Rosemarie Trockel, Less Sauvage than Others, 2007 © Rosemarie Trockel / SODRAC (2007).
photo : Roman Mensing, permission Skulptur Projekte Münster

La ville de Münster, capitale de la Westphalie en Allemagne, présentait cette année la quatrième édition de Skulptur Projekte, une édition dont on peut dire qu’elle se tournait vers l’histoire de la sculpture du 20e siècle et aussi vers l’histoire de l’événement lui-même. Trente ans après avoir vu le jour, ce rendez-vous qui revient aux dix ans continue de diffuser des projets d’art pensés pour les espaces publics et urbains. Cette fois, toujours plus fort du succès des éditions antérieures, l’événement a pleinement conscience d’écrire son récit, lequel ne peut être détaché de la promotion touristique de la ville et de l’entretien de sa réputation internationale. 

Avec les 39 œuvres acquises au cours des éditions précédentes, la ville rappelle qu’elle est faite d’un tissu de signes qui se superposent, constituant en cela la trame de fond pour toutes les autres interventions à venir. Pas de tabula rasa possible donc, pour ce territoire qui, sans équivoque, est identifié à Skulptur Projekte. La ville de Münster est prise d’assaut par les interventions artistiques successives ou permanentes de centaines d’artistes au cours des années, elle qui, inutile de le rappeler, avait décidé de remettre le compteur à zéro en reconstruisant le centre-ville historique après la Seconde Guerre mondiale1 1 - Si Kassel et Münster ont été radicalement détruites durant la Seconde Guerre mondiale, seule la ville de Münster fait modèle aujourd’hui pour avoir reconstitué l’architecture historique. 

Ainsi, le nombre déjà important d’œuvres inscrites dans l’espace public peut expliquer, suppose-t-on, pourquoi l’édition de cette année faisait appel à seulement 34 participants, soit un peu moins de la moitié de l’édition de 1997. À cette cartographie de la ville déjà ­généreusement investie par les pratiques – que, d’ailleurs, la plupart des visiteurs ­découvrent à vélo, moyen de transport privilégié par les résidents de Münster – s’ajoutait cette année un volet muséal qui cherchait justement à dresser le récit historique de l’événement à travers des archives (maquettes, articles de journaux) des trois éditions antérieures. Dans le Landesmuseum, il était donc possible de découvrir les circonstances dans lesquelles Skulptur Projekte a émergé en 1977. 

Hans-Peter Feldmann, WC-Anlage am Domplatz, 2007 © Hans-Peter Feldmann / SODRAC (2007).
photo : Roman Mensing, permission Skulptur Projekte Münster 

Tout commence en 1973, lorsque la Westdeutsche Landesbank fait don à la ville de Münster d’une sculpture cinétique de George Rickey, laquelle, une fois placée dans l’espace public, souleva la controverse. Afin de familiariser les Munsterois avec l’art moderne et d’éviter d’autres rejets de la sorte, le Landesmuseum, sous l’initiative de Klaus Bussman, organisa en 1977 une exposition à vocation pédagogique sur la sculpture du 20e siècle. L’événement fit date surtout à cause de la contribution de Kasper König, originaire de la région mais vivant alors à New York, qui proposa un programme extérieur grâce à la participation de neuf artistes. Avec les œuvres de Carl Andre, Michael Asher, Joseph Beuys, Donald Judd, Richard Long, Bruce Nauman, Ulrich Rückriem et Richard Serra, c’est un art monumental qui domine alors, une sculpture en somme pas toujours pensée en fonction de son contexte d’insertion. Cette préoccupation allait plutôt s’imposer avec l’édition de 1987 qui voguait alors sur la popularité du site specificity, tandis que celle de 1997 prenait la voie de « l’art comme service public 2 2 - C’est le terme employé dans le catalogue de l’édition de 1997. Sculpture Projects in Münster 1997, Klaus Bussman, Kasper König et Florian Matzner (dir.), Verlag Gerd Hatje, 1997, p. 38.». Aujourd’hui, toutes les avenues sont empruntées par les artistes, et les organisateurs ne semblent pas avoir voulu en privilégier une plus que les autres. 

