Never Lopez, « United Nations Office », Pretendahar, 2007.
photo : permission de l’artiste | courtesy of the artist

La culture nerveuse

La « culture nerveuse » du Canada correspond à son mandat politique face au terrorisme, qui démarque ce pays de la « culture paranoïaque », présente notamment aux États-Unis et en Grande-Bretagne. L’armée canadienne opère principalement à titre de force de maintien de la paix, à l’opposé de la politique interventionniste des forces armées ­américaines et britanniques, servant surtout à établir des frontières entre les nations.

La culture paranoïaque correspond à une sensibilité postérieure aux attentats du 11 septembre 2001, découlant du changement radical et de la réorganisation subséquente des réseaux de communication, ­économiques, de surveillance, de sécurité et de transport à l’échelle mondiale. Ces transformations n’ont pas seulement donné lieu à la ­décision des États-Unis et de la Grande-Bretagne d’envahir l’Iraq, mais se situent à l’intérieur d’une logique plus globale de contrôle économique et social dont l’invasion de l’Iraq est la composante la plus visible. La culture paranoïaque se nourrit de la peur intériorisée d’un ennemi inconnu et non identifiable, soit une économie psychologique qui se manifeste dans l’anxiété collective entourant la « cellule dormante ». Cette nouvelle formation terroriste est définie par son objectif visant à aller au-delà de la seule intégration dans le tissu du quotidien. La cellule dormante ­repositionne le paradigme terroriste en devenant un membre apprécié de la communauté. Camoufler des opérations derrière une implication reconnue pousse l’ensemble de la société à s’interroger, lorsque la ­cellule s’active, sur les systèmes les plus élémentaires de construction de ­rapports et de ses hiérarchies sociales. 

Le caractère unique des attentats du 11 septembre 2001 réside dans le fait que ceux-ci ont établi une culture paranoïaque mondiale, dans laquelle la peur du non identifiable circule, à partir des États-Unis, jusqu’en plusieurs endroits à travers le monde. Puisque la ­politique ­étrangère canadienne n’a pas recours à son complexe industriel ­militaire pour imposer des frontières extérieures par la force, la culture ­sociopolitique canadienne est nerveuse et non paranoïaque. Par ­exemple, l’attitude gouvernementale en ce qui a trait à la médiatisation de ses camps d’entraînement traduit davantage de laissez-faire qu’en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. 

Never Lopez, « Market #2 »Pretendahar, 2007.
photos : permission de l’artiste | courtesy of the artist

Le « camp d’entraînement » comporte des connotations de lieu ­clandestin d’éducation terroriste. Les versions occidentales de ­l’entraînement militaire en matière de techniques anti-terroristes sont également soustraites à l’attention et à la spéculation médiatiques, lorsque situées aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Au Canada, l’ouverture des camps témoigne de sa culture nerveuse, affichant ses ­préoccupations sans dissimuler les tactiques employées pour y faire face.

Tout en participant au réseau économique et militaire du ­nouvel ordre créé par les attentats du 11 septembre 2001, le Canada n’en demeure pas moins en périphérie par rapport à la menace directe, en raison de ses stratégies de politique extérieure telles que la promotion de la ­diplomatie, plutôt que l’action militaire en Iraq. Dans le cadre de ses relations internationales, le Canada ne canalise pas l’anxiété dans la ­paranoïa ; au contraire, il observe tacitement, en tant que témoin ­nerveux de la lutte. 

Une architecture nerveuse

Pretendahar de Never Lopez est une série de photographies ­documentant le Centre canadien d’entraînement intérieur aux ­opérations en zone urbaine, situé près de Toronto, qui « prépare » les troupes ­canadiennes à combattre efficacement dans les ­environnements urbains en Afghanistan. Ce lieu d’entraînement, situé dans un hangar à avions, se compose d’un camp de réfugiés, d’un centre communautaire et d’un bidonville, organisés selon une grille cellulaire apparentée à celle d’un bureau à cloisons.

Les photographies présentent une série d’espaces « nerveux » ; les systèmes de ventilation et la structure du hangar constituent la majeure partie des images de l’installation. Ces prises de vue de Pretendahar font état d’un espace viscéral doté d’une structure nerveuse soutenant un système cellulaire à l’intérieur.

Ce genre d’organisation spatiale rappelle l’analyse par Foucault du panoptique de Bentham (1785), dans laquelle il affirme que l’espace cellulaire de la prison permettait une réhabilitation efficace par la surveillance et la répétition. Cette notion de surveillance cellulaire est conservée à Pretendahar, qui est divisé comme une ville en forme de grille ; elle structure les techniques disciplinaires afférentes de l’armée canadienne.

