Barbara Kruger, The Globe Shrinks, Mary Boone Gallery, New York, 2010.
photo : permission | courtesy Mary Boone Gallery, New York
« Quand la théorie échoue, l’art gagne du terrain. » N’est-ce pas le message que l’industrie de la culture nous envoie à tous ? En 2010, Barbara Kruger exposait l’installation vidéo The Globe Shrinks chez Mary Boone (Chelsea), qui présentait des épisodes d’un inventaire de la vie quotidienne, vécu et créé en collaboration avec de purs étrangers. Proposés comme des clichés de peu d’importance liés entre eux au hasard, ces épisodes banals invitent à l’extrapolation. Par le passé, l’opposition était claire entre la fragmentation et la totalité, alors qu’elle est aujourd’hui plus ambiguë. Ces fragments se voient accorder un sens élargi qu’on peut qualifier de « totalité en miniature » – le modèle infantile du tout. On peut interpréter ce symptôme comme un évitement de l’âge adulte1 1  - Dans The Globe Shrinks, on note une préférence marquée pour la déconstruction à petite échelle, plutôt que pour la critique systémique.. Tel que l’exprime Ilya Kabakov : « La personne qui se sent comme un enfant peut échapper aux canons et aux limites de l’être, à l’intérieur desquels on lui assigne une place, pour ainsi dire. Elle développe une attitude complètement différente par rapport à la réalité. Celle-ci est perçue comme un vol, même si en réalité, elle n’est pas limitée par qui que ce soit et est disponible en quantité illimitée. C’est un espace dépourvu de dimensions : il peut être comprimé, mais il peut aussi être élargi. Ces attitudes (ou critères) sont le point de départ d’une perspective de bonheur total et d’enfance éternelle2 2  - Un extrait de ma conversation avec Kabakov dans « Parallels Leben oder Leben im Kanon », Neue Bildende Kunst, décembre 1998, p. 60-64. [Trad. libre]. »

Le Christ exhortait ainsi ses disciples : « Laissez les enfants venir à moi ; ne les empêchez pas, car le Royaume de Dieu est à ceux qui sont comme eux. En vérité, je vous le déclare, qui n’accueille pas le Royaume de Dieu comme un enfant n’y entrera pas. » La perception de soi comme un éternel enfant (un phénomène démontrant la similitude des tradi­tions soviétiques non seulement avec le christianisme, mais aussi avec le bouddhisme zen) remonte à une époque où le fardeau de l’âge adulte incombait à la bureaucratie gouvernementale. Tous croyaient que la seule classe privilégiée en URSS était celle des enfants. Par conséquent, la perte de tels privilèges (de classe), anticipée par l’« inconscient collectif », avait pour effet de ralentir le rythme de la maturation. Il se produit quelque chose de similaire dans le monde actuel de l’art, avec cette différence que le rôle des adultes est assumé par les conservateurs de musée, les commissaires d’exposition, les critiques et les marchands d’art. Il semble que, si la personnalité créatrice correspond à celle de l’enfant terrible3 3 - En français dans le texte original. [Note du traducteur], le fait d’entrer en rapport professionnel avec une telle personne équivaut à s’engager dans l’exploitation du travail des enfants, et donc à de violer des normes morales et légales. Voilà pourquoi les rapports enfant-adulte ne vont généralement pas au-delà de l’« économie symbolique » : on attend du premier qu’il soit appliqué et sage, en échange de cadeaux et d’éloges de la part du second. Tel est généralement le « mélange imposé » de l’infantilisme socioculturel. Néanmoins, les désagréments qui pèsent sur l’enfance permanente sont largement compensés par les avantages acquis grâce au renoncement à la responsabilité sociale.

