Shu Yong, Chinese Myth - Dragon and Phoenix Makes Lucky, 2008.
photo  : permission | courtesy Galerie Urs Meile, Beijing-Lucerne

Que sont les théories des médias, si ce n’est des propositions visant à expliquer le ­comment et le par quoi du lien entre différents ­existants au sein d’un éther commun ?

– Peter Sloterdijk

La bulle comme média évolutionnaire ?

Né en 1974 à Xupu, dans la province du Hunan, Shu Yong a ­développé une pratique artistique fortement médiatique (et médiatisée) ­fondée sur l’interaction directe avec le public. Lui-même propriétaire d’une agence de publicité, il prend la société chinoise comme ­laboratoire, ­opérant parfois à travers des événements sociaux, parfois encore ­directement à partir des médias de masse, dans ce qu’il qualifie lui-même, dans la foulée de Beuys, de « sculpture sociale ». Si le ­rapprochement avec ­l’œuvre de Beuys est passablement ­présomptueux (Yong est très loin d’un « concept élargi de l’art » à la Beuys ou de la recherche d’une ­troisième voie entre communisme et capitalisme1 1 - Voir à ce sujet Joseph Beuys, Qu’est-ce que l’art ?, l’Arche, Paris, 1992. ), on peut tout de même dire pour sa défense qu’il semble être effectivement ­sensible aux processus sociaux de « feutrage calorifique évolutionnaire » chers au maître de Krefeld. Yong en effet travaille depuis quelques années déjà à partir d’une intuition forte de ce que Bachelard appelait ­l’intimité de la ­rondeur, et qui s’exprime dans ses plus ­récentes œuvres par une figure omniprésente : la bulle. Dans sa série de peintures à l’huile ­intitulée Mythes chinois (2007-2008), par exemple, Yong ­revisite la mythologie de la Chine ancienne dans une atmosphère colorée et ­féerique où des personnages mythiques apparaissent au milieu de bulles de savon. C’est encore les bulles de savon qui sont à l’honneur dans le projet ­photographique et performatif intitulé Bulles au bureau (2000-2006), à l’occasion duquel Yong s’est pointé dans les bureaux de centaines de riches entrepreneurs du delta de la rivière des perles (région du Guangdong) pour y souffler des bulles de savon, ­provoquant des réactions de surprise, et parfois aussi de colère. Entre les arcanes ­mythologiques de la Chine antique et l’extrême vivacité de la vie entrepreneuriale d’une région qu’on appelle à juste titre « l’atelier du monde » (la production économique pour l’année 2009 pourrait y dépasser les 512,1 milliards de dollars américains), les bulles de Yong semblent déréaliser le monde, pour le faire entrer dans un continuum spatio-temporel évanescent ; elles forment une sorte de supraconducteur éthérique pour un monde qui s’unifie en se volatilisant. On pourrait dire que la bulle est à Yong ce que la graisse est à Beuys : une expression plastique du social en bruine (non-condensé), un quasi-corps transindividuel – un média ? Notons qu’en mandarin, le mot « média » a été traduit par 첵竟, meiti, qui signifie littéralement « l’entremetteur des corps ». D’une certaine façon, l’œuvre de Yong s’emploie à interroger l’élément médiatique, au confluent de l’organique et de l’incorporel.

En regard des dénonciations d’usage concernant le contrôle médiatique en Chine, l’œuvre de Yong offre l’occasion de ­renverser la perspective communément adoptée en Occident lorsqu’il s’agit de traiter du mediascape chinois. Nous nous proposons dans cet article d’interroger cette œuvre à partir de la théorie des médias ­développée par Peter Sloterdijk. Dans les trois volumes de sa ­trilogie des ­sphères, intitulés respectivement Bulles, Globes et Écumes, Sloterdijk aborde le fait social humain dans une perspective ­immunologique, c’est‑à‑dire, dans une perspective où la clôture d’un certain intérieur est la ­condition de possibilité de toute ouverture2 2 - « Le concept de fermeture autopoïétique doit être compris comme ­l’organisation récursivement fermée d’un système ouvert […] la nouvelle vision postule la ­fermeture comme condition de l’ouverture. » Niklas Luhmann, L’autopoïèse des systèmes sociaux, cité dans Roberto Esposito, Immunitas. Protezione e nagazione della vita, Einaudi, Turin, 2002, p. 56.

