Offrande au corps commun 

Émilie Olivier
Objet Sculptural I, une performance de Martine Viale à la Galerie La Centrale, Montréal, 26-29 août 2004.

Un corps nu, étendu sur une simple table qu’éclaire une ampoule domestique ; ce corps abandonné, drapé dans un long tissu rouge s’étalant jusqu’à terre ; au-dessus de l’abdomen, une fiole de lait suspendue ; sur le visage, un épais nœud de nerfs animaux, simplement déposé. Voici l’image mise en vitrine, au sens propre, par Martine Viale à la galerie montréalaise La Centrale, ouverte sur la Main, alors en pleine effervescence foraine. Face à cette rue mouvante, en contraste avec elle, l’artiste nous a donné à voir l’immobilité d’un corps devenu objet, exposé pour une heure en un lieu public, et que les spectateurs pouvaient venir observer de près ou bien même oser toucher. 

Par sa métamorphose en objet sculptural, Viale propose ici un travail d’expérimentation de la non-action et de la dés-identification dans une poétique du corps anatomique, universel et commun, alors offert au public, par delà la vitrine, comme espace d’échange et de reconnaissance.

La présence comme lieu de la performance

Déjouant l’attente des spectateurs, la performance de Viale est une proposition d’art-action où pourtant, il ne se passe, a priori, rien. C’est qu’en optant pour l’apparente simplicité d’un acte unique à tenir et à habiter dans le temps, Viale choisit de déplacer subtilement la notion d’action vers celle d’état. Le geste réellement posé, non différé de la performance, devient celui d’une présence absolue au monde, intérieur et extérieur.

Le corps en pause, dis-posé dans l’espace, est alors le lieu d’émergence de cette présence. L’attitude sculpturale prise par l’artiste est une immobilité vivante, organique (mot tellement galvaudé aujourd’hui). L’image, qui n’est pas sans rappeler celle du cadavre, déjoue pourtant l’inertie. Le corps n’est ni mort, ni endormi. Il est en suspension ; ou, plutôt, dans le silence actif d’un mouvement en suspension. Tout comme le mouvement du modèle vivant du sculpteur. Ou, encore, comme celui de cette fiole de lait, qu’un fil, facilement coupé, retient dans sa chute. 

Le mouvement est latent et s’il advient à nouveau, rompant le silence, il crée alors l’événement. À bien y observer, le corps disposé bouge, traversé de mouvements minimaux : une veine se gonfle ; des nerfs tressaillent ; le ventre oscille au rythme de la respiration, – qu’amplifie d’ailleurs la fiole de lait, frôlée à chaque souffle et alors ouvertement mouvante. La vie intérieure affleure et se laisse deviner à qui veut la voir. Parfois, cependant, cette mécanique corporelle, cette activité interne, flux inégal mais continu, provoque un phénomène physique remarquable : par impulsion, un bras se soulève, dévie de son dessin initial. L’activité se fait geste ; le geste, accidentel, provoque l’événement ; l’activité devient, furtivement, action. 

La performeuse sait donc que l’immobilité du corps est une image ambiguë, une illusion d’optique. Car la matière, vivante, revendique sa présence au monde ; l’immobilité totale signerait sa mort. Martine Viale vit, devant les yeux des spectateurs, le conflit entre sa volonté (l’immobilité comme contrainte de départ) et sa matière organique. Ce combat de forces est d’ailleurs le flux qui anime l’image. Plus encore, il permet de la dépasser. L’artiste ne se situe plus dans la représentation, – qui sous-entend une distance entre elle, en tant qu’individu réel, et ce qu’elle donne à voir –, mais dans le vécu pur de l’effort, qui est performance.
Dans un contexte expérimentant la non-action et le non-spectaculaire, cette lutte est, par ailleurs, ce qui crée la tension nécessaire au maintien de l’attention du public. L’effort demande d’être là et vif à ce qui se passe, d’être concentré afin que quelque chose se passe. Il convoque cette énergie, cet état de présence autour duquel se réunissent à la fois les spectateurs et l’artiste solitaire. Il permet aussi que cette heure d’immobilité soit habitée tout au long par une tension, qui, par métonymie, est l’expression de la vie. Acte de présence, concentration, énergie, engagement constituent donc, chez Viale, le noyau de sa performance.

Le corps commun

Selon un autre phénomène de retour, l’artiste demande aussi beaucoup aux spectateurs, dont les réactions face à cette apparente non-action sont diverses et variées : surprise, concentration, inattention, violence ou encore rejet. Alors même que la porte ouverte de La Centrale invitait les spectateurs à approcher ce corps objectivé par le contexte d’exposition, à l’observer de près afin de peut-être en percevoir la vie cachée et même à le toucher si l’envie leur en prenait, beaucoup ne franchirent pas, pourtant, la barrière de la vitrine.

Comment donc Viale, corps-objet d’apparence, peut-elle communiquer profondément avec un public dont la réaction première est celle de l’observation à distance ? Quel est le dialogue possible, alors que ce solo (presque en bocal) nous apparaît en même temps comme l’exposition anatomique et quasi médicale (à laquelle l’amas de nerfs, déposé sur le visage, semble une référence directe) d’un corps figé ? 

La communication relève, plutôt, d’une reconnaissance. Le corps de l’artiste, quasi anonyme, devient ici, dans l’immobilité et la vulnérabilité de l’exposition, un corps commun, universel. Alors même que la pose longue et la concentration qu’elle demande imposent une incroyable technique physique, l’impression rendue est ironiquement celle du corps tel que nous en avons tous, fait de chair, d’os, de sang, d’air et de nerfs, celle aussi d’un corps imparfait, fort et fragile à la fois. Le corps de l’artiste ne s’affiche pas comme l’espace de la virtuosité et du spectaculaire (il s’agit en fait, ici, d’une virtuosité cachée, modeste presque), qui finalement sépareraient sa sphère de celle des spectateurs, mais bien celui de son partage en commun. Le corps anatomique, enveloppe, matière, machine, est bien cet objet paradoxalement vivant que nous possédons a priori de manière universelle et égalitaire. 

Or, ce corps naturel, n’avons-nous pas tendance à le rejeter ? À en avoir peur, à le trouver laid, inconvenant ? Ne sommes-nous pas terrorisés par son fonctionnement, toujours mystérieux, ou bien encore dégoûtés par sa matière ? Ne masquons-nous pas notre anatomie par toutes sortes de fards, de déguisements pour en conjurer notre peur médicale ? Et n’est-ce pas cette peur que Viale essaie de confronter dans son processus, de creuser puis de dépasser dans l’état qu’elle nous donne à ressentir pendant près d’une heure ? Le sentiment d’ambiguïté qui nous habite, entre fascination et terreur du corps humain, est ici rendu non seulement par le travail interne du mouvement minimal mais aussi par toute la mise en contexte visuelle et l’esthétique de l’image : violence du tissu rouge dégoulinant comme une flaque, de l’ampoule nue et crue, de la table évoquant à mesure celle de dissection, des nerfs déjà passés au scalpel, des yeux mi-clos qu’adoucit pourtant le corps déposé, fragile et consentant et qui, jamais, ne nous donne l’impression de souffrir mais bien de vivre, d’être là, comme une offrande.

Émilie Olivier, Martine Viale
Cet article parait également dans le numéro 54 - Dérives
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