour but de s’éloigner du réalisme de la représentation. Aujourd’hui, ces mêmes effets sont la nouvelle représentation de la réalité telle que définie par notre environnement hypermédiatique. Les installations, qui ont d’abord contribué activement à inscrire la vidéo dans le champ de l’art, ont connu un désengagement massif des artistes au profit d’une production importante de monobandes. Récemment, avec le développement et l’accessibilité à des systèmes informatiques performants, l’installation et ses nombreux dérivés, telles les installations performatives interactives, sont à nouveau réinvestis. Toutefois, là encore se profile un déplacement important qui voit l’éclatement de l ‘espace et des références à la réalité être remplacé par une surmultiplication d’images et une recherche excessive de réalisme. « Les installations vidéo ont pour leur part activé la mobilité du point de vue qui n’est plus le seul fait de l’image mais du spectateur aussi bien, engagé nécessairement dans un parcours. […] La conception d’un espace tridimensionnel de synthèse nous propulse aujourd’hui à l’intérieur d’un théâtre virtuel où se trouve stimulée une incroyable mobilité du “regardeur” dans l’espace. Mais si cette exploration qu’euphorise la pratique interactive possède une vitesse, une agilité inconcevables pour le corps humain, elle l’immobilise en retour comme au cinéma28 28 - Anne-Marie Duguet, « Dispositifs », Vidéo, Communications n° 48, Seuil, 1988, p. 240.. » Au début des années 2000, on peut constater un certain retour, particulièrement chez les jeunes, à des pratiques plus rudimentaires de la vidéo : un style de performance dépouillée des années 1970; une absence d’effets numériques; une esthétique volontairement dégradée de l’image. il y a là comme une nostalgie de la pratique vidéo délestée des contraintes technologiques qui s’attache, avant tout, à sa forme expressive. Bien qu’il soit difficile dans la plupart des cas de parler d’art vidéo, s’y exprime toutefois à l’évidence une préoccupation de contrecarrer cette suresthétisation et cette standardisation de la vidéo informatique29 29 - Je pense ici aux documentaires Pandémonium de J.F. Dugas et Lave et brille de F. Perreault, ou encore aux bandes performatives de Yudi Senraj et Pascal Grandmaison/Patrice Duhamel. Plus cinématographiques que vidéographiques, il est possible d’y voir une certaine influence des tendances alternatives au cinéma (Le Dogme) et un rejet des standards de qualité dictés par la télévision. Par contre : les bandes 10, de Philippe Hamelin et Onélie de L’onéli, de Nathalie Bujold, poussent plus loin cette préoccupation en développant des « sujets » qui soit avant tout vidéographiques, en ce sens qu’ils s’articulent en fonction du langage vidéo..

Une suresthétisation de l’image « Les possibilités apparemment infinies et le prix accessible de la vidéo attirent de plus en plus de jeunes artistes qui ont été élevés à une époque de saturation médiatique; elle représente un moyen de participer et de réagir à la médiatisation excessive, mais aussi de communiquer sans peine un message d’ordre personnel30 30 - Michael Rush, loc. cit., p. 113. » Initiés et formés très tôt aux usages des logiciels de traitement d’images, souvent sans histoire en regard des préoccupations sociales et des courants artistiques qui ont traversé le siècle, ils investissent l’image comme les enfants de la communication qu’ils sont, traçant sur leur portable les graphiques et courbes de leur imaginaire hypermédiatisé. L’image est devenue graphique. À cette médiatisation de l’expression correspond une affirmation marquée de l’individualisme. Parler de est devenu plus important que parler avec. Aux discours sur l’image et à l’élaboration d’un langage qui se fonde sur les caractéristiques du médium ont succédés les genres. Les formes propres aux autres disciplines artistiques ont investi les trames du signal : rythmes. couleurs, mouvements et personnages ont rempli l’image. Nous nous attardons au dedans de l’image et non plus à son envers (l’envers de la télévision, comme l’a dit Douglas Davis), ce qui fait naître les images, les fonde, en révèle la nature factice.

Les effets se sont standardisés; le signal est devenu esthétique. L’image vidéo aspire à nouveau au réel de la représentation. Il y a là un enjeu qui soulève la question des frontières entre média et médium, entre technologie et art. Certes, l’art vidéo a cessé d’être une réaction à la télévision qui l’a engendré. Mais ce faisant, il s’en est approché suffisamment pour en brouiller les frontières. Cette réalité que la vidéo, aujourd’hui, tend à reproduire est celle portée par la télévision et, de plus en plus, par l’informatisation de notre société. Cette nouvelle réalité est fictive, illusoire; elle repose avant tout sur un conditionnement de notre manière de percevoir. Il nous faut interroger les signaux qu’on émet. Si, dans les débuts de la vidéo, l’expérimentation tous azimuts des traitements de l’image était en avance sur la télévision, avec le temps, celle-ci a récupéré puis dépassé ce que les artistes ont inventé. Aujourd’hui, il n’y a plus de fuite en avant possible; il ne suffit plus d’émettre des images de plus en plus distendues, mais, au contraire, il faut réinterroger chacune des images que nous émettons pour éviter d’être noyés dans ce monde où tout est image, et réinvestir le médium31 31 - Deux exemples parmi d’autres, Manon Labrecque et Alain Pelletier. Dans ses bandes En deçà du réel et c’t’aujourd’hui que… , l’artiste-performeur Manon Labrecque se met en scène, mais ne se filme pas. Elle écrit avec son corps des scénarios que la mise en scène de la vidéo transforme en images-signal. Elle décortique le mouvement, non pas de son corps, mais de la transmission du signal et de la perception qu’elle engendre. Dans sa bande Die Dyer, l’artiste Alain Pelletier interroge le corps lui-même en tant que matière vidéo graphique, que la vidéo transforme en matériau. Ses traitements vidéos, usant d’effets analogiques simples (le feedback), à l’aide pourtant de techniques de plus en plus sophistiquées, nous laissent voir l’intérieur puis l’extérieur du corps : corps mourant, corps-machine, corps-image, corps-lumière, corps signal. Dans les deux cas, outre les préoccupations personnelles des auteurs, c’est le signal-image qui est au coeur de leurs travaux. Est-il si étonnant que, aujourd’hui encore, ces travaux soient ceux de deux artistes venus d’autres disciplines du corps : la performance et la danse ?.