Incidemment, la Chine joue une part non négligeable dans le développement de cette ­pensée chez Sloterdijk. Sa théorie des médias, par exemple, ­participe de ce qu’il qualifie lui-même d’une renaissance asiatique : « un élément chinois s’y mêle en de fines pulsations, une musique fœtale des ­sphères à peine perceptible se fait entendre3 3 - Peter Sloterdijk, La mobilisation infinie, Seuil, Paris, 2000, p. 17.… » ; et dans son ­magnifique Bulles, Sloterdijk dit d’autre part s’inspirer de ce qu’il appelle le « continuum chinois » – « jusqu’au seuil de notre siècle, la Chine n’était-elle pas un monstrueux exercice artistique sur le thème « exister dans un espace sans extérieur en s’emmurant soi-même4 4 - Peter Sloterdijk, Sphères, Tome I : Bulles, Fayard, Paris, 2002, p. 68. ? » Avec Yong, l’occasion est belle de se demander, entre censure ­gouvernementale et pratiques médiatiques hypermodernes : Comment la Chine actuelle fait-elle corps ?  

Shu Yong, Bubble Woman I et détail, 2006. 
photo : permission | courtesy Galerie Urs Meile, Beijing-Lucerne

Biopouvoir plastique et avantage mammaire

Pour Sloterdijk, le social est un continuum psycho-politique. C’est sur cette base qu’il cherche à produire une théorie générale de l’espace public adaptée à une ère de complète médiatisation. Il développe à cet effet une ontologie des flux médiatiques qu’il appelle « théorie des sphères ». Les sphères se définissent comme « des lieux de la résonance inter-animale dans lesquels la manière dont les créatures vivantes sont ensemble se transforme en un pouvoir plastique5 5 - Ibid., p. 42. . » Sloterdijk qualifie souvent les sphères humaines de « serres érotico-esthétiques » afin de marquer leur rôle de production d’intérieurs confortables et propices à la croissance. Dans la perspective sphérique, la situation humaine est en effet issue d’une « évolution autoplastique luxuriante » ; et sur un mode résolument jubilatoire, Sloterdijk ne peut s’empêcher de noter que suite aux conditions favorables qui ont pu régner dans les serres humaines, « l’homme est en route vers la beauté6 6 - Peter Sloterdijk, La domestication de l’être, Mille et une nuits, Paris, 2000, p. 54.. » Sloterdijk donnera l’exemple de l’avènement des visages humains, lesquels, dit-il, se sont « hissés les uns les autres hors de la silhouette animale, par une simple contemplation réciproque », avant de conclure qu’« avec le commerce des visages entre les mères et les enfants dans le champ de transition entre l’animal et l’humain, débute la véritable opération de chirurgie plastique chez l’être humain7 7 - Op. cit., Sphères, p. 180,187.. » 