À l’instar des événements de cette nature qui abondent depuis les années 1980, il fallait d’abord se frotter à l’idée de partir à la recherche des œuvres, transformant l’entreprise en une véritable chasse au trésor. Ainsi revenait le problème déjà évoqué par Johanne Lamoureux de la repérabilité des œuvres in situ lorsqu’elles suspendent la frontière entre elles et leur contexte d’insertion, souvent par un jeu de mimétisme3 3 - Johanne Lamoureux, « Camouflage. Autour de Promenades », l’Art insituable. De l’in situ et autres sites, Montréal, Le centre de diffusion 3D, 2001, p. 100-101.. Dans ce registre, l’intervention de Rosemarie Trockel pouvait passer inaperçue, elle qui avait, sur la rive du lac Aasee à Münster, fait planter des ifs taillés. Même si l’élément végétal s’harmonisait avec le contexte naturel du parc, la masse avait toutefois quelque chose de sculptural et de prémédité, laissant voir par une fente judicieusement placée le seul bâtiment élevé se découpant à l’horizon de l’autre côté du lac. La sculpture, on s’en doute, va par la suite se transformer avec le mouvement organique de la croissance des arbres. Plus déroutant était le sentier tracé par Paul Althamer qui, après avoir ­convaincu le marcheur de s’y engager, l’écartait de plus en plus des espaces aménagés pour le faire aboutir nulle part.

Dans la ville, Hans-Peter Feldmann activait aussi des stratégies caméléon se confondant avec son contexte d’intervention en travaillant à la revitalisation de toilettes publiques de la Domplatz, tandis que Pae White avait choisi la vitrine du Café Kleimann, sur la place principale, où ses sculptures de massepain (sur le modèle des tacos vendus par les ­cantines de Los Angeles) se mêlaient trompeusement avec les confections de la boutique qui en fait une spécialité. La vitrine, cet espace de ­convoitise et de consommation par le regard, devenait le théâtre d’une rencontre ­culturelle. L’artiste avait aussi programmé différents carillons de clochers de la ville pour faire entendre des chansons d’amour à différents moments de la journée.

Michael Asher, Caravan, 1997 (gauche) et 2007 (droite). 
photo : Roman Mensing, permission Skulptur Projekte Münster (gauche) et Marie-Ève Charron (droite)

Jeremy Deller a quant à lui tourné son attention du côté des jardins communautaires et de ses occupants, lui qui s’intéresse aux structures sociales et à la vie en collectivité. Il a demandé aux jardiniers de noter leurs observations sur la faune et la flore ainsi que sur leurs méthodes et leur calendrier de récoltes pour une période de dix ans, de sorte que les résultats soient publiés et exposés lors de la prochaine édition de Skulptur Projekte. Tourné vers l’avenir, le projet de Deller est soumis à la continuité de l’événement et dépend de la volonté des jardiniers à espérer le retour d’une autre édition dans dix ans. Ce mouvement prospectif est le pendant obligé de la conscience historique qui se dégageait cette année à Münster.

Parmi les regards tournés vers le passé, il y avait celui de l’Anglais Gustav Metzger avec Aequivalentz – Shattered Stones, qui évoquait les bombardements qui ont secoué la ville lors de la Seconde Guerre mondiale. Chaque jour durant l’événement, il déplaçait un tas de pierres tandis qu’au même moment à Coventry, la première cible anglaise des bombardiers allemands, s’accumulait un nombre équivalent de pierres. Voulant aussi déplacer les vestiges d’une autre époque et de son régime, cette fois communiste, Deimantas Narkevicius projetait de faire transporter à Münster l’immense buste de Karl Marx situé à Chemnitz en Allemagne. Devant les refus essuyés auprès de l’autorité municipale, l’artiste lithuanien a plutôt montré une vidéo qui relatait l’époque du régime soviétique, ramenant à l’avant une pratique de la sculpture publique monumentale de facture réaliste socialiste. 

