Au départ, elle se présente comme un espace de liberté, puis peu à peu elle se définit par la négative et l’opposition. Cependant, avec un peu de recul, je dirais que la performance est une manière de réfléchir dans l’action. Comme on dit que l’on réfléchit en parlant. Il s’agit d’un médium particulier qui refuse les outils traditionnels et conventionnés et qui pose comme première condition que la vie soit mise en expectative.

Je présume qu’il y a une densité de la pensée, de l’intuition, de l’expérience esthétique qui se condense dans la peinture, dans l’écriture, dans la sculpture ou la danse, etc. De la même manière, la performance est une forme de densification de la pensée qui se joue dans l’acte même. J’ai toujours eu l’impression, surtout lorsque je fais des performances dans des pays non francophones – je travaille alors en utilisant très peu le langage – j’ai toujours eu l’impression « d’agir un dialogue », d’être une forme de réponse à un lieu, où je m’aventure. En l’occurrence la performance serait un dialogue sans texte. Il s’agit d’une réaction à un milieu donné. J’ai travaillé longtemps ainsi sans filet, sans scénario conçu ici et mais réalisé là-bas – pas question même de monter un truc puis de l’adapter, ni de tenir compte des goûts particuliers d’un public hypothétique. Je dis « un dialogue agi » pour bien marquer que je ne suis pas dans une logique théâtrale. Et « agi » parce qu’il n’y a pas de texte dialogué, pas de discours oral. Toutefois cette attitude s’est lentement épuisée. Le risque n’y est plus parce qu’avec le temps j’ai développé des manières de faire, des outils, des accessoires… bref, une idiosyncrasie qui devenait un mode de lecture.

D’autre part, comme en filigrane, bien que ceci ne soit pas manifeste au moment de la réalisation, toutes mes performances marquent un point dans une réflexion sur l’art comme expérience, sur une action qui soit au cœur même du sensible, en toute liberté relativement aux contraintes formalisantes de l’art défini comme « œuvre d’art ». Mes performances ne sont plus dès lors qu’une tentative de réappropriation collective de l’expérience, j’oserais prononcer, esthétique. Dans une démarche qui s’étend sur presque vingt ans, je dirais que ma préoccupation majeure n’est pas la performance, mais la recherche d’une action, d’une intervention qui puisse être un outil d’intégration, une tentative d’inventer une autre fête, de découvrir d’autres rituels qui marqueraient un territoire différent, autre que les territoires circonscrits par l’économie, les frontières, les clans, les races, les formes reconnues par l’histoire de l’art. Comment investir la vie, comment désamorcer ce rapport faussé entre art et non art, comment abolir la dichotomie inventée, comment créer une rupture dans le formalisme artistique et son complice, le système analytique et critique ? La performance est d’abord un arrachement, une exclusion volontaire, une exploration de l’ignorance. C’est là, me semble-t-il sa seule légitimité : prendre le prétexte de l’art pour inventer un espace qui ne plus du domaine de l’art.

Ainsi, vue comme expérimentation des sens, du corps, du sens, de la pensée explosive, la performance est un éveil et une rupture dans le consensus banalisé du réel. Mais installée dans son propre système de monstration et de continuité, la pratique de la performance est paradoxale. Ma performance intitulée L’homme de fer, présentée dans de nombreux pays au début des années 90, s’est attaquée à ce paradoxe : ici, en effet, l’action était directement déterminée par le public. J’y développais une interrelation indissociable ; la non-intervention de l’audience justifiait mon immobilité, son intervention directe entraînait mon déplacement jusqu’à l’expulsion de la salle. Cette performance reposait sur le rapport entre public et artiste et parlait de l’absolu nécessité de comprendre les règles du pouvoir. Depuis, et de manière de plus en plus appuyée, je tente d’explorer ce paradoxe à l’extérieur de la performance par d’autres moyens qui se nomment manœuvre, événements, dérive, projets d’intimité et de rencontre et à l’intérieur de la pratique performative par des hypothèses de disparition.

Hypothèses de disparition

Les « hypothèses de disparition » constituent un concept général issu de la question non résolue de la société du spectacle où tout – incluant l’humain – devient une marchandise. Par un retournement paradoxal – paradoxe, car je demeure toujours tapi derrière – je joue depuis une dizaine d’années avec ce concept. Hypothèse de disparition par confusion sexuelle, par immixtion dans une fou le, par passage derrière un obstacle, par transfert médiatique, par défectuosité technique, par confusion géographique, par disparition pure et simple… Chaque hypothèse, illustrée par une petite action, devient le lieu de disparition de quelque chose et ultimement de moi-même. Un jeu absurde, où le paradoxe n’est jamais épuisé et où chaque action ne produit bien sûr pas du vide, mais tout au plus une légère distorsion dans la notion du spectacle comme délégation de soi. Ces hypothèses de disparition me permettent en quelque sorte de m’abstraire du spectacle tout en le fabriquant.

Mais le paradoxe reste entier, car il faudrait, en toute cohérence, tout faire et n’en rien laisser paraître et surtout refuser de l’inscrire officiellement dans le corpus artistique. Ce qui à prime abord serait une mise en abîme, non pas au sens littéraire, mais au sens propre. S’enfouir dans la face inconnue et non célébrée du corps social, devenir une masse de densité en libre circulation.

Le lieu de la performance et ses conditions objectives de réalisation (événement, festival, en salle, sur la pelouse) ne sont qu’un prétexte de plus dans la construction du loisirs. Le loisirs comme occupation généralisée. Ainsi, pour moi, la performance Objets photogéniques, présentée à Rouyn au mois d’août 2000, se produit véritablement bien avant son exécution, au moment même de son élaboration. Je rencontre chacun des participants, je prends un vidéo, une bière, un joint, on flâne autour d’un objet particulier, on construit une complicité amicale, une situation exceptionnelle qui se condensera en 20 minutes au moment de la réalisation publique. Mais la performance est ici secrète, intime, elle est de fait une hypothèse de disparition. Je ne suis plus qu’un passant qui rencontre des amis et les invite dans une fête particulière pour prendre une photo de groupe.

Dans cette optique la performance n’est encore qu’une manière de disparaître à l’art. C’est le portrait clanique type, cette image classique en cinémascope de quatre ou cinq cents paroissiens bien cordés sur le parvis de l’église le dimanche au sortir de la grand-messe. De fait, je tente toujours d’inventer une situation où je ne me reconnais plus. Dans ces conditions, on comprendra que la notion même de performance est devenue pour moi inconsistante. C’est un mot qui a exsudé sa substance, il est désormais une convention de l’innommable. La performance n’est plus qu’une catégorie instrumentale qu’il faut s’appliquer à ne pas circonscrire.

Alain-Martin Richard, Alain-Martin Richard
Cet article parait également dans le numéro 40 - Performance
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