La luxuriance sphérique et ses effets anthropogénétiques (productrice d’humains) ne s’arrête évidemment pas au visage ; si le royaume sphérique est bien celui où l’on fait bonne chère, c’est aussi le lieu d’élection – et de sélection – de la formosa, de la forme ronde et belle. C’est dans ce contexte que j’aimerais interroger ce qui ­constitue sans doute la série d’œuvres la plus connue de Shu Yong à ce jour, ­intitulée « la femme-bulle » (2007). Cette série de sculptures présente une paire de seins soufflés qui atteignent des dimensions gigantesques (1,8 mètre de diamètre), portés ou plutôt reliés à une femme de la taille d’une poupée Barbie. Selon l’angle à partir duquel on considère les sculptures et la posture dans laquelle se trouve la figurine, la poitrine apparaît comme une extension corporelle volontairement projetée vers l’avant, tel l’assaut d’une arme de séduction massive ; à d’autres occasions, la quasi-autonomie de ces globes monstrueux fait l’effet inverse, et on a l’impression d’une pauvre femme tenue en suspension, rivée à ses trop lourds boulets. Quoiqu’il en soit, ces improbables globes mammaires obnubilent pour un temps le spectateur, et ce n’est qu’après coup qu’on en vient à se questionner sur le rôle de la figurine féminine, reléguée en arrière-plan.  

Jusqu’à tout récemment, il était encore possible de voir sur les ondes télévisuelles chinoises des publicités qui, à toute heure du jour, faisaient la promotion des implants mammaires. Yong s’est d’ailleurs dit fasciné par ces images où « une poitrine plate se transforme peu à peu en une poitrine ronde et pleine, comme si on soufflait des ­ballons8 8 - Kitty Bu, Bigger is not better for China « breast » sculptor [en ligne : http ://uk.reuters.com/].. » Dans une société où le marché du travail est extrêmement compétitif et où l’image de la femme occidentale tend à s’imposer comme modèle de prestige et de beauté, la ­chirurgie plastique est souvent considérée comme un moyen d’augmenter son ­employabilité. Les autorités chinoises estiment qu’environ 2,4 ­milliards de dollars sont dépensés annuellement en chirurgie ­plastique en Chine, ce qui équivaut à plus d’un million d’opérations. Outre ­l’augmentation mammaire, le débridage des yeux et l’accentuation de l’arête nasale ­constituent des opérations simples et peu coûteuses qui sont ­également fort populaires au sein de la population. En posant la ­question : « de quelle grosseur voulez-vous votre poitrine ? » (nom d’une des expositions où il a présenté cette œuvre), Yong dit ­vouloir valoriser l’appréciation des courbes naturelles et plus discrètes, ­apanage de la plupart des chinoises.  

Shu Yong, Chinese Myth – Boy and Girl Attendants of Fairies-Kylin Gives Son, 2008.
photos : permission | courtesy Galerie Urs Meile, Beijing-Lucerne

媒体 (meiti) ou le corps-média chinois

Ce n’est certes pas un hasard si c’est le plus médiatique des artistes contemporains chinois qui en est venu à thématiser la situation unique de ces excroissances plastiques. Dans l’optique d’une théorie forte des médias, les poitrines démesurées de Yong apparaissent comme des objets à la fois quasi autonomes et intrinsèquement ­relationnels – le 女nü comme élément médiatique pur ? Yong poursuit dans son œuvre une intuition qui travaille sourdement dans le concept même de média en chinois et qui nous amène au-delà de la valeur civique et morale qu’il attribue à son intervention sculpturale. Il semble être parvenu à ­thématiser plus ou moins explicitement cette intuition dans une ­exposition récente, où il a agi à titre de commissaire et qui a été présentée au musée d’art contemporain DUOLUN de Shanghai en avril 2008 : 身体媒体 shenti meiti, Bodymedia9 9 - Notons que l’expression corps-média en chinois est presque un pléonasme : le premier caractère, 身shen, veut dire corps (vivant), tandis qu’un autre caractère qui signifie corps-substance, 体 ti, revient à deux reprises.