La vision infantile de la réalité est conservatrice et, dans une certaine mesure, réactionnaire, surtout lorsqu’elle est véhiculée par des adultes. En rapport avec ceci, on peut introduire l’expression « terrorooptique » (pour paraphraser le philosophe Mikhail Ryklin). Après tout, l’enfant est à la fois un prince et un pauvre, un souverain et un vas­sal, un persécuteur et un persécuté. Le modèle infantile de la subjectivité repose sur la présomption de la complétude du monde, sur une croyance en la totalité et en la continuité de l’être, tout en représentant un exemple d’égo­centrisme agressif. À la suite de Lacan, on peut affirmer que les réactions agressives sont « les modes caractéristiques de l’instance du moi dans le dialogue4 4 - Jacques Lacan, Écrits 1, Nouvelle édition, Paris, Seuil, 1999, p. 108. », et que « l’agressivité est la tendance corrélative d’un mode d’identification que nous appelons narcissique5 5 - Ibid., p. 109. ».  D’où le désir naïf d’accidents combinés avec la perception carnavalesque (festive) des actes de violence : la conviction que « même mourir est bon, si le monde entier nous observe » illustre le mieux ceci. Transposée dans le langage des problèmes urbains, l’immaturité correspond au ghetto, dont la contribution culturelle n’est rien d’autre que le kitsch (contrairement à l’opinion de Greenberg, ce n’est pas l’avant-garde). Ceux qui sont sortis du ghetto se sont souvent avérés les plus zélés chiens de garde des conventions et de l’orthodoxie, les puissances angéliques chargées de protéger le pouvoir autoritaire. 

Malgré leur proximité chronologique, les contextes de l’enfance et de la jeunesse ne sont pas rapprochés sur le plan métonymique : contrairement aux enfants, les jeunes ne sont pas à l’aise dans la position du spectateur fasciné par le conflit et l’unité des contraires. Ils sont caractérisés par l’altruisme social, la rébellion et une intolérance envers tout ce qui est in­vesti de prérogatives « paternelles ». Par ailleurs, le geste iconoclaste ne convient pas à l’enfance (l’enfance éternelle, stagnante), pour laquelle l’inertie et un goût pour une vision apocalyptique du monde sont « appropriés » – tandis que la jeunesse est enflammée par un désir de changer l’ordre existant des choses. Autrement dit, les jeunes et la jeunesse sont absents du monde actuel, où l’enfance et l’âge adulte demeurent les principales niches psychosociales.

Parfois, la compartimentation des points de vue et des principes qui caractérise les échanges verbaux ne s’applique pas à la parole écrite qui, comme on le sait, ne peut être effacée. Voilà pourquoi les règles et les règlements émis par les autorités sont peu réjouissants. Le passage de l’enfance à l’âge adulte se produit en un rien de temps, comme si cela confirmait le fait que la chose imprimée est un facteur de maturation. 

Barbara Kruger, The Globe Shrinks (image fixe | still image), 2010.
photo : permission | courtesy Mary Boone Gallery, New York

Dans l’espace du discours collectif, on se sent comme Gulliver parmi les Lilliputiens. Le vocabulaire enfantin s’exprime dans la bouche des adultes par des suffixes diminutifs, des emprunts, des imitations et des répétitions. « La répétition est la mère de l’apprentissage », comme dit le truisme bien connu, importé de la pratique scholastique de mémorisation des paroles des grands hommes, des slogans et des textes littéraires. Si l’on poursuit sur le sujet de l’emprunt, de l’imitation et de la répétition comme attributs des manières d’écolier et de l’infantilisme, il faut mentionner le postmodernisme, dont ils sont les concepts clés. Indépendamment des frontières, tout « ordre du spectacle » existant actuellement à l’échelle mondiale peut être envisagé comme un jeu de similitudes et de différences entre l’infantilisme postmoderne et sa tran­scendance (le paradigme de la jeunesse). 

Dans « Post-Autonomous Art6 6 - Voir Victor Tupitsyn, The Museological Unconscious, chapitre 12,Cambridge (Massachusetts), MIT Press, 2009. », j’ai écrit sur l’effet de la « fractionnalité », sur la perception programmée qui fait réagir exclusivement par rapport à des fractions de phénomènes, d’événements et d’expériences – à un régime de pensées, de scénarios et de récits tronqués. Autrement dit, il n’existe pas de « nombres entiers », seulement des nombres « fractionnaires » (c’est-à-dire des substituts qui illustrent la partialité à laquelle les médias de masse nous ont habitués. N’est-ce pas la raison pour laquelle nous nous trouvons dans la situation d’observer actions et événements par une fente, comme si le monde entier pouvait passer par une si petite ouverture ?). Jusqu’à un certain point, la fractionnalité est une sorte de dispositif pornographique. Structurellement, les actualités et les publicités télévisées ne diffèrent pas tellement des peep-shows. En gros, les musées essaient de faire la même chose, c’est-à-dire qu’ils adoptent la technique médiatique mentionnée plus haut – la technique de manipulation des fragments (comprendre : des miniatures) pour leur conférer une impression fausse (ou exagérée) d’universalité. L’expansion vers l’universalité ou sa « construction » à partir de fragments (c.-à-d., la construction du tout à partir de miniatures) n’a rien de nouveau, pas plus que la fractionnalité. La nouveauté de la situation réside dans son caractère extrême. 