Never Lopez, Pretendahar, 2007.
photo : permission de l’artiste | courtesy of the artist 

Dans son commentaire sur les tactiques d’entraînement à Pretendahar, publié dans le National Post de Toronto, un officier ­mentionne que ce camp produit de la « mémoire muscle ». Cette tactique, élaborée par répétition, est corroborée par le paradigme spatial  du corps martial. Toutefois, la spatialité de Pretendahar court-circuite la grille nerveuse et le muscle. L’information transmise ne semble pas produire une copie conforme et cohérente de la spatialité du Moyen-Orient. Plutôt qu’une reproduction de l’Autre, il s’agit d’une projection de la structure du moi occidental, à l’opposé de l’Institut du Monde arabe conçu par Jean Nouvel à Paris, avec son revêtement composé de 240 ouvertures ­contrôlées par un moteur pour réagir à la lumière du soleil.

Pretendahar suppose simplement que l’Autre prolonge les constructions spatiales du moi. Son architecture parvient à composer avec les tactiques occidentales de guérilla, mais ne semble pas convenir à la structure sensible à l’espace, changeante et nomade, de la guerre en Afghanistan et en Iraq.

Lopez montre la spatialité cellulaire du camp d’entraînement, le chaos simulé au milieu de l’architecture à cloisons, rappelant les suites d’une fête de bureau occidentale qui aurait mal tourné, tout en essayant d’imiter l’aspect de Kandahar. Le hangar est structuré par la logique ­cartésienne, avec les grilles des systèmes électrique, de climatisation, de surveillance et de gicleurs. Cet équipement de vie irréel, absent de Kandahar, se manifeste à petite échelle, puisque l’ameublement de bureau et la propagande anti-canadienne peinte sur les murs parodient l’espace au lieu de définir l’expérience sociale afghane. Avec sa ­formation basée sur le modèle cellulaire et la structure logistique provenant de l’univers de la télé-réalité, Pretendahar prépare à une expérience ­irréalisable.

Le corps nerveux

Tandis que l’espace cellulaire dirige le mouvement, les soldats existent en tant qu’anticorps simulés, circulant dans les passages artériels de Pretendahar, tentant de localiser les éléments qui affaiblissent le ­système tout en faisant figure de corps étrangers. Pareils aux ­passagers du film The Fantastic Voyage, réalisé en 1966 et portant sur un groupe de savants qui voyagent à l’intérieur du corps d’un diplomate blessé dans l’intention de le soigner, les soldats voyagent dans le corps fictif de Pretendahar pour tenter de localiser les menaces simulées contre sa structure. The Fantastic Voyage est dominé par la logique de la guerre froide, qui suppose l’identification de l’ennemi ; à Pretendahar, ce concept n’est pas si simple. Dans ce cas-ci, la logique postule un réseau fictif permettant de situer un ennemi désincarné à l’intérieur du corps social, par la friction de la désinformation.

Au point culminant de Fantastic Voyage, après l’opération, les savants miniaturisés sortent du corps et reprennent leur taille ­normale grâce à un procédé scientifique. Le but de Pretendahar est de sortir du corps du hangar, au moment où les soldats auront la confiance, ­l’expérience et les connaissances nécessaires pour opérer sans le ­système de soutien de la surveillance et la sécurité de l’environnement simulé. Une fois qu’il a reçu son baptême de feu à Pretendahar, le soldat est censé se dépouiller de la peau nerveuse qu’il a développée en ­prévision de son évolution dans des environnements urbains hostiles.

Le caractère scientifique et condensé des photographies austères de Lopez dévoile l’environnement au repos, sans la présence des corps, et donc privé de son dynamisme. Ce système sans corps compromet le processus de création artistique dans les photographies de Lopez. Pretendahar propose des documents qui ressemblent étrangement à des installations d’art contemporain, offrant une vision saisissante de la culture militaire lorsqu’elle imite l’art. Étant donné que les groupes de réflexion de la défense israélienne citent actuellement les mêmes théoriciens (Debord, Virilio, Deleuze et Guattari) que plusieurs artistes contemporains, il s’est développé une inquiétude au sujet du positionnement sociopolitique. 

À titre de producteurs et commentateurs culturels, nous devrions nous inquiéter du fait que Never Lopez dresse le tableau d’ensemble de l’entraînement militaire par le biais de la photographie, qu’il l’agrandit et le ré-expose pour que le spectateur en soit témoin. Ces photographies documentent l’arrivée d’une nouvelle ère d’incertitude. Au moment où les stratégies de production culturelle sont utilisées comme tactiques martiales, elles nous forcent à revoir nos « règles d’engagement » ­personnelles face au quotidien d’une culture nerveuse, c’est-à-dire un réseau social dont les systèmes de défense philosophiques traditionnellement cultivés sont en voie d’être récupérés et re-territorialisés par le complexe militaire, industriel et culturel. 

[Traduit de l’anglais par Denis Lessard]

Andrew Hennlich, Never Lopez, Toby Heys
Cet article parait également dans le numéro 65 - Fragile
Découvrir

Suggestions de lecture