L’intuition du corps-média chez Yong est marquée d’une ­profonde ambivalence, qui recoupe celle qui affecte le rapport entre im-­munité et com-munauté. Dans le texte Bodymedia sur lequel s’ouvre le catalogue de l’exposition, Yong se fait l’apôtre d’une ­libération des potentiels corporels par l’entremise des médias. Après avoir affirmé que « depuis les débuts de la civilisation humaine, le corps n’a jamais acquis une réelle liberté » et que les médias sont des « outils publics », Yong poursuit en déclarant : « La raison pour laquelle nous faisons clairement la promotion de l’idée que le corps est un média est d’amener les individus et les groupes à faire un ­nouvel usage du concept de média, et à mettre l’accent sur une nouvelle pensée du corps. […] Quand le corps sera radicalement développé en tant que ressource culturelle et spirituelle, le pouvoir du corps se révélera10 10 - Shu Yong (éd.), Bodymedia, Tang Contemporary Art, Beijing, 2008. Toutes les ­citations de Shu Yong qui suivent proviennent de ce catalogue. . » (Je souligne.)

J’aurais pour ma part tendance à lire dans cet extrait la ­tentative d’exprimer quelque chose comme une puissance corporelle de ­résistance et d’interruption des flux mass-médiatiques. J’imagine que c’est ce que Yong cherche à dire lorsqu’il annonce un peu plus loin la « venue d’une ère du médium personnel » (个人媒体). Cependant, cette interprétation a le désavantage d’aller à l’encontre du caractère éminemment mass-médiatique de sa pratique artistique. La solution à l’énigme se trouve peut-être dans cette affirmation pour le moins étrange et aux forts relents de langue de bois sur laquelle se conclut le texte : « Nous croyons que le média personnel deviendra un média mature coexistant harmonieusement avec toute sorte d’autres médias matures dans le futur. » Pour démêler un tant soit peu ce charabia, il faut savoir que lorsqu’un film ou une œuvre est censurée en Chine, on dit souvent qu’elle n’était pas encore assez « mature » pour être partagée publiquement. Pour ce qui est de « l’harmonie », c’est, on s’en doute, le mot d’ordre du gouvernement de Hu Jintao et un signifiant-maître qui traverse toute la tradition chinoise.

Peut-être Yong cherche-t-il seulement à brouiller les pistes et à assurer ses arrières afin d’éviter le blâme des censeurs. Mais peut-être aussi que dans cette confusion apparente, il faille lire les signes d’une volonté de puissance nationale qui constitue, à ne pas en douter, la tonalité fondamentale de la vie chinoise des dernières années, et avec laquelle Yong, de par la nature même de son travail, ne peut qu’avoir une profonde affinité. Personnellement, je tends à privilégier cette deuxième option, surtout lorsqu’on considère l’une de ses dernières séries de performances publiques intitulée L’hymne national. Un jour, alors qu’il se rendit dans une église chrétienne, Yong fut ­soudainement saisi par la puissance des chants religieux qu’il y entendit. « Une fois ritualisée et popularisée, cette chose si simple a une puissance et un effet incroyables. » C’est ainsi qu’il commença à organiser des ­performances collectives dans lesquelles il ne s’agit, ni plus ni moins, que de chanter l’hymne national chinois. « Plusieurs d’entre nous n’avons pas eu la chance de chanter l’hymne national depuis que nous avons quitté l’école […] Je souhaite faire de la ­cérémonie de l’hymne national un rituel quotidien et le faire ­apparaître continuellement dans des environnements vivants. » Il n’est sans doute pas inopportun de souligner que Shu Yong avait déjà dit souhaiter que l’acte de souffler des bulles de savon devienne un rituel collectif, c’est-à-dire « une action qui purifie l’âme et bâtit la foi ». On se perd en conjectures pour commenter l’extraordinaire ­candeur avec laquelle Shu Yong conçoit son rôle d’artiste entremetteur des corps dans le bubblescape féérico-national chinois11 11 - Aux dernières nouvelles, le 28 décembre 2008, Shu Yong et plusieurs centaines de convives vêtus de toges rouges ont chanté l’hymne national durant un mariage qui a eu lieu à Beijing. L’histoire ne dit pas s’il a lui-même présidé la cérémonie.

Erik Bordeleau, Shu Yong
Cet article parait également dans le numéro 66 - Disparition
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