Si Metzger et Narkevicius tiraient les ficelles d’un art public ancré sur des épisodes historiques et sur une redéfinition du monument comme sculpture paradoxalement transitoire, le Belge Guillaume Bijl a simulé une fouille archéologique mettant à jour un clocher d’église ayant une parenté avec les sept autres déjà présents dans la ville. L’installation près du lac Aasee montre le clocher minutieusement excavé, l’image projetant alors l’idée d’un passé dont on ne voit qu’une pointe et qu’il faudrait encore déterrer. Le Square Depression de Bruce Nauman découlait quant à lui de sa propre histoire. Le projet de pyramide inversée (2,3 mètres sous terre) remonte à l’édition de 1977, mais finalement n’a été réalisé que cette année grâce à l’approbation des autorités du bâtiment universitaire près duquel il a trouvé place.

Guy Ben-Ner, I’d give it to you if I could, but I borrowed it, 2007.
photo : Roman Mensing, permission Skulptur Projekte Münster

L’autre participation à avoir sa source en 1977 est celle de Michael Asher avec sa caravane mobile, qu’il ramène d’ailleurs d’édition en édition. D’un événement à l’autre, il promène sa caravane selon le calendrier et les emplacements choisis lors de la première édition. Avec le temps, le ­manège révèle les transformations de la ville qui voit notamment certaines zones possibles désormais plus disponibles. Loin de lasser, le projet trouve ­effectivement sa pertinence dans la répétition et dans le retour sur les mêmes espaces. Pour Asher, la ville s’expérimente par les ­déplacements, qu’ils soient physiques ou temporels, à travers cette unité mobile, mais toujours semblable, qu’est la caravane. Réglé sur la progression de ­l’événement et sur les aires de disponibilité de la ville, le projet dépend constamment de son contexte d’intervention, lequel ne se réduit pas à un seul lieu mais est inexorablement différé, partiel. Le Roman de Münster de Dominique Gonzalez-Foerster, propose, lui, une version miniature et concentrée dans un même espace de différentes interventions artistiques réalisées au cours des éditions. À proximité de La Promenade – la ceinture verte piétonne et cycliste qui se trouve sur les anciennes fortifications de la ville –, l’ensemble de sculptures, copies des originales réduites à 25%, décline différentes stratégies empruntées par les artistes, condense pour le regard une sorte de panorama narratif des Skulptur Projektes.

Ces miniatures réunies semblaient vouloir narguer les visiteurs en leur rappelant que les originaux étaient dispersés dans la ville et qu’il fallait multiplier les déplacements pour les voir, à moins de se ­contenter de leur réplique. Le projet de Guy Ben-Ner en rajoutait en ce sens en ­exigeant des visiteurs qu’ils s’assoient sur un vélo, cette fois stationnaire, pour actionner en pédalant la diffusion d’une vidéo. La peine en valait le coup, car la vidéo, emblématique de celles auxquelles l’artiste israélien nous a habitués, montrait avec humour une scène dans un musée d’art moderne où l’artiste et ses deux enfants fabriquent un vélo à partir d’un Duchamp, d’un Tinguely, d’un Beuys et d’un Picasso. Dans la vidéo, cette histoire remontée avec les pièces-clés de la sculpture du 20e siècle s’emboîte ensuite dans celle du Münster Skulptur Projekte que les personnages découvrent grâce au vélo fraîchement bricolé. Pour son intelligente façon de rassembler les références à l’histoire de la sculpture et à l’histoire de l’événement, cette œuvre est de loin la plus réussie d’une édition qui, sans nostalgie, aura montré qu’un ancrage dans l’histoire peut être une source de création pouvant critiquer et honorer le legs du passé. Gage d’avenir ? C’est à souhaiter.

Guy Ben Ner, Hans-Peter Feldmann, Marie-Ève Charron, Michael Asher, Rosemarie Trockel
Cet article parait également dans le numéro 62 - Peur II
Découvrir

Suggestions de lecture