Bien installées au musée, les œuvres d’art commencent à ressembler aux reliques des saints martyrs (des moignons et des doigts) exposées en guise de traité de Versailles avec la fractionnalité, traité pour lequel nous payons chèrement, avec un sens aigu de la totalité, avec le désir de discerner, dans la partie, le portrait global de ce qui se passe. La nature fracturée de cette totalité illusoire est nivelée par la technologie : les coutures et les vides deviennent invisibles. Chaque objet partiel apparaît devant nous sous forme médiatisée, en ce sens que la partialité n’est pas présentée comme une qualité innée de la réalité, mais comme le prétexte à une revendication à propos du rétablissement de la complétude perdue ou promise de l’image. Autrement dit, le fractionnel est perçu comme un « anticipant » de la totalité, comme la preuve de sa présence « incontestée » dans l’espace médiatique. 

Pour expliquer comment l’effet de la fractionnalité se manifeste dans le contexte du musée, citons une exposition d’art exemplaire accompagnée d’une multitude de textes (sur les murs) et de titres qui ont du mordant, à travers lesquels on peut voir les formes (fractions) à peine visibles des questions et des discours, tout comme on entrevoit le filigrane des billets de banque. En regardant de plus près, on s’aperçoit que ce n’est rien de plus qu’une ruse médiatique basée sur une « intention imaginative » du spectateur porté vers (ou incité à) l’extrapolation. Par exemple, sont sujettes à l’extrapolation les fractions qui déterminent le lien de parenté entre les discours annoncés à l’entrée de l’exposition et les éléments éclectiques exposés à l’intérieur. Le même argument peut s’appliquer à d’autres phénomènes fractionnaires (objets, concepts et idées partiels), dont la nature éphémère est le meilleur prétexte possible pour l’extrapolation médiatique. D’une part, la notion de fractionnalité s’applique à tout ce qui intéresse le prétendu « champ élargi » (selon la terminologie de Rosalind Krauss). D’autre part, il existe différents modes de fractionnalité : si les médias ont investi de très petites unités depuis maintenant plusieurs années, les musées n’ont « réussi » à atteindre ce but que très récemment. 

En raison des effets médiatiques décrits plus haut, les expositions d’art contemporain ont progressivement perdu leur statut d’événements esthétiques autonomes. Qui plus est, les projets des commissaires d’exposition ne sont plus orientés vers l’art du commissariat, vers la représentation de mondes autonomes (autonomes, non pas au sens qu’ils sont détachés de la société ou de la réalité, mais au sens qu’ils sont indépendants de la Kulturindustrie et des médias). Ni les expositions, ni les œuvres présentées ne tentent plus de revendiquer une valeur artistique indépendante (de peur qu’elles soient accusées de mauvais ton7 7 - En français dans le texte original. [Note du traducteur]). Dans la plupart des cas, elles se composent de détritus jetés de manière à susciter de multiples associations chez les spectateurs, à être sujets à l’extrapolation et au contact avec des choses qui existent vraisemblablement sous une forme « complète » quelque part en dehors des frontières du monde de l’art. En conséquence, l’exposition n’est plus accomplie au musée, mais dans les vides entre les publicités et les bulletins de nouvelles. À propos, le mot « détritus » n’est pas utilisé ici d’une manière dénigrante, mais pour amplifier le potentiel indiciel des signes-objets présentés dans les expositions collectives axées sur les médias.

L’hypocrisie du slogan « Appuyez nos troupes » suggère une comparaison avec les stylos à bille. Le processus sans cesse renouvelé d’utilisation de ces outils jetables est lié à la notion de parthénogenèse, en ce sens que le groupe épuisé (les morts) est immédiatement remplacé par une nouvelle génération. Tel est, à ce qu’on nous en dit, le bilan qui résume les rapports entre « l’informel » et « l’universel ». Pour conclure, rappelons le malheur qui est arrivé au premier ministre italien Silvio Berlusconi en décembre 2009, lorsque quelqu’un lui a lancé une sculpture miniature au visage. Que l’on soit pour ou contre ce geste, on se demande si la miniature a survécu à l’accident. 

[Traduit de l’anglais par Denis Lessard]

Mary Boone, Victor Tupitsyn
Cet article parait également dans le numéro 70 - Miniature
Découvrir

Suggestions de lecture