Pour une poésie de l’électronique

Poser la question de l’art vidéo en la basant sur la spécificité de sa technique et du médium peut considérablement limiter la réflexion plus générale de l’usage artistique de la vidéo. Certains critiques, telles Anne-Marie Duguet et Marita Sturken avancent que c’est une vision formaliste, héritée du modernisme. Toutefois, à l’aube de ce 3e millénaire, alors que nous entrons irrémédiablement dans un monde numérique, que toute vidéo ne peut presque plus se concevoir sans passer par des systèmes informatiques de traitement du son et de l’image, il peut s’avérer fondamental de reposer ces questions du médium et de son langage, non pas tant pour réduire l’art vidéo ou par nostalgie d’un passé récent, mais pour réfléchir au devenir de cet art et, partant, des arts en général face à la technologie. Dans cette vidéosphère, ce monde d’images qui est le nôtre, c’est là un des premiers devoir de tout fabricant d’images. « L’art vidéo poursuit de toute façon un débat interminable et fondamental avec la télévision : parce qu’ils ont la même image et sortent de la même boîte.[…] L’art vidéo est avant tout un art de passage. Il met les arts et une fois de plus l’art même à la question, sans trouver pour autant dans cette mise en cause la certitude d’une identité. Tout cela fait son intérêt, sa richesse, sa valeur de symptôme. Et pousse à le voir avant tout comme question32 32 - Raymond Bellour et Anne-Marie Duguet, « la question vidéo », loc. cit., p. 5.. »

Mais peut-être est-ce une fausse question, les artistes utilisant depuis toujours des supports, des matériaux, des médiums pour exprimer leur vision du monde, proposer un regard personnel sur ce qui fonde leur rapport au monde. La vidéo n’est peutêtre, somme toute, qu’un outil, au même titre que le f, crayon : de son encre, on peut aussi bien tirer un dessin, des mots, que des programmes informatiques.

« L’art vidéo n’a rien à faire avec la mystique des nouvelles images, des images sans caméra. L’art vidéo passe encore par ce petit objet, cette petite fenêtre, cette optique. Il appartient encore au monde du Regard. Même s’il s’agit d’un regard indissociablement couplé avec l’ouïe33 33 - Jean-Paul Fargier, « Les électrons ont la vie dure », Où va la vidéo ?, loc. cit., p. 3.. »

La vidéo est liée à la technologie qui l’a fait naître. Demain, la télévision sera haute-définition et le cinéma, numérique. « Ainsi, il se pourrait bien que les vidéos monocanal et les installations multi-écrans appartiennent bientôt au passé, à moins que les vidéastes ne continuent à utiliser ce médium pour ses qualités intrinsèques, notamment sa capacité à créer un “art du temps réel”, et sachent résister à l’envie d’imiter l’illusionnisme cinématographique34 34 - Michael Rush, op. cit., p.165.. » La question qui demeure est donc de savoir ce qui fondera l’art vidéo lorsque la technologie même qui la sous-tend aura complètement changé, quand la télévision numérique et l’informatique auront récupéré non seulement toutes les formes et les pratiques de l’art vidéo mais le médium lui-même…

Dans l’art, ce sera toujours l’artiste et non le médium qui prévaudra. Les pratiques actuelles, ainsi que les différentes expérimentations opérées au cours du siècle dernier, sont là pour nous le montrer. Poser la question de l’art vidéo n’est pas réduire l’art à son médium. En tant que vidéastes, mais également en tant qu’artistes qui travaillons la vidéo, il importe d’en interroger les multiples usages, de réfléchir aux implications qui en découlent, tant du point de vue technologique que de celui de la perception. Il y a eu, au cours du siècle dernier et à propos de chaque discipline, tant de morts annoncées; loin de moi l’idée de prédire celle de l’art vidéo. Par contre, ce qui risque de changer radicalement, c’est notre manière de percevoir et d’entendre notre monde. Pourrions-nous alors parler plus justement de poésie électronique35 35 - J’emprunte ce terme à Marc Mercier, directeur des Instants vidéo de Manosque, qui écrivait en préambule du programme du 6e Festival international Art vidéo de Casablanca : « J’ai de plus en plus de mal à employer le mot “art” tant celui-ci est aujourd’hui noyé dans un océan de confusion […] Pour désigner plus justement “l’art vidéo”, je préfère parler de “poésie électronique” en ce sens que la poésie est toujours le surgissement d’une parole singulière et forcément désintéressée. » ?

Anne-Marie Duguet, Guy Debord, Jean-Paul Fargier, Marita Sturken, Marshall McLuhan, Paul Virilo, Yves Doyon
Cet article parait également dans le numéro 46 - Un regard sur la vidéo
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